« Ce que la France a dilapidé de plus précieux, ce n’est pas sa croissance économique mais sa confiance démocratique »

« Ce que la France a dilapidé de plus précieux, ce n’est pas sa croissance économique mais sa confiance démocratique »

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Au lendemain des annonces présidentielles, l'économiste Eloi Laurent regrette que la parole politique se réduise à «des chiffres égrenés les uns après les autres». 
Il appelle à reconstruire un récit commun dont la santé serait la clé de voûte.

Avec les dernières annonces présidentielles, voici venir l’assouplissement des règles de confinement. 
Les Français pourront donc faire leurs courses de Noël dès samedi et se réunir les 24 et 31 décembre… au risque de réactiver la désormais habituelle alternative entre la santé et l’économie : ce bol d’air pour les commerçants et certains secteurs de l’économie ne risque-t-il pas d’amorcer une troisième vague ? 
Pour l’économiste Eloi Laurent, guère convaincu par la politique menée par l’exécutif, cette dualité n’a pas de sens. 

Et si la santé guidait le monde ? (Les liens qui libèrent, 15,50 euros), il estime que la santé doit toujours être privilégiée. 
Il propose de faire de l’espérance de vie en bonne santé l’indicateur clé qui remplacera le PIB.


Comment réagissez-vous au discours d’Emmanuel Macron mardi soir ?

Avec surprise : le politique a disparu. Il n’y a plus de récit de la crise, mais des chiffres égrenés les uns après les autres. Les indicateurs ont pris le pouvoir, y compris visuellement : ils occupent la moitié de l’écran. 
Et ces indicateurs dont tout dépend désormais sont basculés vers les citoyens via «l’esprit de responsabilité». 
Est-ce rassurant ?

Justement, contrairement au précédent, le deuxième confinement n’a pas conduit aux mêmes réflexions sur le «monde d’après». Pourquoi ?

Probablement parce qu’il n’a pas produit l’effet de surprise et de sidération du premier. C’est aussi un confinement en partie assoupli, une espèce d’entre-deux. Mais il y a surtout une fatigue sociale et morale évidente. 
La coopération sociale, c’est comme le soleil : si vous en manquez trop longtemps, vous n’allez pas bien. C’est sans doute l’enseignement le plus fondamental de cette année.


«Tout pour l’économie», c’est une bonne façon de résumer la gestion de la crise en France ?

Oui, mais en précisant que c’est un échec ! Le gouvernement a fait systématiquement la même erreur : penser qu’il faudrait choisir entre la santé et l’économie, privilégier la seconde et finalement perdre sur les deux tableaux. On peut résumer l’application de cette stratégie en trois périodes clés : en février, la France réagit trop lentement à la dégradation des indicateurs sanitaires pour maintenir l’activité économique (nettement plus lentement que contre le Sras en 2003) ; en mars, cela oblige à déclencher un des confinements les plus sévères de la planète, une réponse dévastatrice en termes de coopération sociale comme d’économie ; enfin, les mois de septembre et octobre répètent la séquence de février : inertie puis brutalité.

Comparons avec la Nouvelle-Zélande qui est à mes yeux un modèle de bonne gestion, puisqu’elle totalise à ce jour moins de 30 décès… Cela n’a rien à voir avec l’insularité de cet Etat ou sa petite taille démographique, mais avec un choix politique clair et puissant : la meilleure politique économique face au Covid est la politique sanitaire. 
Le gouvernement a pris dès janvier, puis dès août, des mesures de confinement très strictes, qu’il a ensuite pu assouplir bien avant les autres pays. 

Les indicateurs qui mesurent la sévérité des mesures de restrictions sont clairs : celui créé par l’université d’Oxford, qui va de 0 (pas de restriction) à 100 (sévérité absolue) était à 20/100 en Nouvelle-Zélande et de 80/100 en France avant «l’assouplissement du confinement». L’idée selon laquelle vous pourriez laisser filer les indicateurs sanitaires pour limiter l’impact économique est une erreur économique et une faute sanitaire.

Depuis février, la donne a tout de même un peu changé : plan de relance avec un volet écologique, promesse d’une revalorisation des salaires du personnel soignant, ou discours d’Emmanuel Macron affirmant l’importance de l’Etat-providence.

Il était temps pour le président de la République française de prendre conscience de l’importance de l’Etat-providence, qui représente la bagatelle de 750 milliards d’euros. Je constate comme tout le monde que dès le premier confinement passé, il a remis en chantier les réformes de l’assurance chômage et des retraites et sapé le travail de la Convention citoyenne pour le climat en expliquant que ses propositions allaient pénaliser la croissance. Le budget qui vient d’être voté exige de nouvelles économies à l’hôpital. Il n’y a donc pas d’inflexion dans l’orientation résolument néolibérale des politiques menées en France depuis au moins 2007. 
Le soutien à la transition écologique via le plan de «relance» n’a rien d’exceptionnel, tant la France est en retard sur tous ses objectifs, à commencer par son budget carbone, qu’elle ne respecte toujours pas. La question n’est pas de mettre au point des plans de «relance» : il ne faut surtout pas relancer un système économique capable de produire des catastrophes sanitaires comme le Covid 19. Il faut réinventer l’économie et, plus spécialement en France, s’atteler à la revitalisation sociale en luttant contre la désocialisation, l’explosion des inégalités et la perte de confiance.

Le gouvernement se soucie seulement maintenant des minima sociaux, seulement maintenant de l’isolement des jeunes et des personnes âgées, réalise seulement maintenant la dégradation de la santé mentale, etc. Cela fait neuf mois que tout cela aurait dû et pu être fait. Ce que la France a dilapidé de plus précieux en 2020, ce n’est pas sa croissance économique mais sa confiance démocratique. 
Et c’est qui risque de lui faire le plus cruellement défaut dans la perspective d’une sortie de crise, à commencer par la campagne de vaccination. 
C’est pour cela que des indicateurs de bien-être encastrés dans un récit politique sont si précieux pour gouverner une économie au XXIe siècle.

Dans l’urgence de la période, peut-on à la fois amorcer un tel changement et régler les urgences économiques telles que le soutien aux petits commerces ?

Les petits commerces ne constituent pas, et de loin, le gros de l’effort économique que le gouvernement a fourni. Par ailleurs, les rouvrir revient aussi à soutenir des relations sociales de proximité dont nous manquons aujourd’hui. 
En revanche, il aurait fallu au moment où les grandes entreprises avaient besoin d’un soutien vital, et où l’Etat était en position de force, utiliser le levier public pour accélérer la transition sociale-écologique. 
Cette occasion a été perdue. 
Le plus important à présent est de faire la pédagogie de cette crise en expliquant combien elle est interne au système économique : ce n’est pas une crise sanitaire qui a mis à mal l’économie, c’est une crise écologique provoquée par l’insoutenabilité de nos systèmes économiques fondés sur l’obsession de la croissance qui a engendré une crise sanitaire et de la coopération sociale.


La pandémie a-t-elle affaibli notre Etat-providence, et acté la fin de ce modèle ?

Mais sans l’Etat-providence, tout se serait effondré ! Regardez la catastrophe américaine, alors qu’on nous vante encore les brillantes performances économiques de Trump ! Là où il existe, c’est lui qui a permis de maintenir l’emploi, le revenu, la cohésion sociale et finalement la démocratie. 

A l’inverse, l’ONU vient de montrer que la pauvreté mondiale va fortement augmenter car les politiques sociales ne bénéficient qu’à environ 30% des habitants de la planète. Il y a donc une évidence qui doit guider nos choix futurs : l’Etat-providence est la colonne vertébrale de toutes les économies dites développées. Il est le signe et le vecteur du développement. 

Il faut donc défendre cette institution stratégique pour le siècle qui s’ouvre et la consolider : en plus de l’efficacité et de la justice, il faut y faire entrer le défi de la soutenabilité.

Vous proposez de faire de la santé l’élément clé de ces trois piliers. Pourquoi ?

Pour qu’une économie soit viable, ne faut-il pas que les travailleurs, les producteurs, les consommateurs soient en bonne santé, aujourd’hui et demain ? Cela implique à la fois d’avoir un bon système médical et sanitaire, mais aussi d’arrêter de dégrader nos écosystèmes, dont on connaît désormais avec précision l’importance pour notre santé et plus généralement notre bien-être. C’est la raison pour laquelle je propose de ne plus avoir pour guide la croissance économique et le PIB, mais plutôt l’espérance de vie et plus largement ce que j’appelle, en référence au plein-emploi, la «pleine santé». L’espérance de vie est une mine d’informations sociales et même environnementales. Vous y lisez la démocratisation de la médecine et de l’assurance sociale, l’importance des inégalités sociales, la nécessité des relations sociales, les inégalités territoriales, l’impact des crises écologiques, etc. 

En France, l’espérance de vie continue d’augmenter, mais l’espérance de vie en bonne santé stagne depuis une décennie : pourquoi ? 
Et pourquoi n’est-ce pas au centre des débats et au cœur de nos finances publiques alors que l’on sait que la bonne santé est un bouclier contre les crises écologiques comme le Covid-19 ?

Avec la santé et l’écologie au centre de nos préoccupations collectives, à quoi pourra encore servir le ministère de l’Economie et des Finances ?

Il sera là pour financer la transition sociale-écologique, en cherchant à maximiser les cobénéfices entre ces deux domaines plutôt que de servir de ministère de l’analyse coûts-bénéfices : quand vous faites des politiques environnementales ambitieuses, vous avez des bénéfices sur le plan sanitaire. 

Le ministère s’occupera par exemple de calibrer socialement la fiscalité carbone pour qu’elle soit juste. Bref, ce sera un ministère de moyens, pas de fins. 
Ce serait un grand changement, car si vous allez aujourd’hui sur le site du ministère de l’Economie, vous verrez que la croissance y est définie comme «la quête perpétuelle des politiques économiques» !


Pensez-vous que l’actuelle configuration politique et sociale permette d’aller rapidement dans cette direction ?

Il ne faut pas demander l’impossible dans l’immédiat, du fait de notre grande fatigue collective. 
Mais je crois que l’idée de bien-être collectif a gagné du terrain dans les esprits. 
L’espoir de solidarité revient : ce qui nous manque le plus, c’est de côtoyer les autres. 

La conscience écologique avait beaucoup progressé avant la pandémie. 
Les Français sont prêts, il me semble, à des politiques de transition, à condition qu’elles soient justifiées (et donc expliquées) et qu’elles soient justes. 
Nous en sommes très loin. 

Mais la réalité est que jamais la conscience écologique n’a fait autant de progrès et que jamais sans doute les Français n’ont mieux compris qu’un modèle social dont on prend soin, ça apporte une humanité de dingue.






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