« Le discours anti-européen séduit de plus en plus de Turcs de l’étranger »

« Le discours anti-européen séduit de plus en plus de Turcs de l’étranger »

Christoph Ramm, enseignant à l’Institut des sciences islamiques de Berne, analyse les relations entre la Turquie et sa diaspora.




Le Temps : Quels sont les relais d’influence du gouvernement turc en Suisse ?
Christoph Ramm: Les médias turcs contrôlés par l’Etat représentent le principal canal avec les Turcs de l’étranger. A côté de cela, plusieurs organisations incarnent le «soft power» du parti au pouvoir, l’AKP. La plus importante, l’UETD, a été fondée à Cologne à l’origine en 2004 par des immigrés issus de la classe moyenne supérieure, dans le but de promouvoir l’intégration de la Turquie en Europe auprès de la diaspora.

A l’origine, l’UETD est une organisation qui regroupe des individus éduqués de la classe moyenne, des entrepreneurs à succès, qui partageaient l’objectif d’améliorer les conditions des immigrés turcs en Europe. Avec la radicalisation de l’AKP, leur discours s’est durci. D’une rhétorique pro-européenne, ils sont passés à un discours nationaliste.

– Quel rôle joue la Diyanet ?
– La Fondation islamique turque pour la Suisse (TISS) sert aussi de relais pour le pouvoir.
C’est la filiale, en Suisse, de la Présidence des affaires religieuses (Diyanet), organe étatique créé à l’origine par Atatürk pour contrôler les institutions religieuses.
La Diyanet se charge d’envoyer dans les mosquées des imams formés en Turquie.
En tant que garante de la diffusion d’un islam turc sunnite et modéré, elle a longtemps été appréciée des pouvoirs européens. Maintenant qu’elle est perçue comme un instrument de contrôle d’un Etat autoritaire, sa présence est source de tensions.

– Ces organisations espionnent-elles pour le compte de la Turquie ?
– Les pressions relayées ici visent avant tout à générer un climat de peur, reflet de celui qui règne en Turquie.
Mais il ne faut pas y voir forcément l’intervention directe d’Ankara. La propagande est le fait de pro-Erdogan convaincus, qui imitent la rhétorique extrêmement agressive de l’AKP.
La Turquie a une longue histoire de surveillance de la diaspora.
Mais le MIT, le service de renseignement turc, dispose de ses propres réseaux.

– Quelle influence a eu la campagne pour le référendum sur la diaspora en Suisse ?
– On assiste à une très forte polarisation de la communauté turque dans tous les pays européens, et en Suisse aussi. Cette polarisation est non seulement politique, mais aussi confessionnelle ou ethnique, entre Turcs et Kurdes.
Les divisions se sont approfondies depuis le putsch manqué de juillet 2016.
Contrairement à l’Allemagne, où vivent 3 millions habitants d’origine turque (dont 1,5 million de citoyens turcs qui ont le droit de vote), la Suisse, jusqu’ici, ne s’intéressait pas autant aux thèmes liés à la politique turque.
Cette fois, c’est différent. L’activisme intensif de tous les partis turcs, pas seulement l’AKP, sur le territoire suisse, mais aussi l’escalade que l’on observe en Turquie avec les invectives du président turc contre les puissances européennes rendent la campagne beaucoup plus électrique.

– En quoi attiser les tensions sert-il les intérêts d’Erdogan ?
– Gagner les voix de la diaspora a toujours été important, ça l’est encore davantage au vu du résultat serré qui s’annonce pour ce référendum. L’escalade verbale à laquelle on a assisté durant la campagne reflète aussi la nervosité du pouvoir turc, pour qui la bataille est loin d’être gagnée. Chaque voix compte et, pour susciter l’adhésion, l’AKP tente de faire vibrer la fibre nationaliste des électeurs de l’étranger.
Erdogan utilise la déception de nombreux Turcs établis à l’étranger à l’égard des Etats européens qui n’ont pas voulu de l’entrée de la Turquie dans l’UE. Sa rhétorique anti-européenne, qui consiste à dire que la Turquie doit cesser de se faire dicter son comportement par des voisins ingrats, trouve une oreille sensible auprès de la diaspora.

– Les craintes de représailles de Turcs établis à l’étranger sont-elles fondées ?
– Les Turcs de la diaspora redoutent de créer des ennuis à leurs familles sur place s’ils se montrent trop critiques envers le gouvernement, ou de rencontrer des problèmes pour retourner dans leur pays. Le fait de posséder un autre passeport ne protège pas les Turcs en Turquie, comme le montre l’exemple récent du journaliste Deniz Yücel, le correspondant de «Die Welt» emprisonné à Istanbul pour «propagande terroriste et incitation à la haine».

Les partisans d’Erdogan, de leur côté, ont beaucoup de peine à comprendre pourquoi leur président est si critiqué dans leur pays d’accueil. Ils ne vivent pas eux-mêmes la répression en cours en Turquie et sont convaincus qu’elle a lieu pour de bonnes raisons, au nom de la lutte contre le terrorisme.
De loin, ils ont tendance à idéaliser la situation.



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