Qui a voulu tuer l'espion russe Sergueï Skripal ?

Qui a voulu tuer l'espion russe Sergueï Skripal ?

En tenue NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique) les pompiers déploient une tente sur le banc où, le 4 mars, ont été retrouvés inanimés Sergueï et Ioulia Skripal. En médaillon: Photo officielle du colonel Sergueï Skripal en uniforme du GRU, les services de renseignement militaire russes.BEN STANSALL/AFP, DR
L’Angleterre veut savoir qui a tenté d’assassiner l’ancien espion russe, Sergueï Skripal, et sa fille.
Dans sa boutique encombrée de cartons, Ebru, la gérante du Bargain Stop, met un point d’honneur à choyer ses habitués. Elle leur commande ce qu’ils affectionnent le plus. Pour ce grand-père à l’accent de l’Est, par exemple, elle réserve sans faute du salami polonais sous vide. A chacun sa madeleine de Proust. De ce client qui vient deux ou trois fois par semaine, elle ne savait quasiment rien. Un veuf aux origines ukrainiennes, lui semblait-il, qui – et cela, elle en est sûre – aime jouer aux cartes à gratter. Il a, trouve-t-elle, la prestance de ceux qui ont réussi ; d’ailleurs, elle le voyait « dans l’immobilier ». « Enfin, c’est ce que je croyais », ajoute-t-elle. Ebru se trompe moins qu’elle ne le pense : Sergueï Skripal, 66 ans, était bien dans la vente. Pas d’appartements, mais d’informations. Dans ce commerce, ce ne sont pas les prix qui flambent, mais les agents.
Sergueï Skripal avait pourtant choisi un exil discret : une petite ville médiévale, dans le sud de l’Angleterre, au surnom prometteur pour qui rêve de se faire oublier : « Salisbury l’endormie ». Les riverains de l’impasse résidentielle Christie Miller Road avaient découvert, un beau matin de 2011, sa silhouette d’Ukrainien, avec l’embonpoint de son âge et sa chevelure blanchie. Elle leur était vite devenue familière. Dans ce quartier aux maisons en brique rouge, toutes identiques, seul le modèle de voiture diffère d’une adresse à l’autre. Sergueï s’était fondu dans le décor. Sa seule fantaisie : un fer à cheval accroché à la porte d’entrée de son modeste quatre-pièces. On le croisait au Mill Pub pour les matchs de foot.
A l’Association du rail, le dimanche, où il venait descendre quelques pintes. 
Dans la salle imprégnée de l’odeur de bière, il regardait les courses hippiques. 
En silence, toujours. Ses voisins de table ne lui en tenaient pas rigueur : qu’aurait-il pu leur raconter qu’ils ne savaient déjà ? Vu d’un comptoir de bar d’une ville sans histoire, les passés se ressemblent tous. Avec un effort d’imagination, on aurait tout au plus trouvé à Sergueï Skripal, avec sa veste en cuir marron glacé, un air de bookmaker rangé. Certainement pas celui d’un personnage de Ian Fleming…
A Salisbury, l’espion retraité faisait ses courses régulièrement à l’épicerie Bargain Stop. Ici, le 27 février.© AFP
Pourtant, Sergueï Skripal est ce que l’on appelle un agent double. Un ex-espion de l’Est passé à l’Ouest. Il pensait avoir payé son dû. Il se trompait. Le 4 mars, dans l’après-midi, il est retrouvé sur un banc, non loin du Mill Pub, aux côtés d’une trentenaire qui se révélera être Ioulia, sa fille. Freya, une jeune professeure de sport alors présente sur les lieux, se rappelle nettement ce drôle de couple : « Ils faisaient des gestes dans tous les sens, comme s’ils avaient pris une drogue très puissante. » Saisis de convulsions, les yeux révulsés, Skripal et Ioulia interpellent des passants qui préviennent les secours. Premier arrivé, le sergent Nick Bailey commence par mettre la femme en position latérale de sécurité. Les deux victimes sont rapidement évacuées vers l’hôpital de Salisbury. Le sergent Bailey les y rejoindra quelques minutes plus tard avant de sombrer, lui aussi, dans un état grave. Et l’ensemble des secours aura à son tour les yeux qui piquent, puis sera pris de vomissements. Tous contaminés par un agent neurotoxique… et victimes collatérales d’une tentative d’empoisonnement.
Dans le restaurant Zizzi pour fêter l’arrivée récente de sa fille Ioulia en provenance de Moscou.© Shutterstock/SIPA
La veille, Skripal avait accueilli sa fille Ioulia, 33 ans, à l’aéroport de Heathrow. Elle arrivait de Moscou en même temps que cette tempête de neige baptisée par les Anglais « The Beast from the East », « la bête venue de l’Est », et qui allait réfrigérer toute l’Europe. Immédiatement, le père et la fille se rendent au cimetière de London Road, sur la tombe d’Alexander, le fils aîné de Sergueï, mort subitement, à 43 ans, sans que l’on sache pourquoi. Sergueï avait rapatrié ses cendres pour qu’il repose près de Ludmila, sa femme, morte d’un cancer, en 2012.

Le MI6 avait surnommé Skripal « Forthwith » : « Sans retard »

Sur la pierre tombale d’Alexander, Skripal et Ioulia déposent trois jonquilles en pot, à côté d’une figurine de chien en plastique. Le lendemain, vers 13 h 30, ils s’installent en fond de salle d’un restaurant italien pour leur déjeuner dominical. Afin d’immortaliser leurs retrouvailles, ils brandissent leur verre et esquissent un léger sourire devant l’objectif. En attendant le risotto de poisson, le père et la fille partagent un pain à l’ail. Mais les minutes passent et la commande tarde. Une fois n’est pas coutume, Skripal se fait remarquer. Il réclame à plusieurs reprises d’être servi. Enfin, le plat arrive. Au moment de régler la note, le Russe obtient 20 % de réduction pour le retard, lui que le MI6, le service de renseignements extérieurs britannique, avait, d’après le « Times », surnommé « Forthwith » : « Sans retard ».
Toutes les ambulances qui ont pris en charge les personnes contaminées passent à l’inspection.© Getty Images/AFP
Longtemps, Sergueï Skripal a été un élément modèle du GRU, la direction générale des renseignements de l’armée russe, jusqu’à obtenir le grade de colonel. Marié avec Ludmila, ils élèvent leurs enfants Alexander et Ioulia à Moscou, « dans une barre d’immeuble de 17 étages et 1 000 logements, proche du quartier des oligarques de Roublevka », raconte Irina, une amie d’enfance de Ioulia. Mais, en juillet 1995, le MI6 recrute Skripal qui révèle au compte-gouttes l’identité et les numéros de téléphone de 300 agents russes. De précieuses informations qui se monnayaient cash, parfois jusqu’à 6 700 euros. La coopération se poursuit pendant presque dix ans et, même si Skripal quitte le GRU pour le ministère des Affaires étrangères, il va rester une source inestimable pour le MI6. En 2004, premier coup de théâtre : l’agent est démasqué par les Russes. Arrêté, il fait la une des informations où on le voit malmené par les hommes du FSB, qui succède au KGB. « Ce fut un choc lorsqu’on a vu le père de Ioulia à la télé. On ne connaissait pas son métier, était-elle seulement au courant ? » s’interroge Irina.
La pizzeria Zizzi sur Castle Street où l’espion et sa fille ont déjeuné le 4 mars.© Adam Gerrard/MIRRORPIX/SIPA
Lors de son procès à huis clos, Skripal plaide coupable. Condamné à treize ans de prison, il est envoyé en Mordovie, une province réputée pour ses goulags… et pour son citoyen d’honneur, Gérard Depardieu. Six ans plus tard, deuxième rebondissement : l’agent Skripal est gracié par le président russe Dmitri Medvedev. Avec trois agents, eux aussi liés à des services d’espionnage étrangers, Skripal est échangé contre une dizaine d’espions du FSB arrêtés aux Etats-Unis. Parmi eux, Anna Chapman, la Mata Hari russe dont les mensurations lui ont valu le nom de code d’« agent 90-60-90 ». La scène de l’échange est digne de la guerre froide, entre un Boeing 767 et un Yak-42 disposés face à face sur le tarmac de l’aéroport de Vienne.

En 2006, Poutine fait voter une loi autorisant l’assassinat de « terroristes » en dehors du territoire national

Libre, Skripal s’installe en Angleterre sous sa véritable identité. Il pensait ne plus avoir à se cacher. Mais ses ennemis lui ont réservé un épilogue sournois et hautement toxique. Pour la police anglaise, le scénario a comme un air de déjà-vu. Avant même d’identifier la nature précise de l’agent innervant choisi, le recours à celui-ci valait presque signature : celle de Kamera, « chambre » en russe, le laboratoire des poisons créé en 1921 pour « combattre les ennemis du pouvoir soviétique ». Un coup de parapluie l’a rendu célèbre en pleine guerre froide. Celui qui, en 1978, a piqué le dissident bulgare Georgi Markov, alors qu’il attendait le bus dans une rue de Londres. Markov meurt quatre jours plus tard, empoisonné par une dose de 0,2 milligramme de ricine, un poison plus puissant que le cyanure.
Des experts examinent la tombe de Ludmila, la femme de Sergueï, au cimetière de Salisbury. Il s’y était recueilli avec sa fille le 3 mars.© PETER NICHOLLS / REUTERS
En 2006, le président Poutine, ancien chef du KGB, fait voter une loi autorisant l’assassinat de « terroristes » en dehors du territoire national. Le message est clair. L’opposition en exil s’attend à une vague de tentatives d’assassinat. La même année, Alexandre Litvinenko, ancien du KGB et opposant notoire, rend l’âme à Londres après avoir bu une tasse de thé : un nuage de polonium 210 y avait été ajouté. « Il est mort comme une victime de Tchernobyl, mais irradié de l’intérieur », dénonce son ami Alex Goldfarb. Il aura fallu vingt et un jours pour déterminer la nature du poison. Dans une enquête qui aurait pu s’intituler « L’empire de l’Est contre-attaque », l’agence Buzzfeed évoque quatorze décès d’émigrés russes sur le sol britannique.

Personne n’a oublié le visage grêlé de l’ancien président ukrainien Iouchtchenko, empoisonné à la dioxine

Des scientifiques auraient établi la preuve qu’Alexander Perepilichny, le lanceur d’alerte et homme d’affaires mort en 2012, en Angleterre, pendant son jogging, aurait ingéré du Gelsemium, une plante susceptible de créer des complications nerveuses et respiratoires. L’année suivante, l’oligarque russe Boris Berezovsky, ennemi juré de Poutine, est retrouvé pendu dans sa propriété d’Ascot. 
En février 2017, c’est l’opposant Vladimir Kara-Murza qui est hospitalisé pour une intoxication d’origine inconnue, l’organisme saturé de métaux lourds : manganèse, mercure, zinc, etc. ...
Et personne n’a oublié le visage grêlé de l’ancien président ukrainien Iouchtchenko, après son empoisonnement à la dioxine, en 2004, pendant la campagne présidentielle.
Les années passent, le style demeure. Les puristes pourraient y reconnaître celui de la redoutable cellule de contre-espionnage de l’époque soviétique, l’ennemi juré de James Bond : le Smersh, acronyme de « Mort aux espions ». 
Bons baisers de Russie ! 

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