Que se passe-t-il en Tunisie ?
LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU
Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…
Depuis une dizaine de jours, la Tunisie traverse une crise politique inédite. On essaye de comprendre.
Tout commence le dimanche 25 juillet. Des manifestations populaires ont lieu dans plusieurs villes du pays pour protester contre la gestion de la pandémie de COVID-19 par le gouvernement du Premier ministre Hichem Mechichi, du parti islamiste Ennahdha. Le soir même, le Président tunisien Kaïs Saïed, un conservateur indépendant élu en octobre 2019, limoge Hichem Mechichi, gèle les activités de l’Assemblée nationale pour une durée de 30 jours, et lève l’immunité parlementaire des députés.
Pourquoi ces manifestations ?
La Tunisie relève le plus lourd bilan humain du continent africain en termes de morts du COVID-19. À cela s’ajoute une précarité croissante et un chômage très élevé. On ne doit pas imputer cette frustration populaire uniquement à la pandémie et à sa gestion : depuis la Révolution de 2011 qui a mis fin à la dictature de Ben Ali et a marqué le début du printemps arabe, le pays a du mal à relancer la croissance et la pauvreté augmente. La réalité économique tunisienne freine l’élan suscité par la Révolution et atteint le soutien populaire des institutions démocratiques mises en place après la promulgation de la Constitution de 2014.
C’est d’ailleurs par l’article 80 de cette Constitution que le président Saïed justifie ses actions qui vont au-delà des pouvoirs conférés par sa fonction. Cet article 80 stipule “qu’en cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle […]”
Cette décision de Saïed a reçu un accueil varié. Lundi 26 juillet, deux camps se sont dessinés devant le Parlement à Tunis : d’un côté, les manifestants de dimanche, qui protestent contre le parti Ennahdha et/ou contre la corruption de la classe politique en général, sont venus soutenir les décisions du Président. Cette mouvance est plutôt composée de jeunes, qui ont grandi avec la démocratie. Face à eux, les partisans d’Ennahdha, menés par le chef du parti Rached Ghannouchi, accusent Saïed d’avoir effectué un coup d’Etat. Et surtout, entre les deux, une majorité de personnes qui attendent de voir ce que Saïed fait de ce coup de force avant de se positionner, tant la situation est inédite.
Une purge anticorruption ?
Cette crise politique est un cas d’école de différences de perspectives : si certains voient dans les décisions de Saïed un acte profondément antidémocratique, voire un coup d’Etat, d’autres y espèrent une purge anti-corruption et une remise à neuf du système politique tunisien.
Plusieurs éléments soutiennent cette théorie : en plus des interdictions de sortie de territoire émises à l’encontre de nombreuses personnalités politiques et d’affaires tunisiennes, Saïed a également congédié, avec le Premier ministre, la quasi-totalité des membres du cabinet et des conseillers de ce dernier, ainsi que les ministres de la Défense et de la Justice (en plus de celui de l’Intérieur, poste occupé par intérim par Mechichi lui-même).
Pour certains, débarrasser un pays de la corruption, ça ne se fait pas en un coup de communiqué – il est donc trop tôt pour se réjouir d’un changement radical de paradigme, tant la corruption est un problème complexe et profond. Toutefois, le Président Saïed a bien été élu grâce à son programme de lutte contre la corruption, et est surnommé le “président de l’intégrité”. Le début de son mandat a même déçu certains de ses électeurs qui espéraient davantage de fermeté sur ce front.
… ou un coup d’Etat ?
Ce qui inquiète d’autres observateurs, c’est le manque de visibilité sur la suite. Le vide est rarement une bonne chose en politique, et certains craignent que ce vide ne soit comblé que par une nouvelle figure “d’homme fort” – Kaïs Saïed – dans le même genre que Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur renversé en 2011.
Zoom
En 1987, Zine el-Abidine Ben Ali avait en effet pris le pouvoir par un coup d’Etat “médical” – en demandant à plusieurs médecins de déclarer comme sénile (et donc incompétent) le président tunisien Habib Bourguiba. Premier ministre à l’époque, Ben Ali devient alors Président du pays, suite à la mise à l’écart de Bourguiba. Il est resté au pouvoir jhttp://usqu’en 2011, après 24 ans au pouvoir.
Le pays attend encore une feuille de route de la part du Président. Plus d’une semaine après le départ de Mechichi, Kaïs Saïed n’a toujours pas nommé de Premier ministre. Les puissances occidentales sont restées plutôt en retrait sur la question, en appelant simplement à un retour au calme.
De l’importance de varier ses sources
En revanche, de nombreux médias occidentaux et think-tanks ont rapidement émis des analyses sur la situation tunisienne, qui sont toutefois à prendre avec des pincettes tant la situation est inédite. Ouiem Chettaoui, une analyste en politiques publiques tunisienne, a publié un article critique de cette prise de position rapide et décontextualisée sur la situation ici. La situation en Tunisie est souvent rapportée au cas de l’Egypte – dont le dirigeant, le commandant al-Sissi, a renversé les Frères Musulmans pour prendre le pouvoir.
Toutefois, la perception de la situation tunisienne comme un conflit binaire entre les islamistes d’Ennahdha et les “séculaires” en soutien à Kaïs Saïed ignore une belle partie du tableau. D’abord (et pour faire simple – le Drenche vous invite à creuser ce résumé) parce que cette analyse élude le large soutien qu’a eu Ennahdha en 2011 grâce à son image de parti islamiste, ainsi que sa perte de vitesse lors de l’adoption en 2014 d’une ligne plus progressiste. Ceux qui appréciaient chez Ennahdha cette ligne islamiste sont, pour beaucoup, allés soutenir un nouveau parti “vraiment” islamiste : al-Karama.
Al-Karama est un parti fondé en 2019 par Seif-Eddine Makhlouf. Ce parti est islamiste et conservateur. Il s’est construit en réaction à l’abandon de l’islam militant par Ennahdha, et prône l’inscription de la charia dans la Constitution tunisienne.
Présenter les soutiens au président Kaïs Saïed comme des séculaires convaincus qui luttent contre l’islamisme relève d’une vision homogénéisante des contextes politiques variés qui coexistent au Moyen-Orient et Afrique du Nord, où il n’y aurait de luttes que contre les dictatures ou les partis islamistes. Chettaoui voit dans ces analyses une forme d’orientalisme : c’est-à-dire une vision occidentale de l’Orient comme un lieu de chaos, et qui plutôt que de se renseigner auprès d’experts sur place, préfère satisfaire ses biais de confirmation en parlant de révolution tunisienne lorsqu’il n’y pas vraiment de quoi pour l’instant (malgré le caractère inédit et instable de la crise).
Au-delà d’un conflit idéologique, il semble s’agir ici d’une frustration sociale devant la pauvreté qui augmente, de la mauvaise gestion de la crise sanitaire, d’une perte de confiance dans l’exécutif… qui sont des thématiques que nous connaissons en France également. La situation tunisienne est donc une belle opportunité de varier ses sources d’information, surtout lorsqu’il s’agit d’actualité internationale !
Et après ?
Depuis la semaine dernière, Saïed a rencontré de nombreuses organisations de la société civile
pour écouter des demandes estimées comme “populaires” par ces
dernières, et a monté une cellule de crise pour gérer la pandémie de
COVID-19. Il a également promis aux Tunisiens de lutter contre la
corruption dans le pays, et a nommé un ministre de l’Intérieur par
intérim, Ridha Gharsallaoui. Enfin, le Président a déclaré qu’il n’était plus en âge pour devenir un dictateur, reprenant la formule de Charles de Gaulle en 1967, et se voulant rassurant.
Toutefois, Slaheddine Jourchi, un politologue tunisien, a exprimé sa méfiance à l’égard de Saïed,
qui selon lui aurait des actions qui diffèrent de son discours initial.
Il est vrai qu’en arrêtant des opposants avant de s’attaquer à la
corruption, en maintenant un flou inquiétant sur la reconstitution d’un
système politique normal, et en jouant sur les différentes
interprétations possibles de la Constitution pour légitimiser ses
actions, Kaïs Saïed ne fait pas dans la dentelle.
Une situation à suivre donc : en espérant que ce décryptage vous aidera à comprendre la suite des événements !
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