Au Nord comme au Sud, des phénomènes se développent qui sapent, mais de façon imperceptible, les fondements mêmes de la délibération médiatique.
Le recul continu du politique devant la prétendue toute-puissance du marché et de la finance est l’un des plus inquiétants.
Bien au-delà des crises particulières, violences de banlieues, émeutes dans les prisons, montée des populismes ou triomphe de la com, une crise plus essentielle semble menacer la démocratie elle-même. C’est une crise douce, indolore, invisible, et donc d’autant plus redoutable. Contrairement à ce qu’on dit, elle n’est pas propre à la France ou à l’Europe. Elle touche beaucoup de pays. Le problème posé est quasi planétaire. Un livre collectif – et savant – vient de paraître sur ce sujet (1).
Plusieurs auteurs – de Marcel Gauchet à Dominique Schnapper ou Sandra Laugier – s’alarment de la nouvelle fragilité de la démocratie, exposée désormais à « la toute-puissance de l’individu, souverain, détaché, guidé par l’impulsion du moment » qu’encouragent mécaniquement les médias.
Aux États-Unis, au Japon, en Indonésie, en Espagne ou en République tchèque, pour ne citer que ces exemples, des journalistes et des philosophes se demandent eux aussi si nous ne sommes pas en train de ruiner cette conquête essentielle de la modernité occidentale. ... Le temps est loin où, juste après la chute du communisme en 1989, on annonçait la fin de l’Histoire, c’est-à-dire le prétendu triomphe universel du modèle démocratique. Vingt-neuf ans après, c’est l’inquiétude qui domine.
D’abord à cause de cette prolifération de crispations identitaires, nationalistes, intégristes qui, en réaction contre la mondialisation, font craindre le retour en force, ici et là, de régimes autoritaires. Ces sociétés recroquevillées, barricadées, tribales, rejetant « l’autre » sont désormais présentes sur tous les continents, dans toutes les cultures. Cela concerne aussi bien l’Asie que Jérusalem, l’Afrique que l’Amérique, et bien entendu l’Europe. La tendance qui prévaut, c’est la fermeture à l’autre et le refus du compromis négocié. Ce qui se trouve menacé, c’est, au final, ce que le philosophe Karl Popper (1902-1994) appelait la « société ouverte ».
Mais ces dangers-là sont les plus connus, les mieux répertoriés. Or il en est d’autres, tout aussi graves, dont on parle moins, bien qu’ils concernent nombre de pays. Au Nord comme au Sud, des phénomènes se développent qui sapent, mais de façon imperceptible, les fondements mêmes de la délibération médiatique. Le recul continu du politique – de l’État – devant la prétendue toute-puissance du marché et de la finance est l’un des plus inquiétants. Le journaliste espagnol Josep Ramoneda n’avait pas tort de dénoncer « cette banalisation des valeurs démocratiques opérée par le relativisme moral auquel nous ajoutons le discrédit jeté sur l’État par les gouvernements eux-mêmes et l’acceptation de l’hégémonie des pouvoirs économiques ».
Chez nous, le discours médiatique dominant – le mainstream, comme on dit – consiste en une célébration dévote autant qu’irréfléchie des contraintes économiques ou des lois du marché ; il faut y voir le signe d’un affaiblissement alarmant des convictions politiques (au sens traditionnel du terme). Disons que les partis anciens ne sont plus audibles. Surtout ceux de gauche. Le discours dominant est d’abord médiatique, c’est-à-dire instantané et surtout émotif.
Ce qui se passe dans certains pays de l’Est (Pologne, Hongrie, Bulgarie, etc.) rappelle à chaque occasion que la démocratie n’est jamais un acquis mais un effort continuel. Parmi les autres dangers sous-estimés, citons l’aggravation insidieuse des inégalités, voire la banalisation progressive de l’inégalité elle-même.
Depuis quelques années, nous voyons renaître chez nous des différences sociales aussi archaïques que vertigineuses. Différences de revenus, bien sûr, mais aussi de respectabilité symbolique, de participation aux affaires, de mode de vie, et maintenant de « territoires ».
Nos sociétés fragmentées et hypermédiatisées acceptent ainsi que des millions de gens soient laissés de côté, relégués dans les quartiers. Dans le même temps, elles se montrent épatées par les riches, les puissants, les cyniques et les gagnants que célèbrent les grands médias comme s’il s’agissait de rock stars. Au final, la nouvelle « démocratie d’opinion » risque d’être « emportée par sa propre dynamique », et livrée à la domination non point du journalisme mais du système médiatique, ce qui n’est pas la même chose. Craignons que cette amertume ravalée, cette crise rampante, cette crise douce ne finissent mal, d’une façon ou d’une autre. Pour reprendre la formule du regretté philosophe Ivan Illich, disparu en 2002, c’est « la corruption du meilleur qui engendre le pire ».
(1) « Penser et panser la démocratie », sous la direction de Patrick Troude-Chastenet
Classiques Garnier, 2017 – 353 pages / 39 €
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