Ockrent : « Le meurtre de Jamal Khashoggi porte la marque de MBS »
INTERVIEW. Auteure d'une enquête sur le prince héritier d'Arabie saoudite, la journaliste Christine Ockrent décrypte ses méthodes radicales.
Propos recueillis Armin Arefi
Depuis le 7 octobre et l'annonce par la police turque du meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat d'Arabie saoudite à Istanbul, pas un jour ne passe sans que des détails sordides fuitent dans la presse, accentuant la pression sur Riyad, et son nouvel homme fort : le prince héritier Mohammed ben Salmane. Ce mercredi, c'est le quotidien turc Yeni Safak qui affirme avoir eu accès à un enregistrement sonore révélant que le collaborateur du Washington Post a été torturé avant d'être « décapité » dans l'enceinte diplomatique saoudienne, tandis que le New York Times indique que des proches de MBS seraient liés à ce qui semble aujourd'hui être un assassinat. La journaliste Christine Ockrent vient de publier Le Prince mystère de l'Arabie (Éditions Robert Laffont). Elle explique au Point pourquoi Jamal Khashoggi était si dérangeant pour MBS. Entretien.
Le Point : Pensez-vous que le meurtre probable de l'opposant saoudien Jamal Khashoggi porte la marque du prince héritier, Mohammed ben Salmane ?
Il est souvent décrit comme le « prince tout-puissant »…
Il bénéficie en effet d'une concentration des pouvoirs tout à fait exceptionnelle dans ce système jusqu'à présent très opaque où, au niveau supérieur, tous les rois se transmettaient le « sceptre », si j'ose dire, de frère en frère. Or, l'actuel roi Salmane, qui a aujourd'hui 83 ans, a brisé ce système, dit adelphique, pour instaurer une monarchie héréditaire. MBS est donc le premier petit-fils du roi fondateur (Ibn Séoud, NDLR) arrivé aux marches du trône. Ses pouvoirs vont du ministère de la Défense jusqu'à la supervision de l'économie et de la compagnie nationale de pétrole (Aramco), en passant, bien évidemment, par tout l'appareillage des services et des systèmes de surveillance et d'information. Enfin, le pouvoir a compris l'usage qu'il pouvait faire des réseaux sociaux, en sachant que les Saoudiens demeurent, contre toute attente, parmi les plus connectés au monde. Le prince, qui est un homme de cette (jeune) génération, a créé une sorte de direction de la communication, qui n'existait absolument pas auparavant et qui a le souci de construire une image.
Celle-ci n'est-elle pas aujourd'hui écornée ?
C'est le troisième volet de ce personnage : l'extraordinaire personnalisation du pouvoir qui accompagne cette concentration. Cela se voit, par exemple, à Riyad, où vous apercevez d'énormes portraits du roi Salmane, bien sûr, mais aussi de son fils Mohammed. Ceci est nouveau. Auparavant, les luttes d'influence au sein du pouvoir étaient à la fois beaucoup plus lentes, car il s'agissait de vieillards cacochymes, et beaucoup plus souterraines, parce que tout le jeu, depuis le pacte fondateur conclu au XVIIIe siècle entre le prédicateur Mohammed ben Abdelwahhab et la famille Al Saoud, était de composer entre le pouvoir « séculier » et les religieux. À chaque grosse crise, le régime avait pour habitude de mettre en prison mais aussi de coopter, de récompenser et de promettre aux religieux ultraconservateurs des prébendes. Or, tout à coup, MBS a rendu public un mode de fonctionnement d'une brutalité nouvelle. Cette personnalisation consiste à dire que toutes les réformes, qui nous semblent en Occident aller dans le sens d'une ouverture de cette société complètement ankylosée, c'est MBS, et seulement MBS. Pas l'Occident, ni les ONG, ni les Saoudiens progressistes, qu'il met en prison à tour de bras depuis un an, en compagnie des oulémas ultraconservateurs. MBS montre tout de suite les muscles et dit : « C'est moi le patron. » C'est lui qui, « dans son immense clairvoyance et générosité », doit permettre toutes ces réformes qui vont faire entrer les jeunes Saoudiens, enfin, dans le XXIe siècle.
Jamal Khashoggi était-il un opposant saoudien comme les autres ?
Jamal Khashoggi est issu d'une grande famille de Djeddah. Son grand-père était le médecin personnel du grand-père de MBS, le roi Ibn Séoud. Il était dérangeant parce qu'il connaît le système de l'intérieur. Il a lui-même travaillé au cœur du réacteur. Il a été journaliste assez jeune, directeur du quotidien saoudien El Watan à deux reprises. Cela est lourd de sens, dans un pays qui demeure avant-dernier en termes de liberté de la presse. Jamal Khashoggi a surtout été un très proche conseiller de l'un des princes éliminés par MBS dans sa course au pouvoir : Tourki al-Fayçal, qui a été pendant 22 ans patron des services de renseignements saoudiens. Il était son conseiller et a suivi le prince Tourki lorsque celui-ci est devenu ambassadeur à Londres, puis à Washington. C'est dans la capitale fédérale américaine que Khashoggi s'achète à l'époque un appartement. Le journaliste était également un proche d'Al-Walid ben Talal, le richissime prince qui a été emprisonné au Ritz Carlton (lorsque des dizaines de princes et d'hommes d'affaires saoudiens ont été retenus pour corruption en 2017, NDLR). Et il y a un an et demi, Jamal Khashoggi a vu un grand nombre de ses amis emprisonnés, car soupçonnés de sympathie pour l'organisation des Frères musulmans (considérée comme terroriste en Arabie saoudite depuis 2004, NDLR).
Jamal Khashoggi était-il lui-même un Frère musulman ?
Oui, c'est un Frère musulman, et il ne s'est jamais caché de cette obédience. Jusqu'ici, les Frères musulmans étaient très présents dans l'appareillage économique et politique de l'Arabie saoudite, depuis qu'ils avaient été chassés d'Égypte par Nasser dans les années 1950. Sentant ce raidissement du pouvoir ultra-personnalisé de MBS, Jamal Khashoggi a préféré se mettre à l'abri. De lui-même, il décide alors de s'exiler aux États-Unis. Très vite, il devient un habitué des chaînes de télévision et obtient cette collaboration avec le Washington Post. Aux États-Unis, qui considèrent l'Arabie saoudite comme un partenaire crucial pour l'industrie d'armement américaine, Khashoggi apporte aux médias américains à Washington, au cœur du pouvoir, des clés de compréhension, de description, d'analyse, de ce système jusque-là parfaitement opaque, et cela, dans une ville où l'Arabie saoudite paie des millions des sociétés de relations publiques pour construire l'image de MBS.
En quoi Jamal Khashoggi était-il dérangeant ?
Jamal Khashoggi est plus qu'un journaliste. C'est encore une fois quelqu'un qui a une épaisseur politique au sens saoudien du terme. Ce qui m'a interpellée, c'est qu'il continuait à dire du bien du prince Tourki, et prenait le contrepoint de MBS, en particulier de sa vision idyllique de l'Arabe saoudite d'avant les années 1970 (où l'islam était, selon lui, « modéré », NDLR). Kashoggi lui répondait qu'il était jeune à cette époque et que tout ce discours était du révisionnisme historique. Il critiquait de plus en plus ouvertement les méthodes de MBS. Il applaudissait les réformes annoncées par le prince héritier, mais jugeait ses méthodes indignes. Pour lui, ce n'était pas ainsi que l'Arabie saoudite pouvait évoluer. Dans ses écrits, il dénonçait les emprisonnements massifs et la brutalité du prince.
Ces méthodes ont-elles eu raison de lui ?
Ces méthodes ont empiré par rapport à ce que l'on en connaissait jusque-là : les emprisonnements tous azimuts, les pressions faites dans les cercles saoudiens à l'étranger. J'ai été moi-même très frappée par la peur ressentie par les gens. À Paris, Londres ou Riyad, ils ne veulent pas être cités, car ils craignent des représailles. Pour eux et leur famille. On voit ces méthodes à l'œuvre en Chine. On les a vues en Union soviétique. Cela illustre cette brutalité croissante des méthodes de MBS jusqu'à cet épisode granguignolesque de Khashoggi.
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