Jeunesse, exclusion et mutations sociales. ...

Jeunesse, exclusion et mutations sociales.


Colloque « Intégration et exclusion : Quelle société pour le 21ème siècle « 

Faculté des Lettres

 RESUMÉ


Les problèmes posés par la jeunesse sont-ils davantage tributaires des changements socio-culturels, des facteurs économiques ou des échanges liées à la mondialisation ? 
Ils dépendent certainement de tous ces facteurs à la fois. 
Cependant, lorsqu’on connaît le poids de la tradition, l’importance des croyances et pratiques culturelles dans les sociétés maghrébines, on peut légitimement s’interroger sur la place qu’il convient d’accorder aux spécificités culturelles.
Le rôle qui est traditionnellement dévolu aux spécificités se trouve déplacé lorsqu’il s’agit de la jeunesse. Celle-ci bouleverse les données habituelles. Ses spécificités sont davantage le fait de son époque que celles de sa société. Les jeunes reprennent  des identités, mouvantes et flexibles, qui signent davantage leur appartenance à un groupe qu’à une région. Ils témoignent ainsi à leur manière des mutations sociales, des mouvements migratoires et des bouleversements que connaît le monde moderne.
En cela, ils interrogent d’une manière nouvelle les questions liées au spécifique et à l’universel.
Ils bouleversent et refondent la tradition.

Introduction


La majorité de la population marocaine est jeune. Peu importent les chiffres ou la tranche d’âge. L’âge de la jeunesse varie selon les milieux et les époques ! C’est dire l’importance qu’il convient d’accorder à cette période de la vie pour tout ce qui concerne les mutations sociales, culturelles, économiques, politiques et religieuses. Parlant des jeunes et de l’exclusion, je veux montrer qu’ils sont révélateurs de problèmes qui se posent aux autres âges au sein de la société.
Dans le Maghreb actuel, l’adolescent est confronté à de multiples choix : tradition ou modernitéculture maghrébine ou culture européennestatut d’enfant ou statut d’adulte.
Quels choix se présentent aujourd’hui pour l’adolescent dans une société arabo-musulmane s’il ne veut pas être marginalisé ?
Comment aider les jeunes à bien vivre leur adolescence et à être autonomes en tenant compte des tabous sociaux ?
La société n’a pas toujours la réaction appropriée face à cette période de recherche d’affirmation et d’indépendance : nombre de sujets tabous, manque de dialogue et autoritarisme ne permettent pas à la transition que représente cet âge de se faire ou même d’exister. On comprend l’hésitation et le tiraillement que peuvent vivre les jeunes entre la réalité vécue et la norme que l’on tente de leur imposer. La jeunesse est à la recherche d’idéaux et de modèles.
Au Maroc comme en France, les parents sont fortement interpellés pour accepter cette phase de latence qui suit l’enfance. Leurs propres souvenirs de cette période de la vie peuvent être réactivés. Pour l’adolescent, devenir acteur de sa vie passe souvent par une confrontation avec les parents : étape nécessaire pour affronter des défis, mettre en acte ses inquiétudes et ses incertitudes.
Au Maghreb, comme en Europe, l’adolescence est un problème moderne. Autrefois l’enfant passait brutalement de l’enfance à l’âge adulte. L’émergence de ce concept est multifactorielle : elle relève de raisons économiques, sociales, culturelles, sociologiques, biologiques et psychologiques. Elle a partie liée avec la diversité des milieux socioculturels, éducatifs, familiaux ou scolaires. L’adolescence impose de réfléchir au champ social.
Au Maghreb plus qu’en Europe, l’adolescence, par ses crises et ses paradoxes, constitue un moment révélateur de questions essentielles : l’émergence de l’individu, la remise en question de l’autorité parentale, la transformation des rapports sociaux. Plus qu’en Europe, ces questions bouleversent le champ social et constituent une véritable mutation des valeurs et de la tradition.
Je parlerai d’abord de la « définition de la jeunesse », telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui dans notre société, j’évoquerai ensuite les formes de l’exclusion, en partant des symptômes et de la pathologie puisqu’elles constituent le socle de notre spécialité ; nous éviterons ainsi les considérations sociologisantes, voire psychologisantes. Je finirai enfin par les questions touchant aux identités et aux identifications avant de conclure sur les notions relatives au spécifique et à l’universel.

Qu’est ce que la jeunesse ?

Le détour par la langue est aujourd’hui indispensable.
Abdelfettah Kilito[1] nous rappelle que l’équivalent arabe de l’adolescence est le mot Mourahaqa. Mais ce mot, nous ne l’employons jamais dans nos discours, en arabe dialectal. Quotidiennement, c’est un mot qui manque. « Est-ce que la notion d’adolescence elle-même manque si le mot manque ? », se demande-t-il. Même dans le discours écrit, le mot mourahaqa est moins employé qu’un autre mot, irhâq, qui possède la même racine et qui signifie : épuisement, surmenage. Y aurait-il un rapport entre  le concept de mourahaqa, celui d’adolescence et le surmenage ?
« N’y aurait-il pas chez nous d’adolescence ? En effet, brusquement, dans  certains milieux, l’enfant est propulsé, au sortir de l’enfance, dans le monde des hommes. « C’est peut-être aussi un moment redoutable parce que l’enfant devient brusquement un homme, il est traité comme un homme, du moins le garçon. » Que dit-on au garçon : Daba, anta rajl : « à présent, tu es un homme ». « On ne dit pas de phrase équivalente à la fille », remarque subtilement Abdelfettah Kilito. Cette interpellation, « à présent tu es un homme »,  peut être reçue par l’adolescent de façon terrible parce qu’elle pourrait signifier : « à présent il faut que tu travailles, que tu t’occupes de toi-même ». Certes, ces faits ont changé récemment dans certains milieux, où certains enfants ont la chance de passer de l’enfance à l’adolescence avant d’atteindre l’âge adulte. « Donc, l’adolescence chez nous est un luxe dans certains milieux, un luxe qui n’est pas à la portée de tout le monde », conclut-il.
Venons-en maintenant à ce mot mourahaqa et à la recherche menée par Abdelfettah Kilito sur sa généalogie.
Ce mot mourahiq ou mourahaqa existe dans les dictionnaires anciens. Dans le plus célèbre d’entre eux, Lisân al-Arab, « La langue des Arabes », l’adolescent, le mourahiq est âgé de dix à onze ans, autrement dit c’est un pré-adolescent, puisqu’aujourd’hui, on situe l’adolescence entre 14 et 18 ans. C’est donc à cet âge que se prépare la mutation, le passage de l’enfance au boulough.
Quel est l’âge du boulough? Quinze ans selon les rites saffihite, hanafite et hanbalite, dix-huit ans selon le malikite. En fait, il  convient de distinguer les notions de boulough, puberté qui ne donne pas forcément la majorité et rouchoud, majorité qui se situe à l’âge  de 21 ans selon l’ère hégirienne.
A quel moment le mot mourahaqa est-il devenu un concept désignant la même réalité que le concept d’adolescence ? Il faut se reporter à la littérature arabe moderne qui a commencé au XIXème siècle : l’enfance et l’adolescence font leur entrée dans la littérature arabe avec l’autobiographie.
Mais « la grande conquête dans le monde arabe », selon Abdelfettah Kilito, est que « l’enfance et l’adolescence sont devenues objets de discours, objets de narration, alors qu’autrefois on n’en parlait guère, sinon dans le domaine du fiqh[2], de la jurisprudence. En effet, alors qu’on n’en parlait guère autrefois, aujourd’hui elles sont prises en charge aussi bien par le discours littéraire que par des disciplines comme la psychologie et la sociologie. En ce sens, l’adolescence est une notion moderne en tant que concept de réflexion sur les sciences humaines, mais non en tant qu’expérience vécue.

Les formes de l’exclusion

Les prises de risques

Plus qu’à tout autre âge de la vie, l’adolescent est attiré par le risque, il l’idéalise même et défie son entourage, son contexte social et son époque en prenant des risques. Il cherche tout à la fois à être autonome et à créer de nouveaux liens. En cela il n’hésite pas à remettre en question les valeurs de la tradition.
Ce qui caractérise les conduites à risque chez l’adolescent, c’est bien le fait qu’elles possèdent un caractère rituel, identificatoire au groupe et qu’elles ont un rôle initiatique, intégratif : l’adolescent doit prendre des risques pour que le groupe le reconnaisse. La conduite à risque est ici socialisée car il n’y a pas de reprise sociale du passage adolescent
Conduite à risque, prise de risque, actions dangereuses, menaces destructrices, agressivité, violences, révoltes… La notion de risque semble être aujourd’hui inhérente aux sociétés contemporaines. Néanmoins l’aspect pathologique de ces troubles peut se définir, rappelons-le, par l’engagement délibéré et répétitif dans la conduite à risque, portant atteinte à l’intégrité physique, psychique et sociale du sujet.

La menace dépressive

Il semble bien que la menace la plus importante de l’adolescence est la menace dépressive[3]. Elle renferme un ensemble de situations à risque vécues par les adolescents. Derrière une certitude affichée parfois se cache une grande incertitude, témoin de l’impuissance qu’ils ressentent face à la vie
La menace dépressive peut se manifester sous des formes assez différentes :
– Attaque sur son propre corps : conduites d’automutilation explicites adolescents qui multiplient les accidents de la route, d’autos, de mobylettes.
– Troubles alimentaires graves et actuellement, on voit dans les consultations, une augmentation importante des anorexies mentales ou des conduites de boulimie, qui mettent ces adolescents en face de situations très impressionnantes.
–  comportements toxicomaniaques graves.
Au Maroc, traditionnellement, le kif est très bien toléré et chacun se souvient bien qu’autrefois, le fumeur de kif dans les villes anciennes était un homme comme les autres qui fumait paisiblement son sebsi, au vu et au su de tout le monde. Dans certains cafés, ont voyait deux ou trois personnes qui, prenant quelques feuilles de cannabis, fumaient paisiblement cette sorte de calumet de la paix. Ce tableau est en voie de disparition. De nos jours, le cannabis est utilisé surtout sous forme de joint. Il y avait même d’ailleurs des chansons qui vantaient les effets de la prise de la drogue douce. Mais la société marocaine a beaucoup changé.
– Une place particulière doit être réservée aux conduites ordaliques. Au Maroc il est fréquent de laisser le sort décider des choses : le hasard et plus encore les croyances prennent ici toute leur place.
– On peut également observer des conduites d’effondrement scolaire. On voit des adolescents qui expriment un désintérêt, une grande lassitude, une grande fatigue, une difficulté à penser, qui manifesteront une forme comparable aux dépressions plus ou moins graves que l’on rencontre chez l’adulte.
– L’attaque sur son corps la plus manifeste, c’est la tentative de suicide. On sait que le nombre de tentatives de suicide a augmenté. Le contexte économique n’est pas absent de ce phénomène, mais ce n’est pas le seul facteur. En effet, nous voyons de plus en plus d’adolescents dont on sait combien l’identification du père, dans la transmission à la fois de l’histoire familiale et de l’image de soi, de ce qu’il a comme tâche de devenir, peut être problématique.

Enfants des rues

Plus que toute autre période de la vie, l’adolescence incarne les contradictions, les mutations et les crises sociales que traverse une société.
La situation de ceux qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les « enfants des rues » montre à quel point l’adolescence est avant tout un symptôme social.
Il est très difficile de dissocier une subjectivité individuelle d’une position collective. « Les mutations liées à l’adolescence sont exacerbées par le vécu-rue et fragilisent d’une matière extrême ces jeunes », souligne Najat M’jid, présidente de « Bayti[4] ».
La rue est-elle un non-lieu pour les enfants ou est-elle un lieu ? Il y a fort à croire que la rue pour ces adolescents est un lieu. Faut-il dès lors leur créer des espaces protégés, les mettre dans des centres, leur trouver une activité ou simplement les écouter, dialoguer avec eux et leur permettre de s’exprimer ? Il faut certainement allier ces deux modes de réponse.
La rue devient un espace tantôt de travail, tantôt de fugue pour ces jeunes démunis, rejetés mais néanmoins actifs dans leur fugue. Fugue à la recherche d’un autre monde, d’un ordre nouveau, de nouvelles interrogations sur le sens de la  responsabilité de l’adulte, des parents, de la société. Les passants éprouvent une gène, voire une culpabilité en les voyant. Qui sont les jeunes qui sont dans la rue ? Enfants de parents pauvres qui les poussent à aller chercher du travail et les contraignent à ne pas rentrer à la maison s’ils doivent rentrer les mains vides. Parents violents, parents malades, parents toxicomanes. Parents eux-mêmes hors-la-loi, parents conflictuels dans le couple. Parents ne pouvant même pas être responsables d’eux-mêmes. C’est bien souvent un ensemble complexe de facteurs qui poussent ces enfants à vivre dans la rue et à y trouver refuge et parfois une plus grande quiétude que le domicile parental, quand il existe. Les risques et les symptômes sont nombreux. Citons les plus marquants.

–       Troubles du comportement avec perte de repères temporo-spaciaux, absence de référence à la loi. La violence devient une norme.
–       Toxicomanie : différentes drogues allant du cannabis aux  médicaments  psychotropes sont utilisées mais c’est sans doute la colle, appelée tchamkir  qui est le plus souvent  consommée.
–       Une sexualité marginale : viols, prostitution, maladies sexuellement transmissibles  fréquentes.
–       Un retard de croissance
–       Une réinsertion très difficile : l’adolescent se montre réfractaire à la réintégration familiale. Il se sent coupable de n’avoir pas été une source de revenus. La réintégration professionnelle est rendue difficile par les contraintes du groupe, les règles et les astreintes.
S’agit-il d’une conduite à risque du moment que les enfants n’ont pas le choix et que cette conduite n’est pas une liberté mais une contrainte imposée par des raisons économiques ? Non, dans ce cas. Oui, quand la fugue se répète et lorsque l’adolescent se montre actif dans son parcours. En outre, dans un certain nombre de cas, la question de la dépression est à rechercher, soit du fait que la conduite à risque est la conséquence d’une dépression, soit parce qu’elle masque la dépression.
On se retrouve pleinement dans le paradoxe entre l’enfant immature et l’adulte violent. La rue a fait de ces enfants des adultes n’ayant pas connu la transition de l’adolescence. Des jeunes qui ne sont ni des enfants, ni des adultes mais les deux à la fois, des êtres fragiles et violents, des êtres soumis et dépendants mais cherchant  néanmoins affirmer  une grande autonomie.
L’adolescent de la rue est évité par les jeunes et utilisé par les adultes. Il peut se comporter comme un parrain, mimant des attitudes mafieuses.
Les adolescents (âges de 15 à 18 ans) vivant dans les rues représentent une réelle urgence en raison de la délinquance, l’exploitation économique et sexuelle des plus jeunes, la  violence accrue avec auto-mutilations, les rixes à l’arme blanche, les actes antisociaux conduisant à l’emprisonnement, les facteurs favorisant la migration clandestine.
Ces jeunes interrogent le social et en révèlent les défaillances. Ils remettent en question le statut de l’enfance, de l’adolescence et de l’âge adulte, tout en confondant les registres. Ils montrent du doigt la famille, celle qu’ils n’ont pas eue, celle qu’ils voudraient avoir, celle qu’il veulent recréer. Ils sont en quête d’une identité à réinventer. La rue est un lieu commun aujourd’hui aux grandes villes, au Maroc, en France, au Brésil, au Mexique, ou ailleurs. Les règles sont remises en questions, les normes sociales et les habitudes culturelles sont mises  à mal.

Les mutations sociales

On ne peut pas, aujourd’hui, en évoquant la question des mutations sociales, ne pas parler du religieux dans nos sociétés. Je voudrais montrer ici, tout en m’appuyant sur des données sociologiques et religieuses, que dans le vécu religieux quotidien les jeunes s’éloignent des valeurs inculquées dans les manuels. Notre pratique clinique nous autorise largement à contredire certains faits. Ainsi, par exemple, lorsqu’ils se rapprochent à l’excès de la religion, force est de constater que les jeunes peuvent être saisis par des symptômes relevant de la pathologie mais empruntant les habits de la tradition. Dans ces cas, l’entourage lui-même ne s’y trompe pas. Les croyants sont confrontés à des angoisses et des contradictions. Nombre de penseurs en appellent à une  modernisation de la pensée religieuse[5].
Comme le montre l’excellent ouvrage Les jeunes et les valeurs religieuses[6], il existe un contraste chez les jeunes marocains entre ce qu’on leur inculque en matière religieuse et leurs attitudes réelles propres face à des questions telles que la polygamie, la contraception, la mixité à l’école, l’obéissance de l’épouse au mari ou l’intolérance.
Dans cette étude, les auteurs montrent qu’on est loin « d’un islam anhistorique, figé, immuable, imperméable aux bouleversements et aux mutations que connaît la société dans laquelle il est vécu, pensé, réinterprété et pratiqué, voire manipulé – inconsciemment et de bonne foi… cet islam n’a pas été forgé par les jeunes eux-mêmes. Il leur a été inculqué à fortes doses dans les programmes de l’école primaire et secondaire, aussi bien à travers les manuels d’éducation islamique … qu’à travers ceux de langue et littérature arabes… »[7]
Dans notre pratique, nous entendons les jeunes prendre des libertés vis-à-vis des apprentissages forcés. Les enjeux de la vie quotienne en viennent à prendre le pas sur l’idéal religieux. Les jeunes forcent à mettre au diapason ce qu’on tente de leur inculquer sans lien avec leurs attentes et leurs désirs.
L’adolescence peut être considérée comme une réinvention ; cette constatation se vérifie d’autant que le jeune n’a pas eu de modèle. Si les parents n’ont pas montré leur amour, il va de soi que le jeune ira puiser ailleurs dans d’autres modèles culturels, à travers les médias, les chansons et les lectures des représentations imaginaires de l’amour. Même si les parents traditionnels continuent à réprimer la redécouverte de la sexualité, la première étant celle de l’enfance, les jeunes n’hésitent pas à braver les interdits. Lorsque le rôle de parents se limite à cela, les jeunes n’hésitent pas à puiser ailleurs des modèles de fêtes, de loisirs et d’expression de pulsions liés à cette période. S’ils s’enferment dans la tradition, ils n’expriment pas seulement le refus d’autres modèles, dits extérieurs, ils renforcent cette tradition, allant souvent au-delà du modèle parental. La raison à ce retour est à rechercher dans les mécanismes d’identification. L’adolescent s’identifie au surmoi des parents et signe ainsi la pérennité de tradition qui se perpétue à travers les générations.

Identités et identifications

L’adolescent s’avère particulièrement sensible et vulnérable aux facteurs d’environnement et aux aléas des rencontres externes. Ainsi les appropriations identificatoires dépendent en grande partie des « objets médiateurs » retrouvés soit chez d’autres adolescents soit chez un adulte ou dans un groupe.
La participation d’un adolescent à un groupe de congénères, son insertion dans une bande constituent des faits d’observation courante. Les relations établies entre l’adolescent et ses pairs, par-delà les implications sociologiques évidentes  dont elles témoignent, jouent également un rôle de premier plan dans le processus psychique en cours. En effet, si la « bande » trouve d’abord et avant tout son origine, sa définition dans les facteurs sociologiques qui la déterminent et la conditionnent, le besoin pour l’adolescent d’être « en groupe » répond à des motivations intrapsychiques, essentiellement identificatoires liées à ce processus. Nous devons évoquer le rôle du groupe et de ses membres comme relais de l’Idéal du moi, comme intermédiaire ou médiateur des systèmes d’identification et d’identité. Le groupe peut aussi être utilisé comme lieu d’externalisation des différentes parties de l’adolescent.
La construction des identifications à l’adolescence est un complexe progressif qui s’étaie sur la personne et les images intériorisées des deux parents, mais peut-être plus encore du parent du même sexe. Les constatations épidémiologiques montrant combien l’absence du père est pour l’adolescent garçon un facteur de risque majeur pour toute forme de déviance confortent ces hypothèses psychogénétiques. On le remarque bien dans le cas des migrants.
Ainsi, le voile donne une nouvelle identité en conformité avec les règles de conduite et les normes culturelles et religieuses. Religiosité se fondant sur les apparences et non sur le fond. La tentation est certes de sauvegarder une identité dite en danger, mais cela se fait au prix de visions passéistes, éloignées des réalités quotidiennes.
Dans une étude sur « Le port du voile et la polygamie dans le discours des lycéens marocains »[8], Kamal Mellakh montre que si, sur le voile, les jeunes produisent un discours varié et contrasté – plus atténué et moins normatif chez les filles que chez les garçons, sur la polygamie les réponses sont plus uniformes et traduisent, notamment chez  les filles, un discours d’indignation et de refus. 
Cette étude montre également que grâce aux nouvelles formes de scolarité (lycée à l’université) à l’arabisation et à l’urbanisation, on assiste chez les jeunes à une montée de l’intérêt pour le savoir religieux et symbolique hérité du passé islamique.

Universel et spécifique

Grand est le risque de fermeture induit par rapport à l’Occident et le souhait de vivre dans une société islamique fermée et obscurantiste, au lieu d’apprendre un savoir universel indépendamment de son origine géographique, à l’heure d’Internet et de la mondialisation

Œdipe et Universalité


L’interdit de l’inceste est une constante de toutes les sociétés humaines et les positions universalistes n’excluent pas les particularités culturelles, les variantes au sein des sociétés. C’est ce que l’on a coutume de nommer les spécificités culturelles.
Il faut cependant prendre garde à ce qu’on nomme la tradition. Dès qu’une société a été en contact avec une autre, il n’y a plus de retour en arrière possible. Il ne faut pas vouloir recréer la tradition à tout prix car c’est là que l’on court le risque de produire des caricatures.

Lorsqu’une culture en a pénétré une autre, il faut en prendre son parti de manière positive afin d’aller de l’avant. Vouloir reproduire la tradition peut conduire à une amnésie de l’histoire. Par contre, il est d’autres manières de la faire revivre. Il convient de ne pas opposer tradition et modernité, mais de chercher à les articuler, à les interroger réciproquement, à enrichir l’une par l’autre. On peut dès lors parler de culture plus que de tradition. Prenons le cas des jeunes des banlieues et du phénomène migratoire. Leurs racines intègrent et des éléments de la culture de leurs parents et des éléments de celle du pays d’accueil. On a pu régulièrement constater que ceux qui ont réussi leur exil sont ceux qui ne nient pas leurs racines[9]. Ceux-là réussissent une transmission, à l’inverse de ceux qui nient ou refusent leurs origines.
Mais la migration, ce n’est pas seulement celle qui concerne les relations du Maroc avec les pays étrangers, et tout particulièrement l’Europe. Il existe en effet une autre forme de migration, interne. Cette dernière se développe avec l’exode rural des jeunes des villages reculés vers les grandes villes comme Rabat ou Casablanca.
Le retour à la tradition n’est-il pas chose impossible lorsqu’il conduit à une recherche effrénée des origines et d’une hypothétique authenticité ? La modernité apporte avec elle la science moderne et cette science est aujourd’hui portée par l’Occident. Est il besoin cependant de radicaliser la coupure entre culture marocaine[10] ou maghrébine et culture européenne quand on sait que le savoir scientifique subit  au cours des siècles une mutation géographique et que son usage est fortement lié aux idéologies et aux discours politiques ?
L’adolescence, dans la société européenne, comme dans les sociétés maghrébines, est un phénomène récent.
De ce fait, on peut observer de grands « sauts générationnels » entre des adolescents et leurs parents. Il peut même exister l’équivalent d’un saut de deux ou trois générations.
L’importance de ce décalage entre générations m’avait conduit à évoquer les notions « d’adolescent : deuxième génération », par analogie entre ce que l’on observe au Maroc, pays dit d’origine, entre les adolescents et leurs parents et ce qui existe en France, entre ce qu’on appelle les Beurs et leurs parents. C’est là une autre manière de poser la question de l’universel et du spécifique et de tenter d’établir des liens.
Revenons, à ce propos, aux questions touchant à l’œdipe. Il est des adolescents qui passent directement de l’enfance à l’âge adulte. Qu’en est-il de leur sexualité, de l’œdipe et de la  période de latence ?
Qu’en est-il de leur révolte ?
Deux types de discours coexistent ici.
Pour les tenants du premier, la révolte n’existe pas et le système maintient les jeunes par une autorité propre à la culture, au contexte social et religieux.

Ce discours s’avère superficiel au regard du clinicien car même si on ne voit pas dans la vie courante des révoltes ouvertement déclarées, nous assistons à des révoltes inconscientes qui se manifestent, non pas seulement par des fantasmes ou des tentatives de suicide parfois très violentes, mais aussi par des fugues, des échecs, ou encore par la fuite dans la toxicomanie.

La révolte existe donc et elle peut éclater beaucoup plus tard, au-delà de l’adolescence. Pour les tenants d’un autre type de discours, les jeunes sont désignés comme porteurs de dangers : le sida, la toxicomanie, la violence. Or, les adultes projettent sur les jeunes ces maux car ils n’ont pas fait le deuil de leur jeunesse. Nombre d’adultes n’ont pas vécu d’adolescence et n’acceptent pas celle des jeunes.

Qu’est ce que migrer ?

C’est ce double mouvement de départ : désir d’exil, et de retour, jamais au même. Cet élan vers l’autre, ce désir d’exil, qu’il soit fondé par des motivations économiques ou  par des « identifications plurielles »[11] détermine aujourd’hui la notion de migration. Elle interroge les liens entre psychiatrie, psychanalyse et culture. Le migrant peut, en effet, être le révélateur de processus psychiques structurels. 
On parle de « quitter la mère-patrie ». Tout individu, dès son enfance, se trouve confronté à des séparations successives et à des renoncements, qui imposent de nouveaux choix, de nouvelles perspectives, de nouvelles orientations.
On assiste aujourd’hui à un vacillement des identités au sein duquel les psychanalystes ont leur mot à dire sur les conflits nées de troubles identificatoires à l’image parentale, de l’inscription dans une langue, du rejet de la langue maternelle… Des langues, des écritures différentes se rencontrent, se croisent, se déchirent, s’interpénètrent…
En effet aujourd’hui les mouvements de population conduisant vers les pays industrialisés un nombre important de migrants posent aux cliniciens des problèmes nombreux d’adaptation. Ils conduisent les thérapeutes à proposer des techniques nouvelles, ouvertes sur des métissages théoriques, une meilleure connaissance de la culture d’origine des patients migrants, de leurs formulations étiologiques de leurs techniques traditionnelles…
Les mouvements de populations sont aussi des mouvements d’idées et de théories. On peut dire que grâce à l’exil des hommes et à la migration des théories il peut y avoir « ouverture des discours hégémoniques[12] » pour reprendre les mots de Jacques Derrida.
Dès lors, toute théorie explicative, interprétative d’une situation psychopathologique n’est-elle pas une greffe, greffe d’un savoir, d’abord étranger au patient et qui fait sens, produit des effets ? Cette approche de la théorie vaut pour tout patient, mais d’une langue à l’autre le coté « étranger » de la théorie se trouve redoublé.
Au delà des cultures et des langues, le savoir appartient à un champ symbolique qui ne cesse de s’enrichir au contact de nouvelles cultures. Celles-ci ne sont pas étanches et constituent un fond symbolique interculturel. Cette réappropriation fait passer le savoir de l’autre, étranger, à l’autre en soi.
En arabe, le mot gharîb ou al-gharîb signifie « étrangeté », tandis que al-ghorba, at-tagharroûb, ont pour sens approximatif : étrangeté de l’étrange. Il y a également des termes comme tagharraba, pour dire « s’exiler », « devenir étranger ».

Conclusions

Tout ce que j’ai évoqué de l’adolescence comme symptôme social nous montre qu’il convient, non de psychologiser le social, mais d’articuler le vécu interieur, subjectif aux lois sociales, pour observer, mesurer, analyser la manière dont des destins individuels se précipitent dans des nouvelles souffrances, de nouveaux déchirements ou, à l’inverse, se restructurent vers de nouveaux équilibres. Les frontières peuvent précipiter des conflits inconscients, et les « psy » doivent être à l’écoute des changements provoqués par les  déplacements.
Le psychiatre rencontre de plus en plus d’adolescents. Pour des motifs multiples. Mais avec une constance : un saut générationnel, un passage à un autre âge, à un autre système de valeurs, à un autre ordre de discours. Passage de la tradition à la modernité, d’une époque à une autre.
Autonomes et dépendants, individualistes et fascinés par le groupe, péremptoires et sujets au doute, les adolescents sont les champions du paradoxe. Ils interrogent bien ces moments de mutation qui ne sont pas seulement les leurs, mais ceux de leur entourage, de leur contexte, de leur époque.
Ainsi, si la spécificité de l’adolescence est celle de son époque avant d’être celui de sa région et des spécificités culturelles qui s’y rattachent. De ce fait les notions d’identité sont celles du groupe, et de l’appartenance à une culture, quelque soit le lieu géographique.
Grands sont les risques alors de coupure, rupture dans la transmission, qui coupe le jeune de ses racines, et à l’autre extrême, le désir nostalgique des racines, dont on sait les fantasmes de retour à la pureté des origines et les dérives qui s’en suivent. Le retour à des attitudes traditionnelles plus marquées que chez les parents s’explique par l’identification, qui est inconsciente et qui fait intervenir les surmoi parentaux
L’adolescence ne nous permet-elle pas de  refonder le groupe et inventer une nouvelle culture puisqu’ils sont notre avenir ?
NOTES
[1] Lors d’une intervention lors de journées qui se sont tenues à l’institut français de Rabat les 13-14 février 1998, Abdelfettah Kilito a développé ce thème de la Mourahaqa. Ces développements sont parus dans l’ouvrage que j’ai publié en collaboration avec Alain Braconnier : Le temps des ados, éditions Le Fennec, 2002.
[2] Sciences religieuses et juridiques.
[3] Cf l’ouvrage Le temps des ados, op.cit. On peut consulter à ce propos le texte d’Alain Braconnier : « Le syndrome de menace dépressive », in Neuropsychiatrie de l’enfance, 1981, 39, 8-9, 337-340.
[4] Association s’occupant de l’accueil et de la réinsertion des enfants des rues. « Bayti » signifie « ma maison », « Bayti »  est présent à Casablanca, Meknès, Essaouira et Tétouan.
[5] On peut consulter à ce propos le numéro de la revue Prologues, consacré aux « usages multiples de la religion », n°25, automne 2002.
[6] Rahma Bourqia, Mohammed El Ayadi, Mokhtar El Harras et Hassan Rachik,  Casablanca, Eddif, 2000
[7] Charfi Abdelmajid, « L’islam des jeunes », in Prologues, op. cit. p. 9.
[8] In Prologues, op. cit., p. 20.
[9] Cf ici l’article « Désirs d’exil », in Les sites de l’exil, L’Harmattan, p. 31.
[10] La culture marocaine est un composé de culture arabe et de cultures berbères.
[11] J’emprunte ici l’expression à Yves Michaud, qui parlait d’ « identités flexibles » et « d’ identités plurielles », in Le Monde, 24 octobre 1987
[12]« La psychanalyse s’est développée non seulement comme analyse des résistances psychiques individuelles mais aussi comme analyse pratique des résistances culturelles, politiques et sociales représentées par les discours hégémoniques… », J. Derrida, Résistances, éditions Galilée, Paris, 1996, p. 34.
----------------------------------------------------------------

Commentaires