Avec "Razzia", Nabil Ayouch sonde à l'écran une société "sous pression"

Avec "Razzia", Nabil Ayouch sonde à l'écran une société "sous pression"

RAZZIA
Deux ans après "Much Loved" et la polémique qui s'en est suivie, Nabil Ayouch est de retour la semaine prochaine dans les salles marocaines avec "Razzia". Un film sur lequel l'ombre de son précédent opus semble planer. Le réalisateur ne le cache d'ailleurs pas, décrivant "Razzia" comme une réponse à la manière dont il a vécu le scandale "Much Loved". "Je me suis dis que si on arrive à un tel degré de haine, de violence et d'incompréhension, c'est qu'il y a un problème quelque part", explique Nabil Ayouch au HuffPost Maroc.
Un Casablanca "Under Pressure"
"J'ai rassemblé des mots, des idées, des personnages, que j'ai rencontrés depuis déjà quelques années, et j'ai essayé de reconstituer un puzzle, une mosaïque", poursuit-il. Ce puzzle, c'est l'histoire d'Abdallah, professeur dans un petit village berbère dans les années 80, à qui on impose les réformes du système éducatif, Salima, une femme libérée mais prisonnière d'un mariage malheureux, Inès, une adolescente perdue et en manque d'amour, Joseph, restaurateur juif confronté à l'antisémitisme quotidien, ou encore Hakim, un gamin de la médina fan de Freddie Mercury.
Autour de ces personnages, qui vivent leur "révolution personnelle", une autre fait rage dans les rues de Casablanca, celle de ces jeunes victimes de la "hogra", en quête de libertés individuelles, qui font leur "Razzia". "Ils veulent reprendre ce qu'on leur a pris", explique Nabil Ayouch. Le cinéaste les désigne comme des "victimes" des réformes du système éducatif dans les années 80. "On a créé des analphabètes bilingues", déclare-t-il. "Du primaire au lycée, leur éducation se fait en arabe, et une fois à la fac, on passe au français. Résultat, on a des adultes complètement inéquipés pour rentrer dans le monde du travail".
razzia
I want to break free
Si le film aborde plusieurs sujets à travers ses personnages, on ne peut ignorer son aspect féministe, notamment à travers le personnage de Salima, campée par Maryam Touzani, co-scénariste du film. Une réponse du réalisateur à la place accordée actuellement à la femme au Maroc. "Il y a une dimension totalement féministe et assumée dans 'Razzia', parce que la place de la femme dans la société marocaine, notamment dans l'espace public, aujourd'hui m'agresse. C'est une place qui se réduit d'année en année, là où elle devrait pourtant évoluer", regrette le réalisateur. "Sous d'autres cieux, il y a des combats que l'on croyait gagnés mais qui ne le sont pas", nuance Nabil Ayouch, citant l'affaire Weinstein aux États-Unis. "Toujours est-il que dans notre région du monde, il y a des combats qui n'ont pas été menés et qui doivent l'être".
Dans "Razzia", si la question du harcèlement de rue est abordée, c'est surtout un sexisme plus subtil émanant des classes dites "modernes et ouvertes" qui est pointé du doigt. Une ambivalence incarnée notamment par le personnage du mari de Salima, interprété à l'écran par Younes Bouab. "Il se présente comme étant ouvert et libéré, mais concrètement il ne l'est pas du tout", déclare Younes Bouab au HuffPost Maroc. "On sent qu'il est manipulateur et pervers. Il reste traditionnel dans son couple et a des complexes par rapport au regard des autres. Ce couple arrive à un moment où l'épouse fait sa révolution au moment où elle ne peut plus supporter cette situation", ajoute-t-il.
Une dichotomie également représentée par la mère d'Inès, une bourgeoise de Casablanca qui impose subtilement à sa fille des codes traditionnels. "Elle reste très conservatrice et parfois, cette femme de milieu pseudo moderne est elle-même une ennemie des droits de la femme. Dépendante financièrement, elle s'en accommode et reproduit un schéma qui lui a été enseigné", analyse Nabil Ayouch.
Queen à Casablanca
Le film laisse également une place importante à la culture pop, notamment à travers la figure de Freddie Mercury, qui pourrait presque être un personnage secondaire du film. Le chanteur fait ainsi l'objet de l'obsession de Hakim, jeune homme de la médina qui se rêve rock star dans un monde où son style de musique et vestimentaire détonne. Ce rôle, l'un des plus marquants du film, est brillamment interprété par Abdelilah Rachid, un des héros des "Chevaux de Dieu". Un rôle que le comédien a abordé avec beaucoup de fraîcheur, puisqu'il reconnait qu'il ne connaissait pas du tout le chanteur du groupe Queen, ni sa musique, comme il l'explique au HuffPost Maroc.
razzia
De son côté, Nabil Ayouch confie être est un fan de l'artiste. "C'est mon adolescence. C'est un personnage qui a brisé toutes les frontières avec des identités multiples, que ce soit ses différentes nationalités ou son identité sexuelle. La manière dont il a géré son homosexualité, qui s'exprimait à travers sa chansons mais pas ses interviews...", dit le réalisateur. "C'est une vrai rock star dans toute sa splendeur, il y avait tous les ingrédients pour que ce soit jouissif qu'un gamin de la médina de Casablanca qui n'est jamais sorti de son quartier, puisse s'identifier à lui".
Comme pour le chanteur qui a longtemps fait planer le doute sur sa sexualité, l'homosexualité supposée du personnage de Hakim reste un mystère qui plane tout au long du film. "Je voulais que ça fasse partie des interrogations qui construisent ces personnages, sans que cela devienne l'un des sujets du film".
Autre clin d'oeil à une référence mythique de la culture populaire: le film "Casablanca". Tout au long de "Razzia", un des serveurs du restaurant de Joseph, incarné par un Abdellah Didane aussi touchant que dans "Much Loved", raconte des anecdotes de tournage du film dans la médina. Sauf qu'en réalité, aucun membre des équipes du film américain n'a jamais mis les pieds dans la capitale économique, malgré une persistante légende urbaine. "C'est touchant parce qu'on se rend compte de la manière dont un mythe se construit. 
Et on arrive à un point où les gens ont tellement raconté cette histoire qu'ils la croient eux mêmes", explicite Nabil Ayouch. "Et c'est là que le mythe devient castrateur et prend la place de la réalité. C'est là où une ville que j'aime profondément est connue mondialement pour un film dont aucune image n'y a été tournée", ajoute le cinéaste, qui dit avoir voulu rendre ainsi hommage à "Casablanca", tout en précisant qu'il y a aussi "notre Casablanca et que nous puissions enfin se le réapproprier".
Le prolifique réalisateur s'attelle en ce moment à l'écriture de son prochain long-métrage, "un film musical" sur l'univers du hip hop et "ces jeunes qui s'expriment à travers les mots, la parole, la danse". En attendant, c'est avec "Razzia" que le public au Maroc a rendez-vous, dès sa sortie en salles le 14 février prochain.
Avec HuffPost Maroc