Affaire Khashoggi : Le dilemme des entreprises françaises.

Affaire Khashoggi : Le dilemme des entreprises françaises. 

Lors de la première édition du forum "Future Investment Initiative" de Riyad, en octobre 2017, présentation d'un ambitieux projet d'aménagement touristique du littoral de la Mer Rouge.Participer ou pas au "Davos du désert" saoudien alors que les défections, notamment américaines, se multiplient ? Délicat...

L'embarras est palpable. Interrogées sur le maintien ou pas de leur participation à la deuxième édition de laFuture Investment Initiative (FII), programmée à Riyad du 23 au 25 octobre, les grandes sociétés françaises engagées dans l'arène saoudienne s'en tirent par un "No comment", une réponse dilatoire ou un silence tenace. 
Dévastatrice pour l'image du puissant royaume wahhabite, la disparition du journaliste dissident Jamal Khashoggi, dont tout porte à croire qu'il a été assassiné le 2 octobre dans l'enceinte du consulat d'Arabie saoudite à Istanbul (Turquie), conduit de nombreux ténors de l'économie mondiale à annuler leur participation à ce scintillant barnum, vitrine du pharaonique plan "Vision 2030", censé orchestrer sous la férule du prince héritier Mohammed Ben Salmane, alias MBS, la métamorphose de la pétromonarchie en paradis des technologies de pointe et du tourisme haut de gamme.  
La Yéménite Tawakkol Karman, prix Nobel de la Paix 2011, brandit un portrait de Jamal Khashoggi lors d'une manifestation devant le consulat d'Arabie saoudite à Istanbul, le 5 octobre.
La Yéménite Tawakkol Karman, prix Nobel de la Paix 2011, brandit un portrait de Jamal Khashoggi lors d'une manifestation devant le consulat d'Arabie saoudite à Istanbul, le 5 octobre. 
afp.com/OZAN KOSE

Like a Virgin?

Le "Davos du désert" finira par mériter son surnom, tant s'éclaircissent au fil des jours les rangs des "speakers" de prestige. James Dimon, le PDG de la banque américaine JP Morgan, a choisi de zapper ce rendez-vous. Idem pour Richard Branson, fondateur du groupe Virgin: s'il conseille depuis l'an dernier la monarchie à propos de fastueux chantiers d'aménagement du littoral de la mer Rouge, le milliardaire britannique a décidé de suspendre sous bénéfice d'inventaire deux de ses projets locaux. Autres défections de poids, celles des patrons des sociétés de gestion d'actifs Blackrok et Blackstone, ainsi que celle de Dara Khosrowshahi, patron d'Uber. Un retrait d'autant plus significatif qu'un fonds souverain saoudien a investi en 2016 pas moins de 3,5 milliards de dollars dans la fameuse compagnie de VTC. 
De même, plusieurs médias à l'audience planétaire -le New York Times, le Financial TimesThe Economist, Bloomberg et CNN- bouderont le happening de Riyad. Il faut dire que Khashoggi figurait parmi les collaborateurs réguliers du Washington Post, autre mastodonte de la presse d'Outre-Atlantique. Directrice générale du Fonds monétaire internationale (FMI), la Française Christine Lagarde s'en tient pour l'heure à une posture acrobatique : quoiqu' "horrifiée" par l'affaire Khashoggi, l'ex-ministre de Nicolas Sarkozy a confirmé sa venue. 

L'amertume du "vrai" Davos

Deux indices suffisent à mesurer l'impact désastreux de la probable liquidation de la plume insoumise. Rongée par les... désertions, la liste des participants a disparu du site officiel du FII. Et les organisateurs du "vrai" forum économique de Davos, réuni chaque année en janvier dans une station de ski huppée de l'est de la Suisse, réprouvent la captation médiatique jugée abusive de leur label. "A ce train-là, confie un conseiller en communication familier des enjeux saoudiens, il y a une chance sur deux que la conférence soit annulée. A ceci près que l'on voit mal l'orgueilleux MBS renoncer à une telle tribune. Il en serait mortifié."  
Le PDG d'EDF Jean-Bernard Lévy sur le site de la centrale nucléaire de Flamanville, en 2 février 2018. "Pour l'heure, l'événement figure à son agenda".
Le PDG d'EDF Jean-Bernard Lévy sur le site de la centrale nucléaire de Flamanville, en 2 février 2018. "Pour l'heure, l'événement figure à 
son agenda". 
afp.com/CHARLY TRIBALLEAU



"A ce stade..."

Alors, que faire ? Y aller ou pas ? A ce stade, la palme de la transparence relative revient à EDF. "Pour l'heure, indiquait lundi à L'Express son service de presse, l'événement figure à l'agenda de Jean-Bernard Lévy [le PDG du groupe]". Pour l'heure... Chez BNP Paribas, on a d'abord botté en touche : "Pas de commentaire sur la conférence de Riyad", nous signifiait-on mardi matin. En fin d'après-midi, après la diffusion de la version initiale de cette analyse, changement de cap. Via un nouveau message, la "Global Head of Media Relations" précise à L'Express que [le PDG] "Jean Lemierre ne participera pas au Future Investment Initiative." Dont acte. La Société Générale suivra le mouvement. Lundi, sous couvert de "off-the-record", on y suggérait que la décision définitive n'avait pas été arrêtée, et que l'équipe de direction "monitorait avec attention" l'évolution du dossier. Depuis, le verdict est tombé: ce mercredi, par le biais d'une sobre déclaration transmise à l'AFP, la banque a rendu publique l'annulation du déplacement de Frédéric Oudéa. L'effet boule de neige atteindra-t-il Thales? "Pour le moment, admettait en début de semaine une source anonyme, la présence du PDG Patrice Caine n'est pas remise en question." Enfin, silence radio du côté d'AccorHotels, en dépit de l'envoi de deux mails et de plusieurs appels téléphoniques. 

Des seconds couteaux au royaume des cimeterres ?

Un initié l'admet : les entreprises concernées marchent sur des oeufs. Il faut dire qu'elles se voient confrontées à un dilemme d'école. Se dérober heurterait à coup sûr un partenaire pointilleux, voire susceptible, au risque d'exposer les intérêts de la boîte à de cruelles représailles. Mais honorer son engagement comme si de rien n'était ternirait sans nul doute l'aura de ladite boîte. Une formule de compromis vient évidemment à l'esprit : dépêcher chez les Saoud, de préférence au PDG, un de ses bras droits. Pas sûr toutefois que cette côte mal taillée conviendrait à la puissance invitante... Retour à la définition même du dilemme : une alternative dont aucun des deux termes ne peut s'avérer indolore.  
Qu'en dit-on au Quai d'Orsay ? Pas grand-chose à vrai dire. Comme attendu, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères se retranche derrière la souveraineté des acteurs économiques hexagonaux. "Les entreprises, se bornent-on à répondre, prennent leur décision pour elles-mêmes." 
Le prince héritier Mohammed ben Salmane, lors d'une réunion de la Ligue arabe, en avril 2018 à Dhahran, dans l'ouest de l'Arabie saoudite.
Le prince héritier Mohammed ben Salmane, lors d'une réunion de la Ligue arabe, en avril 2018 à Dhahran, dans l'ouest de l'Arabie saoudite.
afp.com/BANDAR AL-JALOUD

Le fantôme du Ritz-Carlton

Peut-être les cadors du business bleu-blanc-rouge se montreraient-ils plus circonspects encore s'ils étaient au parfum de ce détail : pourvu qu'elle survive à ces turbulences, la Future Investment Initiative aura pour théâtre l'hôtel Ritz Carlton de la capitale. 
Fâcheux présage : c'est dans ce luxueux cinq-étoiles que furent coffrés, le 4 novembre dernier, près de 400 princes et hommes d'affaires, cibles d'une rafle anti-corruption ordonnée par MBS, fermement invités à racheter au prix fort leur liberté. 
Et soumis, pour certains, à des interrogatoires plus que virils. Selon des sources concordantes, l'un des proscrits a d'ailleurs succombé in situ à ce traitement de choc. 

Par Bendriss Chahid

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