Une démocratie simulacre / et commentée

Une démocratie simulacre / et commentée



Article de John Steppling paru dans la revue en ligne Counterpunch le 26 octobre 2017)

Nos remerciements à l’auteur et à la revue pour leur autorisation de publier la traduction de cet article.

L’article de John Steppling


« … une nation où 87 % des jeunes entre 18 et 24 ans (selon une étude menée en 2002 par la National Geographic Society et Roper Poll Survey) sont incapables de situer l’Iran ou l’Irak sur une carte du monde et où 11 % ne peuvent y localiser les États-Unis (!) est davantage qu’« intellectuellement léthargique ». Il serait plus exact de dire qu’elle est idiote, et qu’on peut lui faire croire n’importe quoi… »
Morris Berman
Je n’ai aucun souvenir d’une époque où la culture étasunienne était à ce point compromise par la domination des classes dirigeantes. Hollywood ne cesse de produire, l’un après l’autre, des films et des émissions télévisées chauvines, militaristes et racistes. Les grands médias d’information sont à présent totalement contrôlés par les mêmes forces qui tiennent Hollywood. Nous assistons à la totale capitulation de la classe « progressiste » (liberal class) [1]. Et cela n’a pas commencé avec Donald Trump. Assurément dans sa version actuelle cela remonte au moins à Bill Clinton, mais en réalité cela remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La trajectoire idéologique en a été modelée sous les frères Dulles [2] et par le complexe militaro-industriel représentant les intérêts des milieux d’affaires étasuniens et revendiquant une hégémonie mondiale. Mais à partir de l’effondrement de l’URSS, le projet s’est accéléré et intensifié.
Un autre point de départ est sans doute le fiasco de la Baie des Cochons ou alors l’assassinat par la CIA (avec l’aide du MI6 britannique) de Patrice Lumumba. Ou encore le discours prononcé par Kennedy en 1962 à l’American University, où il affirma que l’URSS et les USA avaient des objectifs communs et qu’il fallait abandonner la notion de Pax Americana. Nous savons ce qui lui est arrivé peu de temps après. On peut préférer l’un ou l’autre de ces points de départ. Mais la chute de l’URSS a été le signal qui fit comprendre à la classe dirigeante, celle des propriétaires, que le dernier véritable obstacle à sa domination mondiale avait disparu. Entre-temps il y a eu le scandale Iran/Contra [3] et l’invasion de l’Irak. La signification matérielle et symbolique de l’URSS est aujourd’hui oubliée, je crois. Et surtout sa signification pour les pays en développement.
Le ballon d’essai suivant, consciemment lancé par Clinton, a été son attaque contre l’ex-Yougoslavie. Il s’agissait de tester la faisabilité d’un élargissement de l’OTAN. Et cela a marché. La machine à propagande n’a jamais fonctionné aussi bien que lorsqu’elle a diabolisé les Serbes et Milosevic. Vint ensuite le 9 septembre 2001. Et la machine à « communiquer », si bien rodée, a craché sans fin un verbiage de désinformation hyper-patriotique. Rappelez-vous Colin Powell et sa leçon des choses grotesque devant l’ONU : qui allait s’opposer à ça ? Certainement pas les couches blanches « progressistes ». Et Hollywood a surenchéri, en multipliant les fantasmes militaires. Et des fantasmes tout court. C’est un media qui se prête à des messages néo-coloniaux évidents. En 2007, quand Obama annonce sa candidature à la présidence, le grand récit de l’Amérique est solidement établi. Le plus gros succès hollywoodien de cette époque est Avatar (2009), fable néo-coloniale qui s’intègre sans solution de continuité à la reconquête de l’Afrique entreprise par Obama.
Dan Glazebrook a récemment écrit :
« L’année 2009, deux ans avant l’assassinat de Kadhafi, fut une année charnière pour les relations entre l’Afrique et les USA. D’abord parce que la Chine est devenue le premier partenaire du continent devant les USA ; et ensuite parce que Kadhafi a été élu Président de l’Union Africaine. Ces deux faits signifiaient clairement le déclin de l’influence des Etats-Unis sur le continent. Tandis que Kadhafi prenait la tête des efforts en vue d’unifier politiquement l’Afrique, engageant une part substantielle de la rente pétrolière libyenne pour la réalisation de ce rêve, la Chine était tranquillement en train de briser la mainmise occidentale sur les marchés d’exportation et les crédits d’investissement. L’Afrique n’avait plus besoin d’aller mendier des prêts auprès du FMI en acceptant toutes les conditions contraires à ses intérêts qu’on lui imposait, elle pouvait se tourner vers la Chine – voire vers la Libye – pour ses investissements. Et si les USA menaçaient de leur enlever leurs marchés, la Chine serait très heureuse d’acheter tout ce qu’on lui proposait. La domination occidentale en Afrique était menacée comme jamais auparavant."
La réponse étasunienne a été d’intensifier la construction de bases, de renforcer l’AFRICOM (Commandement militaire états-unien pour l’Afrique) et de faire assassiner Kadhafi. Les gros succès hollywoodiens de l’époque sont Démineurs (K. Bigelow) et Le Chevalier Noir (C. Nolan). Entre-temps, sur le front intérieur, Obama approuvait la militarisation des services de police à travers tout le pays.
Sur un autre front… Danny Haiphong écrivait :
« Ce dont on ne parle pas assez, c’est la façon dont Obama s’est acharné à protéger et à satisfaire les intérêts de l’industrie de la santé. En 2009, il a collaboré avec le monopole privé de l’assurance maladie et ses partenaires pharmaceutiques pour étouffer la campagne en faveur du single-payer healthcare system [4]. Sur le moment, les conditions paraissaient mûres pour l’introduction d’un tel système. Le mécontentement populaire contre le Parti Républicain au pouvoir était à son maximum. Un mouvement relativement bien organisé en faveur du single-payer healthcare était représenté par des organisations comme Healthcare Now. Le Parti Démocrate jouissait d’une majorité au Sénat comme à la Chambre des Représentants. »
Obama est arrivé au pouvoir au moment même où Wall Street s’est effondré. Mais au lieu de donner de l’espoir et d’apporter du changement, il a fait un cadeau de près de cinq mille milliards de dollars aux super-élites de la finance. Le taux de pauvreté a augmenté chaque année sous Obama tout comme les inégalités. Social Network est sorti en 2010 et Le Loup de Wall-Street en 2013. Tous deux ont été de gros succès. Le message de Hollywood n’a nullement changé. Et une partie de ce message est que la richesse est sa propre justification et un symbole de vertu. Hollywood et les progressistes étasuniens sont tout naturellement attirés par les riches.
Obama s’est attaqué à l’Afghanistan, à l’Irak, à la Syrie, à la Somalie et au Yémen. Et c’est peut-être ce dernier exemple de son aventurisme qui s’avère le plus significatif. En armant, entraînant et coordonnant l’agression saoudienne (qui aujourd’hui a atteint le stade des troupes au sol) contre un Yémen sans défense, Obama a produit la plus grave catastrophe humanitaire depuis cinq décennies.
Et maintenant, les États-Unis ont réussi à criminaliser la contestation, surtout si elle prend pour cible Israël.
Rien de ce qui précède ne vise à établir des liens directs entre l’action politique et la production des studios. Mais plutôt à rappeler que le message qui domine à Hollywood dans les [blockbusters] et les séries télévisées consiste à justifier « l’exceptionalisme » [5]étasunien. Et à neutraliser la critique en la limitant à de faibles protestations symboliques. Mais Hollywood n’est pas seul en cause, cela concerne le théâtre, les romans et tous les arts. L’effacement de la classe ouvrière est la vérité la plus frappante dans la culture étasunienne d’aujourd’hui. Il n’y a plus de Clifford Odets [6] (qui n’avait pas terminé ses études secondaires) ; à la place nous avons un flux continu de diplômés en beaux-arts conformistes et propres sur eux. Issus pour la plupart des institutions élitistes. Ni Hemingway, ni James Baldwin n’avaient de diplôme universitaire, Tennessee Williams non plus, dont le père était représentant en chaussures. Même des auteurs plus contemporains comme Thomas Pynchon ont abandonné leurs études avant d’être diplômés (lui pour devenir marin), mais l’important est qu’aujourd’hui la culture de masse est soigneusement contrôlée. Theodore Dreiser a laissé tomber l’université, Mark Twain a fait un apprentissage de linotypiste. D’autres, comme William Faulkner, ont suivi des études supérieures tout en travaillant. Faulkner était postier. Tout comme Henry Miller ou Charles Bukowski. Stephen Crane et Hemingway ont fait du journalisme, à une époque où c’était une activité honorable.

La plupart des décideurs dans le domaine de la culture de masse sont solidement retranchés dans l’ethos du Parti Démocrate (en témoignent des séries comme House of Cards, Madam Secretary ou Veep). Si votre seule source d’information est MSNBC, FOX ou CNN, vous n’en tirerez guère que de la pure propagande. Rachel Maddow [7] a bâti sa carrière sur un vague démarquage des propos et des conclusions que l’on entend aux séances du Democratic National Committee. Bill Maher [8] qui anime une émission sur HBO, en est venu ces derniers temps à promouvoir l’idée d’une guerre. Les grandes émissions d’actualité du dimanche n’invitent jamais des personnalités de la gauche radicale. Jamais. On n’y entend jamais Michael Parent, ni Ajamu Baraka [9] ni Glen Ford, ni Mike Whitney, ni Ed Curtin, ni Dan Glazebrook, ni Stephan Gowans. Non, mais il y a plein de généraux à la retraite et de politiciens. Nos médias exercent un contrôle absolu sur leurs messages.

La disparition de la classe ouvrière et de la diversité sociale a nui plus gravement à notre culture que tout le reste. On peut arguer que la culture a toujours été, à l’ère moderne, la propriété de la bourgeoisie et c’est vrai. Mais il y a eu quand même des changements assez forts : on dissuade les Étasuniens de penser en termes de classe sociale. Ils ne perçoivent plus que l’individualisme et les identités. Donnez-nous plus de réalisatrices, clament-ils… Ce qui nous donnerait sans doute d’autres versions de Zero Dark Thirty. L’égalité entre les sexes est importante, ce qu’ont souligné tous les pays socialistes dans l’Histoire. Ce que Chavez a cru bon d’inscrire d’emblée dans la constitution bolivarienne. Chavez, que l’avatar progressiste Bernie Sanders a balayé d’un revers de main, le qualifiant de « dictateur communiste mort ». Chavez, que l’avatar féministe Hillary Clinton s’est acharnée à chasser du pouvoir.
Les gens sont choqués… choqués, dis-je… d’apprendre que des soldats étasuniens sont tués au Niger. Sacré Donald Trump ! Lorsqu’on rappelle que c’est Obama qui a envoyé des troupes là-bas quand il a décidé de s’occuper de l’Afrique, on ne rencontre que des regards d’incompréhension. L’émotion suscitée par la mort de soldats étasuniens est ahurissante par son hypocrisie et son aveuglement. Vous n’avez qu’à compter les civils tués par des frappes de drones américains en une seule année. Choisissez l’année que vous voulez…
Sous Obama, le US African Command (AFRICOM) a pénétré dans tous les pays d’Afrique à l’exception du Zimbabwe et de l’Érythrée. L’AFRICOM a enfermé les nations africaines dans un asservissement militaire. En 2014, les USA ont mené 674 opérations militaires en Afrique. Selon la réponse à une récente requête d’Intercept au nom de la loi sur la liberté de l’information, les E.-U. ont déployé leurs forces spéciales dans vingt pays d’Afrique.
Danny Haiphong
Aujourd’hui les gens sont terrifiés à l’idée d’être traités de théoriciens du complot. Aucun terme péjoratif n’exerce un pouvoir aussi disproportionné. Il y a aussi une position implicite associée à cela, une identité masculine associée à ceux qui acceptent la version officielle des faits. C’est une posture « carrée, mature, dur-à-cuire ». Seuls les êtres faibles et confus (féminins, n’est-ce pas ?) prennent la peine de questionner les récits officiels sur… à peu près n’importe quoi ! Il est stupéfiant, vraiment, que si peu de personnes demandent pourquoi on a le droit de tuer des gens en dehors de toute légalité ? Pourquoi les gens qui dévoilent la vérité, les lanceurs d’alerte, sont exclus et enfermés ? Pourquoi y a-t-il plus de 900 bases militaires étasuniennes de par le monde ? Pourquoi, compte tenu de l’augmentation de la pauvreté aux USA, avons-nous besoin d’améliorer notre arsenal nucléaire pour un coût de milliers de milliards de dollars ? Et d’ailleurs pourquoi le budget de la défense dépasse-t-il quatre milliards de dollars par jour ? Les couches « progressistes » instruites ne semblent pas poser de telles questions. Encore moins demander si les USA sont en train d’armer des djihadistes takfiris en Syrie. Pour une part importante, ce que les gens appellent théorie du complot n’est autre qu’un scepticisme raisonnable, compte tenu de l’existence par le passé de COINTELPRO, de l’opération Northwoods, Gladio, MKUltra [10] et de l’opération Ajax. Cela concerne également la guerre qui s’annonce contre les « fake news », une idée avancée par Obama et à présent à l’œuvre de manière toute orwellienne sur Google et YouTube. Au Royaume Uni, Theresa May annonce fièrement que le gouvernement DEVRAIT contrôler ce que l’on peut voir sur l’Internet. La censure est vendue comme une protection.
Venons-en à l’OTAN et à l’Europe. On peut se demander pourquoi l’OTAN continue d’exister. Après tout, l’URSS n’existe plus. Eh bien, la réponse est en train de s’élaborer depuis quelques années, et elle est contenue dans l’incroyable propagande anti-Poutine fabriquée par les USA. La « Menace russe » est devenue un lieu commun parfaitement accepté dans les discours publics. Ou la désinformation sur l’Iran. L’Iran est infiniment plus démocratique et moins menaçant pour la planète (en fait il ne représente AUCUNE menace) que les alliés privilégiés des USA dans la région, Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui nous ramène au Yémen, le pays arabe le plus pauvre du monde, qui souffre maintenant de la plus importante épidémie de choléra de l’Histoire, et qui est en train d’être complètement détruit alors qu’il ne menaçait personne. Certainement pas les États-Unis. Devons-nous croire que la dynastie Saoud vaut la peine d’être soutenue ? On décapite les homosexuels et les sorcières en Arabie Saoudite. L’homme fort du royaume est un psychopathe de 32 ans nommé Mohammed Ben Salman. Quelqu’un peut-il m’expliquer les raisons de notre soutien à ce pays ?
Prenons le Venezuela. Les USA ont mené plusieurs campagnes contre cette nation souveraine depuis plus d’une décennie. Une démocratie. Mais qui n’obéit pas aux ordres. Où sont les protestations ?
Quand les gens s’excitent sur Harvey Weinstein, producteur de cinéma et homme des cavernes dont littéralement tout le monde savait que c’était un violeur en série, je m’étonne que les femmes du Venezuela ne semblent pas compter ? Ou celles de Libye, de Haïti, de Porto Rico, ou, bon sang, les femmes de Houston aujourd’hui. Des femmes pauvres. Mais c’est encore une question de classe. Il est possible que l’affaire Weinstein ait une issue positive et amène quelque forme de protection collective et peut-être même syndicale pour limiter le pouvoir des hommes riches et blancs. J’en doute, mais c’est possible. Mais quand même, étant donné que les couches « progressistes » applaudissent aujourd’hui à l’idée de permettre à des femmes de bombarder des villages sans défense en Afghanistan, en Irak ou au Yémen, tout comme les hommes, et étant donné que la plupart de celles qui sont horrifiées par Weinstein étaient solidement derrière Hillary Clinton et le Parti Démocrate, et comblent d’éloges des personnages comme Madeleine Albright, cela paraît difficile à imaginer.
David Rosen :
"Les abus et les violences sexuelles remontent aux origines de ce pays. La culture patriarcale américaine a pendant longtemps légitimé les abus et les violences envers les femmes – et les enfants – que ce soit sur le lieu de travail, dans une boîte de nuit ou dans une rue déserte. Lorsque la nation était encore jeune, la coutume des abus sexuels et de la violence était légitimée en tant que « châtiments ». C’était là un trait du droit coutumier anglo-américain qui reconnaissait le mari comme le maître de « son » foyer et lui permettait donc d’infliger à « son » épouse des châtiments corporels à condition de ne pas lui laisser de séquelles permanentes. Les abus sexuels seront institutionnalisés sous la forme du viol des esclaves africaines et plus tard afro-américaines. Historienne du droit, Adrienne Davis observe : « l’esclavage étasunien obligeait les femmes noires à travailler sur trois marchés – le productif, le reproductif et l’esclavagiste – essentiels à l’économie politique du pays. »
Il n’y a qu’à relever la fréquence des violences sexuelles au sein de l’armée étatsunienne (cf. The Invisible War de Kirby Dick). Mais ce ne sont pas là les militaires que l’on voit dans les dernières séries télévisées comme SEAL Team, Valor ou The Brave. Le nouveau film avec Tom Cruise Barry Seal : American Traffic est une sorte de comédie dont le héros a travaillé comme pilote pour la CIA et avec divers cartels de la drogue en Amérique latine. Quoi de plus drôle que d’écraser un gouvernement socialiste comme au Nicaragua ! Il n’y a pas un seul personnage hispanophone qui ne soit ivrogne, sadique ou simplement incompétent. Selon le Hollywood Reporter, cet échantillon époustouflant de révisionnisme raciste est « jaunty and bouncy  », joyeux et plein d’entrain.
Les couches « progressistes » se rangeront toujours du côté du statu quo. Toujours. Peu leur importe que le statut quo soit fasciste. Et il leur convient beaucoup mieux d’égrainer des platitudes sur la façon dont les hommes abusent des femmes que de démêler les complexités de la situation des femmes dans des pays délaissés par le tourisme comme le Yémen, la Libye ou le Honduras.
Tout comme le fait que les services de police municipaux étasuniens ont massacré plus de mille hommes noirs en 2015. Et continuent de le faire, avec un nombre toujours plus grand de femmes noires également. Cela n’est pas une histoire joyeuse et pleine d’entrain, je suppose. Obama n’a jamais été à l’aise pour parler des Noirs. Il est allé récemment jusqu’à rabrouer Colin Kaepernick pour la douleur que lui, Kaepernick, risquait d’infliger. A un milliardaire blanc, propriétaire d’une équipe sportive, je suppose. [11]
L’oncletomisme [12] de ce que Glen Ford a appelé «  black misleadership » (le mauvais leadership noir) n’a jamais été plus spectaculaire. Et voilà encore un crime qu’on peut imputer largement à Barack Obama :
La Chambre des représentants a été unanime à voter des sanctions contre l’Iran et la Corée du Nord, une absurdité et un crime qui n’a guère été enregistré sur l’échelle Richter des médias. Qu’ont fait l’Iran ou la Corée du Nord pour nuire aux Etats-Unis ? Ce sont l’Arabie Saoudite et Israël qui ont peur d’une nation démocratique comme l’Iran et de l’influence qu’elle exerce dans la région. On l’accuse de fomenter l’instabilité mais sans jamais en fournir les preuves. Et les USA ne prennent même pas la peine d’avancer des accusations contre le Venezuela, parce que l’on sait toujours déjà qu’il est « mauvais » ? Tout comme Castro était mauvais, comme Kadhafi ou comme Aristide en Haïti, tout comme quiconque qui aurait des velléités d’indépendance. Selon les médias de divertissement, le monde est divisé entre bons et méchants. Mike Pompeo, actuel directeur de la CIA, a déclaré que son agence allait devenir « beaucoup plus méchante » pour combattre ses ennemis. Plus méchante que de pratiquer la « rendition [13], les assassinats par drone ou la torture dans des sites clandestins ? Rappelons que c’est aux USA que « l’École des Amériques » a formé les escadrons de la mort qui ont sévi en Amérique centrale. Hollywood tourne là-dessus des films comiques.
De toute façon, personne à Hollywood ne proteste. Tout comme les actrices abusées par Weinstein (et par tant d’autres) n’ont rien dit de peur de compromettre leur carrière. De même que personne ne s’y plaint du racisme et de la diabolisation des musulmans, des Serbes, des Nord-Coréens ou des Russes, de crainte de ne plus avoir de travail. La coercition est silencieuse, c’est une donnée de la vie. Et elle est absolue. La plupart des comédiens et des réalisateurs n’y pensent tout simplement pas, et la plupart ne savent pas grand-chose en dehors de ce qu’ils entendent à la télévision qui est aux mains des grands groupes, ou en dehors de ce qu’ils lisent dans les colonnes du New York Times. Mais je les comprends, il faut manger, nourrir sa famille. Le vrai problème est la concentration de plus en plus forte du pouvoir. La distribution des films est monopolisée. Dites à quelqu’un que Milosevic était en fait parmi les bons et il se moquera de vous (c’est le cas encore à gauche, ce qui est déprimant). Dites-lui que la Russie ne menace ni les E-U. ni l’Europe, il se moquera de vous. Essayez d’expliquer ce qu’est l’impérialisme et ce que cela veut dire, et vous verrez apparaître sur son visage une expression d’ennui irrité. En règle générale, dites-vous que si les USA ciblent un pays ou son dirigeant, il faut questionner la propagande occidentale diffusée par les grands médias concernant ce pays ou ce dirigeant ! (Songez à la Syrie, à Kadhafi, à Aristide, à Milosevic, à l’Iran, à la Corée du Nord). Les USA ne s’en prennent pas à des pays qui accueillent avec bienveillance les capitaux occidentaux.

L’une des choses qui m’ont frappé dans les films de Hollywood, c’est l’étonnante tendance de la plupart des personnages à s’apitoyer sur leur sort. Auto-commisération, certitude d’être dans son bon droit et sarcasme. Ceux qui produisent et réalisent aujourd’hui les films et les séries télévisées tendent en général à s’autocensurer tacitement. Certes, il y a ceux qui n’en ont pas besoin. Mais d’une façon générale une pensée de groupe est à l’œuvre. Et cela recouvre aussi la façon de concevoir les personnages. Le modèle ici, ce sont les problèmes des blancs nantis. Très peu d’auteurs se tournent vers le monde extérieur, et lorsqu’ils le font, celui-ci est perçu comme source de dangers et de menaces. Un lieu barbare qui a besoin des bons conseils de l’Occident blanc (on songe à The Lost City of Z, où l’on rencontre toutes les notations anti-coloniales politiquement correctes mais qui n’en propose pas moins un récit colonial). Mais c’est encore plus limité que ça. Tout ressemble à une entreprise : les débats politiques, même s’ils se passent dans l’espace extra-terrestre, ressemblent à une conversation entre des dirigeants d’un studio discutant des recettes du premier week-end d’exploitation ou des résultats de l’audimat. Et puisque Hollywood lui-même en vient à ressembler de plus en plus à Wall Street, ou au siège de quelque grande entreprise, c’est de plus en plus ce à quoi ressemble le monde dans les films. Cela témoigne d’une profonde déficience d’imagination.
Par l’image comme par le son, un western ressemble à un mélodrame se déroulant à Santa Monica ou à New York. Les mondes fantastiques ressemblent aux sièges d’une grande entreprise ou aux weekends de motivation qu’elle organise. C’est un monde créé par des scénaristes ayant moins de trente ans en général et certainement moins de quarante. Ce sont des mondes créés par des gens qui eux-mêmes connaissent très peu le monde et encore moins ce que cela veut dire de travailler pour gagner sa vie. La conscience de classe est totalement absente de l’univers du cinéma. On y simplifie l’Histoire afin de complaire au public le plus large. Tout se ressemble, par l’image et par le son. Et cela est abrutissant. Il y a des films et des séries européennes et même britanniques qui ont de la valeur, qui expriment des sensibilités hétérogènes, mais ça n’existe pas à Hollywood. Tout comme pour une conférence de presse à la Maison Blanche, l’idée est de ne jamais s’écarter du « message ». Des personnages noirs parlent comme des Blancs (ou alors ils s’expriment dans un sabir « nègre » caricatural), les personnages latinos parlent comme des blancs (ou alors dans une dialecte « de barrio » caricatural) et quant aux musulmans ils ont toujours l’air dangereux et fourbes. Les Asiatiques semblent toujours empruntés aux serials Fu Man Chu ou Charlie Chan. Et c’est bizarre d’entendre des gens qui se moquent des stéréotypes ethniques des années quarante, car aujourd’hui ce n’est pas vraiment différent (allez voir la récente incarnation télévisuelle de la vénérable franchise Star Trek, où les méchants Klingons ont la peau très sombre, habitent de sombres vaisseaux spatiaux et s’expriment dans une imaginaire langue gutturale aux résonances bizarrement racistes qui n’évoquent rien tant que des portraits colonialistes des sauvages du plus profond de l’Afrique noire).
S’obnubiler sur les crimes de Trump nous détourne d’un système dont le crime est une composante structurelle. Clinton, Bush, Obama et Trump. Ils ne sont que les figures de proue, les porteurs d’eau du système. Et le système appartient à la classe dirigeante. Les gens votent comme si c’était d’une importance cruciale, mais ils votent pour qui leur plaît. Pas pour une politique, car la politique, ils n’y comprennent rien. Trump offre une cible évidente, mais dans un sens, c’est là le problème. L’Amérique n’est pas devenue raciste et violente en une nuit. Les forces de l’agitation sociale s’accumulent depuis des décennies. Trump était inévitable. Son inculture est celle de la nation qu’il est censé diriger, sa vulgarité reflète celle de l’Amérique toute entière, tout comme sa misogynie et son racisme. Les mêmes conseillers sont toujours en place autour de lui, et si Hillary (typique du sexisme ordinaire : appeler les femmes politiques par leur prénom) avait gagné, ces voyous ouvertement fascistes qui applaudissent Trump n’en commettraient pas moins leurs crimes de haine. Trump les a-t-il renforcés ? Dans une certaine mesure, oui. Mais le triomphe de Clinton aurait sans doute fourni des motivations d’un autre ordre et les mêmes violences se seraient produites. Un pays ne peut pas se permettre d’entretenir de tels niveaux d’inégalité. Et plus il y a de super-ouragans qui nous tombent sur la tête, à mesure que s’effondre la biosphère, moins tout cela compte à la longue. A vrai dire, les attaques incessantes contre Trump ont quelque chose de troublant. C’est comme taper sur un enfant attardé. Où était cette haine, cette indignation, avant ? Je veux dire que « l’Amérique de Trump » dont il est beaucoup question, est tout simplement l’Amérique. Nous avons deux millions de personnes incarcérées, de loin un record mondial. Mais la mortalité infantile situe les USA entre la 26e et la 51e place selon les sources et la manière de calculer. Nous n’avons aucun système de santé universel, aucune protection syndicale pour le travailleurs, aucun congé maternité, aucune éducation gratuite pour tous. Qu’est-ce qui nous donne au juste l’idée que nous sommes spéciaux ? Trump jouissait d’une grande popularité avec son émission débile de télé-réalité. Je peux me tromper mais je parie que parmi ceux que ce bouffon réactionnaire indignent aujourd’hui, il y en avait qui regardaient cette émission. Car je crois bien qu’elle a duré quinze ans. Ils croyaient regarder qui ? C’est parfaitement légitime de mettre le doigt sur les crimes de l’administration Trump. Mais ne pas y voir une continuation de la politique précédente, ça ne va plus. Oui, elle est pire à bien des égards. Pour l’environnement, par exemple. Mais encore, 47 % de la pollution de la planète est due aux militaires. Et l’armée des Etats-Unis est plus importante que celles des dix pays suivants réunis ! Et chaque président depuis Bush père a augmenté le budget militaire. Le cauchemar n’a pas commencé avec la prestation de serment de Trump. Mais personne ne l’aime. Alors qu’ils aimaient Obama. Et c’est pourquoi il a pu faire tant de mal. Trump est dangereux non à cause de ce qu’il pense (la plupart du temps il ne pense pas) mais à cause de son ignorance, sa faiblesse (et sa peur). Et cette faiblesse explique la main accueillante tendue au Pentagone. La politique étrangère est en réalité entre les mains d’un homme à qui on a donné le sobriquet de « Mad Dog ». On ne saurait reprocher cette situation catastrophique à un homme seul. Elle est le produit de l’Histoire de l’Amérique.

Simulacra, le commentaire de Noël Burch


Cet article de Steppling (dont la rédaction du site Le Genre et l’écran ne partage pas nécessairement toutes les opinions politiques), je l’ai fait circuler parmi quelques amis, dont un qui est un spécialiste très compétent de la lecture fine des films hollywoodiens de l’époque actuelle. Lui, à la différence d’autres amis, l’a balayé d’un revers de main, n’en pouvant plus, comme il me l’a écrit, de ces hommes politiques qui ne comprennent rien au fonctionnement des représentations. Voilà qui m’a inspiré ce qui suit, un développement de la réponse que je lui ai faite.
Cher X...
J’ai récemment lu les conclusions d’une enquête sociologique comparative USA-Europe Occidentale cherchant à mesurer le niveau d’information /désinformation des populations selon leur degré d’instruction. Or, il s’avère que si en Europe les gens peu diplômés, les moins instruits donc, sont presque aussi bien informés que les mieux instruits et plus diplômés, aux USA , un abîme sépare les deux catégories. L’ignorance des masses peu diplômées là-bas est stupéfiante. Moi, pour y avoir vécu un peu – à l’âge adulte, s’entend, enfant et adolescent, je vivais dans une bulle - cela ne me surprend absolument pas. C’est à coup sûr l’une des explications de la victoire de Trump. Et aussi de la perception par « les masses » des représentations de la culture... de masse.
J’ai publié sur le site Le Genre et l’écran une analyse de Gone Girlque toi et beaucoup d’autres ont appréciée. Mais je pense que cette lecture "subtile" ne correspond en rien à celle qu’en auront fait une grande majorité des Étasuniens "moins instruits/informés". Pour cette majorité-là, ce film montre que les femmes sont des "scheming bitches" (garces manipulatrices) et les hommes leurs victimes. Rappelle-toi les analyses de Barbara Ehrenreich [14] et de Susan Faludi [15] sur le ressentiment du mâle américain. Et Fight Club, du même réalisateur, n’a pas été perçu comme une critique de l’agressivité masculine que des savant(e)s chercheurs/euses y ont vue, mais bel et bien comme un hymne à la virilité, et au goût de "l’action" au sens d’Erving Goffman dans son essai "Where the Action is", à savoir le risque viril. [16]
Or, je pense que l’auteur de cet article cite tous ces films en pensant à ce que lui perçoit comme la lecture populaire chez ses compatriotes. Et pour ma part j’en suis arrivé à la conclusion qu’aujourd’hui revendiquer pour un blockbuster hollywoodien une valeur critique, progressiste, subversive, que sais-je, est devenu presque toujours erroné, compte tenu de cette ambiguïté de plus en plus constitutive que j’ai définie naguère, d’après Robin Wood – Taxi Driver, Robocop et tous ces films au sous-texte subtilement critique mais plébiscités par ces masses « incultes » pour leur premier degré [17]
Par ailleurs, je constate que dans la liste que tu m’as envoyée, pour plusieurs tu exprimes ton accord avec l’auteur, et que tu lui en contestes deux autres pour des raisons que je ne peux que qualifier "d’auteuristes" – les préoccupations personnelles de Bigelow et de Scorsese excuseraient leur mise en scène jouissive d’une masculinité fascinante – je simplifie, mais j’ai vu Le Loup de Wall Street, et pour moi c’est ça. Et cette célébration de la masculinité militaire ou financière c’est aussi de la propagande.
J’ai également vu The Social Network que tu me recommandes en le qualifiant de « remarquable » et auquel tu m’affirmes que Steppling n’a rien compris. Je l’ai vu en VOD après avoir écrit ce qui précède... et ce visionnage confirme au centuple ma lecture de l’article de Steppling... En un mot comme en cent, pour 99 Etats-Uniens sur 100, ce film, c’est « business as usual » ! Voilà comment chacun peut devenir riche au pays du bon dieu ! C’est un biopic optimiste, héritier de la tradition d’Horatio Alger [18] ! Bien sûr, il y a les petites trahisons, les engueulades, les jalousies, les ruptures, les arbitrages conflictuels mais c’est le prix à payer ! Depuis Griffith, le cinéma états-unien montre que les riches sont malheureux, les pauvres ! (cf. Gold is not all de 1909 et trente ans plus tard Citizen Kane). Lorsque ma correspondante Carole, ancienne amoureuse de lycée, a reproché dans un mail à son frère jumeau, conseiller ministériel à la retraite, de se préoccuper trop de l’argent, sa réponse a été : « What else is there ? »... Bien entendu, pour les anticapitalistes conséquents que nous sommes, c’est pénible à regarder, c’est même « dénonciateur » comme tu veux le croire, mais ce point de vue est très peu partagé là-bas. The Social Network est un film parfaitement conformiste ! Certes le côté Harvard, et même le fait que le « héros » soit juif, tout ça suscitera une certaine hostilité chez les non ou peu diplômés, mais c’est balayé par la success story et tout l’argent qu’il gagne !
Quant à Lost City of Z, que tu me recommandes également, ce film basé sur la quête obstinée d’un personnage historique, Percy Fawcett, officier de l’armée britannique qui a conduit trois expéditions au sein de la jungle amazonienne sur la piste d’une civilisation perdue, le jugement de Steppling est peut-être un peu lapidaire mais il a, je crois, bien compris la démarche du film : glorifier la grande épopée des explorateurs occidentaux « para-coloniaux » au tournant du XXe siècle tout en nous jetant en pâture la lutte héroïque du Fawcett du film contre le racisme caricatural des institutions et des hommes « d’une époque révolue », ce qui est essentiel. Le sous-entendu de toutes ces représentations hollywoodiennes des préjugés du passé est que « nous » avons bien entendu « dépassé » tout ça, et dans ce film, que Fawcett est déjà « un des nôtres [19] ». Le brouillage est subtil : tout en faisant de cet explorateur-héros un champion clairvoyant « sur le terrain » du multi-culturalisme, de la tolérance, du respect pour les peuples primitifs, lui est un patriarche parfaitement traditionnel qui refuse vigoureusement à son épouse de l’accompagner pour sa deuxième expédition, arguant que cette vie est trop dure pour une femme dont la place est au foyer (l’épouse, féministe convaincue, lui répond avec des arguments tout à fait actuels !). Contradiction à résonance réaliste pour faire passer ce que Steppling décèle en effet être l’aura colonialiste d’un film entièrement raconté d’un point de vue blanc, masculin et « civilisé » et où notre identification avec Fawcett est permanente, même dans ses discussions avec son épouse (qui finit par le soutenir quand il s’agit de partir avec leur fils aîné). Car les Indiens sont lointains et mystérieux, parfois mortellement dangereux, et on ne sait jamais ce qu’ils veulent !
Pour revenir au fond de la discussion. Tu vas me dire que j’ai viré ma cutie, que je suis passé dans le camp des « réceptionnistes ». Oui et non. Je continue de penser que la "text-activated reading", fustigée par Janet Staiger (pour des films anciens, sur la base de critiques d’époque, ce qui ne me convainc pas du tout [20]) a encore son utilité pour révéler la pensée et l’idéologie ayant cours dans les milieux du cinéma telles qu’elles sont portées par tel ou tel auteur. (Par exemple : Fincher est un pervers rusé et cynique, et en tant que tel il est parfaitement à sa place, par sa maîtrise de "l’ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien"). Mais les conclusions que nous pouvons tirer de nos analyses ne doivent pas être extrapolées socialement. Je veux dire qu’un public "naïf" ne tire sûrement pas de tel ou tel film les « leçons que nous y décelons »… par exemple ta conclusion que The Social Nerwork que « les nerds qui gouvernent le monde sont pires que les capitalistes ».
Cette réflexion me vient en particulier des travaux d’un thésard futé qui a exploré en profondeur la réception de Katherine Hepburn dans les années 1930-1940 à travers les lettres aux fan magazines [21]. Tu te rappelles que j’ai consacré une longue étude à une comparaison entre le traitement à l’écran de Hepburn et Feuillère à cette époque [22], et peut-être aussi que dans Red Hollywood, ce film que j’ai fait avec Thom Andersen, nous avons inclus des extraits de Woman of the Year en soulignant le racisme de ce film et le traitement misogyne qu’il inflige au personnage de Hepburn. Nous avons été critiqués par Paul Jarrico, l’un des derniers survivants de la Liste Noire, qui nous a affirmé que Hepburn était demeurée dans ce film une icône féministe autonome et rebelle. Nous pensions qu’il se trompait. Mais de fait son propos ne faisait que reprendre ce que des femmes, fans de Hepburn à l’époque, écrivaient à Photoplay, etc. Elles faisaient complètement abstraction des punitions/revanches misogynes contre les personnages qu’elle incarnait dans Philadelphia Story et Woman of the Year, qu’elles attribuaient lucidement aux producteurs et autres responsables masculins des films et elles continuaient de voir dans cette star la rebelle construite par ses films antérieurs (Little Women, Sylvia Scarlett...) et par l’image médiatique qu’on donnait d’elle. Bon, c’est une démonstration a contrario du sujet qui nous occupe, mais cela m’a fortement troublé.... et m’a mis en garde : il ne faut pas projeter sur le public la lecture que nous pouvons faire, avec notre lucidité matérialiste et notre science de l’analyse des représentations, pour comprendre le rôle socio-politique des films ; il faut faire attention à la réception, des critiques peut-être, mais surtout du public, pour autant que celle-ci nous est accessible… Autre exemple, également dû à Jarrico. Pour un autre film, adapté par un autre scénariste communiste d’un roman du très conservateur William Faulkner, Intruder in the Dust (L’Intrus, 1949), nous avons suivi la critique acerbe d’un auteur communiste de l’époque qui voyait dans cette histoire d’un Noir fier, vivant isolé, faussement accusé d’un meurtre et menacé de lynchage, un film qui dédouanait les couches moyennes instruites – en la personne d’un avocat blanc et son neveu – qui vont sauver le Noir d’une populace vindicative de pauvres blancs racistes. Jarrico s’était indigné : « Qui croyez-vous à cette époque allait pouvoir sauver cet innocent, les Panthères noires ? » Et je me souviens aussi que mes parents, parfaits exemples des couches moyennes « progressistes », avaient adoré ce film, (alors que moi, qui me préparais à partir pour Paris pour faire l’IDHEC, j’admirais surtout la mise en scène et la photo !).
Ces exemples de films des années 1930-40 illustrent la forme grossière de l’auto-censure qu’Hollywood pratiquait à l’époque – abordant des thèmes réellement progressistes mais s’ingéniant à les neutraliser in extremis… ce qui n’empêchait pas des jeunes femmes féministes ou des « progressistes » blancs anti-racistes d’en tirer la leçon qui leur convenait. Aujourd’hui, les schémas sont plus complexes, les messages conformistes et « subversifs » sont inextricablement mêlés. C’est certes plus fascinant à analyser, plus séduisant esthétiquement, mais grosso modo je pense que Steppling a raison. 

A notre époque, les blockbusters qu’il évoque n’égratignent jamais les consensus mortifères... Certes on peut toujours voir des « petits » films de là-bas, généralement des productions indépendantes, qui tiennent des discours plus clairs et souvent plus subversifs en effet, mais qui ne sont vus que par des publics relativement restreints, « avertis », déjà convaincus...

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