Les États-Unis tentés par le risque !



Électeurs américains sans boussole

Les États-Unis tentés par le risque !


Une candidate aussi expérimentée et entourée que Mme Hillary Clinton peut-elle être battue par un homme aussi brutal et controversé, y compris dans son camp, que M. Donald Trump ? Même si elle n’est pas la plus probable, cette issue, qui dépendra du vote d’une Amérique oubliée, n’est plus exclue.
par Serge Halimi





Robert Rauschenberg. – « The Ancient Incident » (L’Incident ancien), 1981
Museum Of Fine Arts, Houston, Texas / Bridgeman Images

The system is rigged : le système est truqué. On savait déjà qu’aux États-Unis le candidat qui remporte le plus de suffrages à l’échelle nationale ne devient pas toujours président ; que la campagne électorale ignore trois quarts des États où l’issue du scrutin semble acquise ; que près de six millions de citoyens ayant été condamnés par la justice ont perdu le droit de voter ; que 11 % des électeurs potentiels ne disposent pas des papiers d’identité exigibles s’ils veulent déposer un bulletin dans l’urne ; que le mode de scrutin accorde aux deux partis dominants un avantage exorbitant. On n’ignorait pas non plus que l’argent, les médias, les lobbys, le découpage des circonscriptions défigurent la représentation démocratique du pays (1).


Cette fois, pourtant, c’est aussi d’autre chose qu’il s’agit. D’un sentiment qui enjambe les clivages partisans. D’une colère exprimée lors des primaires par les 12 millions d’électeurs du sénateur démocrate Bernie Sanders, mais aussi par les 13,3 millions de partisans triomphants du milliardaire républicain Donald Trump. Le système est truqué, ont-ils estimé, parce que les gouvernants, républicains et démocrates, ont déclenché des guerres au Proche-Orient qui ont appauvri les États-Unis sans leur apporter la victoire. Truqué parce qu’une majorité de la population continue de payer les conséquences d’une crise économique qui n’a rien coûté, au contraire, à ceux qui l’ont provoquée. Truqué parce que le président Barack Obama a déçu les espoirs de changement, immenses, que sa campagne de 2008 avait éveillés. Truqué parce que les électeurs républicains n’ont pas vu venir grand-chose, eux non plus, après qu’ils se furent mobilisés pour arracher, d’abord en 2010, puis en 2014, le contrôle des deux chambres du Congrès. Le système est truqué parce que rien ne change à Washington, que les Américains se jugent dépossédés de leur patrie par une oligarchie qui les méprise, que les inégalités se creusent et que la classe moyenne a peur.




A priori, tout avait pourtant bien commencé. Côté démocrate, ce qui devait constituer la promenade de santé de Mme Hillary Clinton vers la désignation de son parti, une forme de succession dynastique puissamment assistée par M. Obama, se transforma en un combat acharné contre un franc-tireur septuagénaire. Lequel, à la surprise générale, parvint à mobiliser des millions de jeunes électeurs, de ruraux, de travailleurs, sur des thèmes anticapitalistes. L’argent ne constitua pas un obstacle insurmontable pour M. Sanders, puisqu’il en leva énormément grâce à des millions de petits contributeurs.




L’un des principaux « truquages » de la politique américaine, et l’un des plus détestés, était ainsi déjoué (2). Un acquis d’autant plus prometteur que M. Trump dépensa lui aussi infiniment moins lors de sa campagne des primaires que plusieurs des républicains qu’il écrasa.




Le « haro sur l’État » caractérisait la plupart des campagnes précédentes. Aujourd’hui, même des électeurs conservateurs réclament que la puissance publique intervienne davantage dans la vie économique. Les sempiternelles homélies à la réduction des dépenses sociales, à la « réforme » des retraites, à l’amputation des aides aux chômeurs ne font d’ailleurs pas partie du programme de M. Trump. Et, en matière de libre-échange, sujet central de sa campagne, il veut déchirer les traités négociés par ses prédécesseurs, républicains comme démocrates, et imposer des droits de douane aux entreprises américaines ayant délocalisé leurs activités.




Par ailleurs, sa concurrente et lui s’accordent pour estimer que l’État doit financer la très coûteuse reconstruction des infrastructures de transport du pays (3). En somme, le consensus bipartisan en faveur de la mondialisation et du néolibéralisme a volé en éclats. À force d’afficher leur cynisme et leur rapacité, les grandes entreprises américaines ont détruit l’idée d’un lien obligé entre leur prospérité et celle du pays (4).




Même si Mme Clinton a promis de confier des missions importantes à son mari, grand architecte de la droitisation du Parti démocrate il y a un quart de siècle, leur formation n’a plus le visage que tous deux façonnèrent lorsqu’ils occupaient la Maison Blanche. Ses électeurs sont plus à gauche, moins tentés par les compromis ou les capitulations : le terme de « socialisme » ne les effraie plus… Et, sur quatre points emblématiques de l’embardée conservatrice des « nouveaux démocrates » pendant les années 1990 — les traités de libre-échange, le boom pénitentiaire, la déréglementation financière, la modération des salaires —, Mme Clinton a dû donner des gages aux partisans de M. Sanders.




Les diatribes de M. Trump contre l’immigration mexicaine et l’islam, son sexisme, ses élucubrations racistes inspirent un tel dégoût qu’ils empêchent parfois de remarquer le reste. Pourtant, qu’il s’agisse de dépenses sociales, de politique commerciale, de droits des homosexuels, d’alliances internationales ou d’engagements militaires à l’étranger, M. Trump a répudié avec une telle insistance les tables de la Loi de son parti qu’on imagine mal un revirement prochain des dirigeants républicains sur tous ces points.




À moins qu’ils n’entendent perdre définitivement « leur » base, laquelle leur a déjà signifié son exaspération en votant lors des primaires pour un candidat peu connu pour retenir ses coups, y compris contre des dirigeants de son camp : « Nos politiciens, estime en effet M. Trump, ont promu avec vigueur une politique de mondialisation. Elle a enrichi l’élite financière qui contribue à leurs campagnes. Mais des millions de travailleurs américains n’en ont retiré que misère et mal au cœur. » Venant d’un milliardaire qui partage son temps entre un penthouse de Manhattan et son avion privé, le propos ne manque pas de sel. Pour autant, c’est assez bien résumé.

« Diversité » pour classes diplômées




Tout cela pourrait laisser penser que… le système n’est pas truqué. Et que, comme le suggère Francis Fukuyama dans un article récent de Foreign Affairs, la démocratie américaine fonctionne puisqu’elle répond à la colère populaire, désarçonne la dynastie Clinton, humilie les barons républicains, place au centre de l’élection la question des inégalités, du protectionnisme et de la désindustrialisation (5). Et peut-être sonne le glas d’une double imposture politique.




Au fil des ans, le Parti démocrate est devenu l’instrument des classes moyennes et supérieures diplômées. En affichant les symboles de sa « diversité », il a recueilli néanmoins une majorité écrasante de suffrages noirs et hispaniques ; en s’appuyant sur les syndicats, il a conservé une base électorale ouvrière. Pourtant, sa vision du progrès a cessé d’être égalitaire. Tantôt individualiste et paternaliste (la recommandation de faire plus d’efforts), tantôt méritocratique (la recommandation de faire plus d’études), elle n’offre aucune perspective à l’Amérique « périphérique » qui, loin des côtes, reste à l’écart de la prospérité des grandes métropoles mondiales, du ruissellement des fortunes de Wall Street et de la Silicon Valley. Et qui voit disparaître les emplois industriels ayant servi d’ossature à une classe moyenne peu diplômée mais relativement confiante en son avenir.




À celle-ci et aux « petits Blancs » pauvres, le Parti républicain d’avant Trump n’avait guère à offrir non plus. Son objectif central était en effet de réduire les impôts des milieux d’affaires, de leur permettre d’exporter et d’investir à l’étranger. Toutefois, en parlant de patrie, de religion, de moralité aux ouvriers et aux prolétaires blancs, en surjouant la persécution de l’Amérique profonde par des minorités assistées et des intellectuels pleins de morgue, les conservateurs se sont longtemps assurés que les victimes désignées de leur politique économique et commerciale continueraient à leur servir de chair à canon électorale (6).




Or la popularité de M. Trump auprès d’eux tient à d’autres ressorts. Le promoteur new-yorkais ne leur parle pas d’abord de Bible et de port d’arme, mais d’industries à défendre, d’accords commerciaux à dénoncer. Mme Clinton n’a pas forcément reconquis l’affection de ces électeurs en colère en installant la majorité d’entre eux dans un « panier de gens déplorables » composé de « racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes ». Ce diagnostic psychologique à grande échelle fut établi lors d’une levée de fonds à New York devant un « panier de gens » forcément admirables, eux, puisqu’ils avaient payé cher pour l’entendre.




Une élection marquée par de tels bouleversements idéologiques, et même par un désir de renverser la table, peut-elle néanmoins se conclure par la victoire de la candidate du statu quo ? Oui, dès lors que celle-ci a pour adversaire un outsider encore plus détesté qu’elle. Au fond, le « truquage » principal est là. Il caractérise d’autres pays que les États-Unis. La France pourrait connaître une situation semblable l’année prochaine : des colères populaires contre la mondialisation, la ségrégation sociale et la connivence des « élites », mais immanquablement dévoyées par un jeu politique qui, dans un cas comme dans l’autre, fait toujours retomber la tartine du mauvais côté.




Rien de très inattendu ne pouvant venir de Mme Clinton — encerclée d’experts, de sondeurs, de publicitaires, elle calcule tout au millimètre près —, M. Trump a choisi de chambouler la donne. Il l’a fait en jetant aux orties la stratégie arrêtée par son parti il y a quatre ans.











Robert Rauschenberg. – « Pilgrim » (Pèlerin), 1960
Kunsthalle De Hambourg, Allemagne / Bridgeman Images

La réélection de l’actuel président en 2012 avait surpris les caciques républicains. Ils en avaient conclu qu’une prochaine victoire exigerait qu’ils réduisent l’avantage électoral des démocrates auprès des Noirs (Mme Clinton les mobiliserait moins que M. Obama) et surtout des Hispaniques, dont le poids démographique ne cesse d’augmenter. Ceux-ci étant heurtés par la politique restrictive des républicains en matière d’immigration, il conviendrait de se montrer plus ouverts sur le sujet et de légaliser une partie des clandestins. Puisque les loyautés électorales ne sont pas inscrites dans les gènes, rien n’interdit pour le reste à un Hispanique de voter à droite s’il est opposé à l’avortement ou s’il n’aime pas payer des impôts. Les immigrants polonais, italiens, lituaniens étaient démocrates avant de soutenir Ronald Reagan ; en 2000, 70 % des musulmans se prononçaient en faveur de M. George W. Bush ; huit ans plus tard, ils furent 90 % à choisir M. Obama (7)…

Au lieu de chercher à grappiller quelques voix dans un électorat latino et noir hostile aux républicains, M. Trump a fait le pari inverse. Celui d’accroître son avantage auprès des Blancs non hispaniques. Ils ont beau représenter une fraction déclinante de la population, elle constituait encore 74 % de l’électorat en 2012. Afin de les mobiliser, en particulier les ouvriers et les employés peu diplômés, M. Trump a simultanément attisé la crainte qu’un afflux d’immigrés ne provoque insécurité et dissolution identitaire, et martelé la promesse d’une renaissance industrielle (« Make America great again »). Un tel discours résonne au sein de groupes sociaux dont l’establishment démocrate ne se soucie plus, ne l’associant ni à la modernité numérique ni à la diversité démographique, sans doute parce qu’il estime qu’ils se débattent dans une culture et un univers révolus, en déclin, « déplorables ».

Or, si les métropoles assurent une part croissante de la prospérité du pays et de sa production d’imaginaire, c’est plutôt dans les États de la « périphérie » que se joue l’élection. Pendant quelques mois, la Californie et New York doivent donc en rabattre, puisque leur vote est déjà acquis (aux démocrates) et que la marge de victoire n’a aucune importance. Inversement, l’Ohio, la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin tiennent leur revanche. L’issue du scrutin étant chez eux plus incertaine, on les courtise, on y tient meeting, on se penche à leur chevet. Et que découvre-t-on ? Que ces États, plus blancs, plus âgés et souvent moins instruits que la moyenne, ont perdu des centaines de milliers d’emplois en raison des délocalisations et de la concurrence chinoise ou mexicaine, qu’ils accumulent les friches industrielles, qu’ils ont moins profité de la reprise économique que le reste du pays. Le discours protectionniste et inquiet de M. Trump y est donc bien accueilli ; Mme Clinton peine davantage à vendre le « bon bilan » du président Obama.

Bientôt, quand les villes-monde auront encore enflé, quand l’immigration aura transformé l’Amérique en pays majoritairement composé de « minorités », les démocrates pourront peut-être se passer du Midwest ouvrier, comme ils ont autrefois fait l’impasse sur les « petits Blancs » du Sud. Mais pas cette année.

Cette année, c’est trop tôt pour pouvoir, sans risque, gronder comme des enfants gâtés tous ceux qui réagissent (mal) aux problèmes qu’on a soi-même créés. Pour leur intimer de se former, de changer de métier, de déménager. Car, avec M. Trump dans l’arène, les démocrates ne peuvent plus être certains que ce qui leur reste de base ouvrière n’a d’autre refuge électoral que le leur. Incarnation d’une « élite » politique qui depuis un quart de siècle a mené le monde populaire à la catastrophe, Mme Clinton doit soudain tenir compte de populations dont le destin économique est menacé, que la perte de son statut social d’antan terrorise. Son curriculum vitae est resplendissant ; mais, en 2016, nombre d’Américains semblent vouloir sortir les sortants et disposer pour y parvenir d’un bâton de dynamite nommé Donald Trump.

Alors, tout à coup, les Blancs en situation de détresse se remettent à compter. On les ausculte comme il y a un demi-siècle le lumpenprolétariat noir. Et on découvre que l’espérance de vie des mineurs des Appalaches, des cultivateurs de tabac de Virginie, de tous ceux qui ont dû changer d’emploi, devenir vigiles à Walmart en perdant au passage les deux tiers de leur salaire, chute.
Que, pour les Blancs sans diplôme, cette espérance de vie est désormais inférieure de près de treize ans à celle des Blancs passés par l’université (67,5 contre 80,4) ; chez les femmes, l’écart est d’un peu plus de dix ans (73,5 contre 83,9). Ce ne sont plus seulement dans les ghettos noirs qu’on trouve des boutiques de prêteurs sur gages, des jeunes mères célibataires dépendant des aides sociales, des taux élevés d’obésité, de toxicomanie, de suicide. Pour ces populations en détresse, l’expérience de
Mme Clinton, son attachement aux normes politiques de Washington, l’appui qu’elle reçoit des principaux médias ne constituent pas nécessairement un atout.

À quoi ressemblera leur avenir « postindustriel » quand toutes les mines de charbon qui les emploient auront fermé, quand les chauffeurs de taxi et de camion seront remplacés par des véhicules autopilotés par Google, quand les caissières de supermarché deviendront des scanners, et les ouvriers des robots ? Tous programmeurs ? Tous serveurs ? Tous autoentrepreneurs livreurs de plats cuisinés commandés par une application de téléphone portable, loueurs de chambres à des touristes, jardiniers de la nature, aides à domicile ? Mme Clinton ne répond pas à cette inquiétude puisqu’elle l’assimile sans doute à un refus du progrès. M. Trump, lui, la martèle afin de riposter à ceux que la brutalité de sa personnalité et son absence d’expérience politique terrorisent : « Qu’avez-vous à perdre ? »

Truqué ou non, on saura bientôt si le système américain est devenu assez fragile pour se donner à un homme comme lui. Mais, à supposer que, dans les semaines qui viennent, un attentat, une mauvaise prestation télévisée ou la découverte de correspondances compromettantes suffise à écarter Mme Clinton de la Maison Blanche, preuve serait alors faite que, loin de combattre efficacement la droite autoritaire, le parti du statu quo néolibéral constitue dorénavant son principal carburant.


Serge Halimi



(1) Pour une analyse plus détaillée de ces biais, lire Serge Halimi et Loïc Wacquant, « Démocratie à l’américaine », et Benoît Bréville, « Géorgie et Caroline du Nord, les deux Sud », Le Monde diplomatique, respectivement décembre 2000 et octobre 2012. Cf. également Elizabeth Drew, « Big dangers for the next election », The New York Review of Books, 21 mai 2015.


(2) Selon un sondage réalisé fin mai 2015, 84 % des Américains estiment que l’argent occupe trop de place dans la vie politique de leur pays, 85 % que le système de financement des campagnes doit être complètement reconstruit ou fondamentalement changé, 55 % que leurs élus promeuvent la plupart du temps les intérêts des groupes qui les ont financés (The New York Times, 2 juin 2015).


(3) Mme Clinton promet d’y consacrer 275 milliards de dollars en cinq ans ; M. Trump, le double. Cf. Janet Hook, « Trump bucks his party on spending », The Wall Street Journal, New York, 19 septembre 2016.


(4) Cf. William Galston, « The double political whammy for business », The Wall Street Journal, 20 juillet 2016.


(5) Francis Fukuyama, « American political decay or renewal ? », Foreign Affairs, New York, juillet-août 2016.


(6) Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2013. Lire aussi « Stratagème de la droite américaine, mobiliser le peuple contre les intellectuels », Le Monde diplomatique, mai 2006.


(7) Selon le New York Times des 9-10 janvier 2016.


Lire aussi le courrier des lecteurs dans le numéro de novembre 2016.

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