L’ère de l’impatience.

L’ère de l’impatience. ....

Avec la généralisation explosive du numérique, le temps réel a fini par envahir tous les aspects de l’existence. (photo d’illustration) | GOODLUZ
Le mot d’ordre « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » restera parmi les plus emblématiques de Mai-68.  Il traduisait plus qu’une belle confiance dans l’avenir, l’exaltation d’un présent libéré des chaînes d’un passé fossile.
Comme on a parlé d’« ère de l’éphémère », on peut se demander si l’événement 68 ne fut pas, par-delà sa dimension utopique, le moment inaugural de l’ère de l’impatience, du refus de l’attente dans la réalisation du désir ? Contestant l’idée même de limite, le mouvement voulait croire que tout devenait possible ici et maintenant.
Le slogan « Soyons réalistes, demandons l’impossible » se déclinera en « Je prends mes désirs pour la réalité » ou « On ne revendique rien, on prend », remarquables par l’idée d’une possession de soi sans entrave, pas même celle qu’impose le temps dans son épaisseur. La « civilisation Nescafé », comme on l’a nommée, a commencé là, dans cette grande célébration de l’instantané.
À bien y réfléchir, ce présentisme avait déjà gagné les mœurs avec la généralisation du crédit, institution géniale de conversion du futur en présent. Là où il fallait faire preuve de patience, des années durant, pour acquérir un frigo ou une voiture, un simple paraphe suffira pour abolir la durée, dans un magique court-circuit. Ce fut le point de départ d’un changement de mode des temps, un changement certes bienfaisant mais aussi problématique.
La suite amplifiera le phénomène dans des proportions inimaginables avec la généralisation explosive du numérique. Dans la bien nommée société digitale du clic, où s’est imposée la zetto-seconde, provisoire unité de mesure de l’ordre du milliardième de milliardième de seconde, le temps réel a fini par envahir tous les aspects de l’existence.
Apprendre à prendre le temps
Je veux parler : portable ; je veux me distraire : télé ; je veux communiquer : Internet… Instantanément. Il suffit de cliquer et le désir est exaucé. Plus d’attente, plus de frustration ! Le bonheur ? Sauf que l’essentiel de la vie se prête mal à ce jeu de la vitesse compulsive : les relations sociales, l’éducation, tous les apprentissages demeurent soumis à la loi d’airain du temps et donc de la patience. On voit, dans les hôpitaux, les Ehpad et ailleurs, les dégâts liés à la compression du temps par souci de productivité. Et dans les entreprises aussi, où elle génère de fortes tensions psychologiques.
C’est toute notre société qui, sous couvert de densification du vécu dans le présent, en est venue à faire du productivisme sa loi. Dans tous les domaines, il faut faire intense, il faut remplir « à max » tous les espaces jusqu’à saturation sans perdre une seconde. Le décollage de la réalité doit être vertical comme avec les drogues ou le binge drinking, cette manière d’atteindre l’ivresse à vitesse supersonique. Mais A n’est-ce pas au fond la plus belle des victoires du capitalisme et de son « Time is money » ?
« l’accélérationnisme » défendu par certains en de fumeux propos et à l’heure où 59 % des Français jugent les changements de société « trop rapides », il est urgent d’opposer le « décélérationnisme » en se convainquant que c’est dans notre rapport au temps que se joue la réalité du nécessaire changement de civilisation. Des enseignants de plus en plus nombreux l’ont bien compris, qui développent une pédagogie adaptée pour apprendre aux enfants à prendre le temps de laisser du temps… au temps, à prendre patience et à goûter l’instant comme un fruit charnu. 
Et ça marche !

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