Stéphane Hessel : "Croire en l'homme me suffit"

HOMMAGE

Stéphane Hessel : "Croire en l'homme me suffit"

© SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
© SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
Attaqué par certains, adulé par d’autres, Stéphane Hessel semble s’en délecter, gourmand de tout, même de la mort. « Je ne suis pas vaniteux, dit-il, mais orgueilleux oui », à l’image de ses pères tutélaires, Charles de Gaulle et Pierre Mendès France. C’est sans doute cet orgueil bien placé, soigné par une relation longtemps fusionnelle à sa mère, qui encourage cet homme de 93 ans à demeurer attentif, charmant (au sens le plus désuet du terme) et ardent.
On a ainsi entendu l’ancien résistant (capturé et torturé par la Gestapo, puis déporté à Buchenwald et Dora) faire une leçon de droit, cet été, à Nicolas Sarkozy, quand ce dernier violait, à ses yeux, les principes de la Constitution. Il a aussi appelé au boycott des produits israéliens et affirmé après un voyage à Gaza en janvier 2009 : « Pour ma part, ayant vu les camps de réfugiés avec des milliers d’enfants, la façon dont ils sont bombardés m’apparaît comme un véritable crime contre l’humanité. » Peu en France auraient osé. Séduit par l’impertinence du mouvement Europe écologie, il va même jusqu’à se présenter (en position non-éligible) sur une liste lors des élections régionales de 2010. Enfin, signe que notre époque a du mal à se supporter telle qu’elle est, son tout petit essai, Indignez-vous !s’arrache en librairie. Au-delà d’une indignation de principe, Stéphane Hessel nous incite à être plus grand nous-même, « une façon de sortir du temporaire pour aller vers une forme d’éternité ».

Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui, il soit devenu plus difficile de s’indigner ?

Ma génération est née en 1917 au moment de la Révolution d’octobre. Elle a connu la guerre, le nazisme. Elle avait donc des raisons claires et évidentes de s’indigner. Les gens qui ne s’indignaient pas, ceux par exemple qui acceptaient Vichy alors qu’on était occupés, étaient considérés comme des lâches. L’attitude normale était la résistance, l’indignation. Cinquante ou soixante-dix ans plus tard, les lignes de fracture ne sont plus aussi claires. Lorsque la soupe populaire attire de plus en plus de monde, on est tenté de se dire : « La soupe populaire, c’est bien ! » Pour détecter ce qui doit nous indigner, il faut chercher un peu. Voilà ce que je dis à mes petits-enfants : luttez contre l’injustice sociale, fiscale, et protégez la terre contre ce qui la menace. La façon dont nous avons détérioré la planète est vraiment scandaleuse. L’autre défi, aussi grave, mais plus difficile à analyser, touche à la pauvreté, à l’écart croissant entre les très riches et les très pauvres. Nous nous dirigeons vers une iniquité des conditions humaines dans le monde d’abord, et aussi en France.

« C’est, écrivez-vous à propos de la France, tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est remis en cause. » Peut-on se projeter dans l’avenir de la même manière qu’après la Seconde Guerre mondiale ?

Dans un pays comme la France, si la production des richesses était autrement répartie, si on ne faisait pas pression sur les salaires au bénéfice des dividendes, si on ne donnait pas la première place à des investissements au bénéfice des actionnaires, si les grandes entreprises françaises qui gagnent beaucoup d’argent étaient taxées de façon plus juste, on aurait de quoi maintenir le socle de ces conquêtes sociales. L’économie sociale et solidaire - tous les échanges qui se font sans recherche de profit - me semble être un secteur d’avenir. S’il ne représentait plus 8 % de l’économie française mais au moins 25 %, ce serait un réel progrès pour la jeunesse.

Trouvez-vous que nos hommes et femmes politiques sont à la hauteur de ces enjeux ?

Pour la première fois de ma vie, en 2010, je me suis engagé sur une liste électorale, celle d’Europe écologie. Cela ne m’était jamais arrivé. Il y a là des équipes qui sont aujourd’hui capables de donner un nouveau souffle à notre pays, surtout parce qu’elles peuvent avoir, ce qui est essentiel, des partenaires européens. Si la révolution bolchevique, qui portait une grande vision de la liberté, avait reçu l’appui d’une Allemagne et de toute une partie de l’Europe, je suis convaincu qu’on aurait pu faire de grands pas en avant. On ne se serait pas tout de suite enfermés dans une dictature et un bolchevisme excessif qui a ensuite détruit tous les espoirs. De la même manière aujourd’hui, qu’un pays comme le Danemark se comporte de manière très intelligente ne suffit pas : pour combattre le capitalisme financier, il semble nécessaire qu’une force socialiste se déploie au moins dans une grande partie de l’Europe. Il n’est pas du tout exclu que l’on parvienne à créer une Europe verte et rouge, une grande alliance entre socialistes et écologistes. Pour vaincre la peur, nous devons prendre conscience que nous avons des atouts, que nous ne sommes pas démunis : il y a un grand nombre d’ONG, d’associations qui travaillent, énormément de moyens de s’engager. Sans oublier les progrès géants en matière scientifique et technique.

Vous parlez souvent de la chance qui ne vous a jamais quitté, comment expliquez-vous cette faveur ?

C’est une façon de se vivre. Si chacun de nous regarde sa biographie, il y a deux façons de la lire : la déveine, ou l’inverse, l’optimisme. Au regard de ma vie, j’ai l’impression que ce qui aurait pu mal tourner s’est plutôt dénoué positivement. Mais il y a également certains faits : ma mère, remarquable, qui m’a fait apprendre des poésies en trois langues, un père traducteur qui m’a fait aimer la langue française et allemande. Et puis une première femme remarquablement intelligente…

« La vie n’a tout son sens, écrivez-vous dans Danse avec le siècle, que si elle ouvre les chemins qui mènent à ce surcroît de liberté créatrice, que si elle vise, par-delà le réel, l’accès à ce qui le surdétermine. » Pouvez-vous développer cette intuition ?
Je suis mû par une certaine conception de la philosophie. Nous ne sommes nous-mêmes que lorsque nous essayons de nous dépasser, lorsque nous ne nous contentons pas de l’acquis. Jusqu’où est-ce que cela nous mène ? Jusqu’à nous confronter à des valeurs, qui, elles, sont incontestables et nous surdéterminent. Elles nous donnent un sentiment d’accomplissement. Pour certains, c’est Dieu, pour d’autres la République, la justice ou la beauté.

Et pour vous ?

Pour moi, cela reste la poésie. Je me sens surdéterminé par la poésie. Tout contact avec un poète est une façon de sortir du temporaire pour aller vers une forme d’éternité. C’est ce que Rilke explique : « Nous butinons le visible pour le rendre invisible. » La vie d’un être humain consiste à prendre connaissance de tout, à être au contact de tout et à en tirer quelque chose de surdéterminant qui n’est plus du visible, mais de l’invisible, qui va devenir partie de l’immense invisible qu’est la réalité humaine.

Qui sont « vos » poètes ?

J’ai mon panthéon poétique et un peu de mal à y faire rentrer de nouveaux noms… Guillaume Apollinaire, auquel il faut sans doute ajouter Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Edgar Poe, John Keats, William Butler Yeats, Hugo von Hofmannsthal ou Reiner Maria Rilke.

L’atmosphère loin de toutes convenances - le ménage à trois de vos parents, cette formidable ébullition intellectuelle - dans laquelle vous avez grandi était-elle plus liée à l’époque ou à leurs personnalités propres ?

Les vingt premières années de ce siècle ont été des années d’explosion avec la révolution russe, le dadaïsme, la révolution freudienne. Mes parents appartenaient à cette minorité à la pointe de la contestation de la morale bourgeoise. Pour la battre en brèche, il fallait avoir un sens de la révolte assez fort. C’était particulièrement le cas de ma mère. Ils appartenaient, avec mon père, à ceux qui voulurent emprunter de nouveaux chemins. Le petit garçon que j’étais en a sans doute profité.

Comment jugez-vous la société d’aujourd’hui sur le plan des mœurs ?

Nous avons fait un pas en avant très important en 1968 dans la non-acceptation de l’autorité (des parents, des professeurs, des politiques). L’autorité doit pouvoir être contestée. Mais le combat n’est pas terminé encore. Je pense que la France de 2010 souffre de la politique scandaleuse menée par le gouvernement à l’égard des immigrés. Mais d’une manière générale, la liberté d’expression, d’action reste très forte. J’ai assez confiance dans ceux qui se sentent libérés pour ne pas aller trop loin, pour ne pas verser dans l’hybris, la démesure.

Quarante ans après sa mort, votre père, que vous appelez toujours par son prénom, est devenu pour vous une figure initiatique. Comme lui, vous vous dites d’ailleurs plus sensible au polythéisme qu’au Dieu unique…

J’ai tout le respect possible pour ceux qui croient, mais je me méfie du monothéisme, non pas comme une croyance, mais comme une religion, qui se met par nature en opposition avec d’autres religions. Je redoute le monothéisme dans ses résultats sur les sociétés. Ce que je différencie très clairement de la relation qu’un individu peut avoir avec le divin. S’il croit, c’est merveilleux pour lui. En ce qui me concerne, croire en l’homme, en l’éveil de la conscience, loin de toute transcendance, me suffit.

Sur les camps de concentration, vous avez écrit que celui qui savait raconter, réciter des poèmes bénéficiait de la meilleure des protections. Pourquoi ?

Il est vrai que les déportés, même les moins intellectuels, ont apporté leur protection à ceux qui maniaient l’imaginaire. C’est cette maîtrise de l’imaginaire qui libère du réel dans sa lourdeur. Parlons un peu d’amour. Entre celui qui aime et celui qui est aimé, il se passe quelque chose comme un discours qui n’est pas seulement une embrassade, mais un discours stimulant, qui ouvre l’esprit de l’autre à quelque chose que l’on voudrait voir en lui et réciproquement. C’est ainsi que l’amour devient ce phénomène assez exceptionnel : ça tient, à mon avis, autant à la sensualité physique qu’à la « sensualité psychologique » ou mentale. Il y a autant de force dans ce qui passe de l’un à l’autre à travers ce qui est dit, exprimé, chanté, rimé, que dans le plaisir des corps.

Quand vous étiez dans le camp de concentration de Dora, en Allemagne, vous pouviez distinguer les Juifs des autres prisonniers. « Ils étaient, écrivez-vous, des fantômes, aveuglés par leur déchéance, traversant l’espace sans y laisser de traces, des spectres. » Comment expliquez-vous cette différence ?

Nous ne les avons rencontrés que dans la dernière phase de leur abominable et systématique destruction. Ceux qui ont pu réchapper à ce qu’ils ont subi à Auschwitz, qui ont traversé l’Allemagne pour arriver chez nous à Dora, étaient différents de nous, presque comme des fantômes. Ils sont arrivés dans un état de santé terrifiant et traités par ceux qui les convoyaient avec une extrême brutalité. Pour les déportés résistants auxquels j’appartenais, la violence était énorme mais nous mangions, nous dormions… Le but n’était pas de nous exterminer mais d’utiliser notre force de travail.

D’importants progrès ont eu lieu depuis 1948 : décolonisation, fin de l’apartheid, destruction de l’empire soviétique, chute du Mur de Berlin… Vous estimez en revanche que les dix dernières années ont été une période de recul. Êtes-vous optimiste pour les dix prochaines ?

Je suis radicalement optimiste, un point c’est tout, parce que j’ai décidé que l’on pouvait toujours voir dans toute situation les possibilités de progrès qu’elle comporte. Mais je ne suis malheureusement pas optimiste du tout pour le court terme. Après la décennie de progrès considérable de 1990 à 2000, les dix premières années du XXIe siècle ont été parmi les plus mauvaises que nous ayons vécues. Elles marquent un grave recul. Je pense notamment à ce qui se passe en Palestine. Lorsque l’on se rend dans les Territoires et plus particulièrement à Gaza, on s’aperçoit à quel point l’armée israélienne n’a respecté aucune des consignes des conventions de Genève, à quel point notre combat pour essayer de lutter contre les désastres que provoque une guerre n’a pas été victorieux. L’armée israélienne verse dans la démesure, l’hybris. Depuis la guerre des Six-Jours, elle se sent toute-puissante et adopte une attitude inhumaine vis-à-vis de ses voisins palestiniens.

Pensez-vous que Nicolas Sarkozy soit dans une forme de démesure ?

Oui, je le crois mais, en même temps, c’est un personnage complexe. Je ne l’ai rencontré qu’une fois. L’impression qu’il m’a donnée, c’est à la fois une certaine brutalité, une volonté de s’affirmer fortement et en même temps, une certaine faiblesse. Ce n’est pas un affreux absolu ! C’est un mauvais président qui a démontré au cours de ses trois premières années de mandat qu’il n’a résolu aucun problème. Il y a des bons points dans ce qu’il a accompli, notamment dans sa politique étrangère. Je ne le mets pas sur le même plan qu’un Berlusconi. Cela dit, son impact sur notre pays est négatif. J’ai donc hâte qu’il soit remplacé par quelqu’un d’autre.

La soif avec laquelle vous êtes sorti de la guerre ne s’est jamais étanchée. Vous avez vécu, vous vivez intensément. « Le temps, dites-vous, s’engouffrait en moi avant même que je puisse aller vers lui. » Que vous évoque la mort ?

J’ai de la gourmandise pour la mort. J’ai envie d’elle comme on peut avoir envie d’un premier amour, d’un premier emploi. Je ne crois pas à la résurrection de la chair, je ne crois pas même à la métempsychose - doctrine selon laquelle l’âme se réincarne dans un autre corps - mais je ne considère pas la mort seulement comme une fin. C’est un passage d’une façon d’être à une autre. Je crois qu’en mourant, on donne quelque chose qui est l’achèvement d’une vie. De même que je me suis réveillé d’un sommeil en naissant, je vais m’endormir de ce même sommeil en mourant, sans anxiété. Heureusement, la vie ne va pas durer toujours. Avoir vécu 93 ans, c’est déjà beaucoup. Cela suffit. Je peux maintenant me dire : « Bravo, tu peux t’en aller. Passons à autre chose. »

Pour aller plus loin

■ Stéphane Hessel, Indignez-vous ! (Indigène, 2010), Danse avec le siècle (autobiographie, Seuil, 1997).
■ Sophie Lechevalier et Thierry Neuville, Stéphane Hessel, Sisyphe heureux (documentaire télévisé, France 5, 2010).

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