De la bienveillance dans les relations internationales.
Offensives militaires russes contre l’Ukraine.
Augmentation de l’arsenal nucléaire chinois. Craintes d’une guerre de haute intensité entre grandes puissances.
La Chute du mur de Berlin est bien loin…
La fin de l’ère bipolaire sans conflit armé avait généré un immense espoir. Avec des génocides au cours des années 1990 ainsi que les guerres expéditionnaires de contre-insurrection menées en Afghanistan et en Irak après le 11 septembre 2001, cet espoir s’étiole. Dans un tel contexte, la célèbre formule de Raymond Aron « Paix impossible, guerre improbable » appliquée à la Guerre froide fait l’objet d’amendements : « paix toujours impossible, guerre moins improbable »1. Survivre. Voilà l’unique quête au cœur d’une mondialisation qui rime avec violence mais aussi souffrance et indifférence.
Ce diagnostic a une valeur incontestable. Il demeure néanmoins restrictif. Tel le haut de l’iceberg, il écorne d’autres dimensions moins visibles de la réalité internationale. Parmi elles, la bienveillance…
Je vois déjà froncer les sourcils. La bienveillance fait l’objet de vives controverses dans nombre de domaines tels le Management ou encore les Sciences de l’éducation.
Mais en politique internationale, elle prend les traits d’un véritable hors-sujet. Elle relèverait de l’utopie qu’il convient de mettre à distance avec énergie. Sa terre de floraison ?
La sphère privée. Et certainement pas les chancelleries diplomatiques ou l’espace public. Un tel jugement catégorique ferme la discussion alors que la bienveillance peut apparaître entre États.
Et l’observer ou en tracer les diverses manifestations ne signifie pas succomber à certaines illusions comme celle d’une substitution de la bienveillance à la puissance par exemple2.
Dès lors, tâchons de la décrire au-delà des stéréotypes qui lui sont accolés : se limite-t-elle à une logique d’intérêt purement matériel lorsque les États endossent ses habits pour se soustraire à une guerre existante (la neutralité bienveillante), pour établir un ordre international (l’hégémonie bienveillante), pour amadouer la volonté des partenaires diplomatiques (la duplicité bienveillante) ?
Et d’ailleurs, la bienveillance étatique se borne-t-elle à ces trois types de conduites ?
De manière plus fondamentale, la bienveillance se définit-elle vraiment par mièvrerie et bons sentiments ? Sortir des clichés et des clivages entre défenseurs et détracteurs de la bienveillance suppose de regarder en face sa « juste part » dans les relations internationales : Ni plus, ni moins.
Car si elle est bien souvent instrumentalisée afin d’auréoler la réputation des États comme l’illustre un aspect de la diplomatie publique chinoise actuelle à l’égard des sociétés du Sud, elle ne se cantonne pas à une construction d’image.
Se défaire des bons sentiments
Comme le soulignait Alain, la bienveillance relève à la fois de la nature et de la volonté. En tant que disposition, elle correspond à une affection calme faite d’attention à soi, à autrui et plus largement au milieu qui nous entoure. La nature humaine ne se réduit pas à cette affection, laquelle correspond aussi et surtout à une potentialité. Si toutes et tous nous la possédons et sommes capables de la reconnaître en la voyant à l’œuvre chez les autres, nous décidons – ou non… – de la mobiliser selon les circonstances.
Ce passage de la bonté formelle à la bonté réelle n’a donc rien d’automatique. Et quand il se dessine, il résulte d’une pure spontanéité ou d’un effort dans la durée. Mais vers quelle finalité ? En tant qu’action, la bienveillance réside dans la tempérance, dans la non-nuisance (bienveillance négative) et dans la promotion raisonnable du bien (bienveillance positive).
La diplomatie n’exclut ni cette disposition ni ces actions guidées par le calme et l’attention. Les témoignages de sympathie face à la détresse éprouvée par les diplomates et leurs concitoyens suspendent les tensions existantes entre États comme l’illustrent les réactions après le 11 septembre de la Russie à l’égard des États-Unis ou encore les relations entre la Turquie et la Grèce après le tsunami en mer Égée de 2020.
Le recours aux minutes de silence ou l’organisation de cérémonies en hommage aux événements traumatiques passés incarnent également des gestes bienveillants en tant que rituels diplomatiques. Plus généralement, la sensibilité au calme pour les diplomates accentue l’écoute : une faculté primordiale pour l’exercice de leurs fonctions dont la visée ne s’articule pas seulement à la prudence. Elle est essentielle tant pour la compréhension que pour la tenue même des négociations.
Une autre dimension réside dans l’attention au milieu mondial. Selon les approches traditionnelles d’ordre réaliste, les « buts du milieu » en politique étrangère consistent pour les Etats à « se préoccuper d’autre choses que leurs propres possessions3 ». Ils façonnent un environnement « sensé » être favorable à l’État en question : par exemple, la politique du Grand-Moyen Orient sous George Bush fils (fin des alliances avec des États non démocratiques). Cette définition du milieu demeure étriquée. Elle ne permet pas de saisir le milieu comme source même de l’existence. Ce que Durkheim et Mauss ont mis en relief dans leurs travaux sociologiques.
Et ce que des philosophes contemporains contribuent à reformuler via l’épistémologie des sciences naturelles. S’appuyant sur une lecture renouvelée de Darwin, Baptiste Morizot souligne que les meilleurs organismes dans l’évolution sont ceux qui préservent le mieux leurs relations au milieu et avec leurs semblables dans ce milieu. Loin de dominer celui-ci, ils cherchent à le maintenir.
À titre d’illustration, ne pas chasser toutes ses proies au risque de ne plus avoir assez de nourriture pour subsister.
On parle alors de « relation constitutive » dans le sens où garantir la pérennité de la relation aboutit, ainsi, à se prémunir soi-même. Opposée à une diplomatie des termes (« se battre pour un terme contre un autre »), elle donne corps à une diplomatie de la relation « où ce sont les relations qui sont ontologiquement prééminentes, ce qu’on appelle le soi, ce que l’on ressent comme soi, n’est qu’un effet secondaire des relations qu’on entretient avec les autres4 ».
Être sensible au bien de la relation s’apparente, dès lors, à une « voie diplomatique ». Ce que l’on peut repérer dans la référence à un milieu commun qui motive et guide l’élaboration progressive, cahin-caha, d’une gouvernance environnementale globale : le rapport Brundtland sur le développement durable (« Our Common future », 1987), les conventions de Rio sur le changement climatique, la biodiversité et la désertification (1992), la construction des Objectifs du Développement Durable (ODD, 2015). Ces derniers s’abreuvent à l’idée de contenir le développement économique, de le rendre tolérable pour la planète. Ici, le développement durable devient un standard qui dépasse les oppositions Nord-Sud car c’est bien l’ensemble des Etats qui s’engagent dans cette lutte commune, et ce, malgré des avancées fragiles.
En matière de tempérance stratégique, les tendances pourraient s’avérer moins probantes, notamment du côté des grandes puissances cultivant une faible retenue voire succombant aux affres de la démesure. Néanmoins, ces basculements fonctionnent aussi comme repoussoirs car sources de fragilisation. Thucydide l’avait déjà observé pour les Cités grecques en son temps. Par ailleurs, Jacqueline de Romilly a bien montré que l’idéal de douceur ainsi que l’apaisement ne s’arrêtent pas aux frontières des unités politiques lors des périodes antiques grecques et romaines5. Si le regard porte sur la réalité contemporaine, comment ne pas voir dans le déclenchement de la guerre en Irak de 2003 une sur-réaction de l’administration Bush Jr. après le 11 septembre, laquelle exprime une hubris qui se retourne en partie contre son initiateur ?
Et les prises de position au Conseil de sécurité telles que celles du représentant kenyan le 25 février 2022 après le déclenchement des opérations militaires russes en Ukraine n’attestent-elles pas d’une conscientisation de la tempérance : « Nous devons achever de guérir sur les braises des empires morts sans replonger dans de nouvelles formes de domination et d’oppression » ?
Repérer les conditions plus ou moins favorables à l’essor de la tempérance est donc une entreprise nécessaire. Parmi elles, la reconnaissance paraît incontournable. Dans le cas russe, la posture de Vladimir Poutine révèle l’influence des passions et de l’identité6 sur les conduites politiques car derrière ses choix se loge un vif ressentiment à l’égard des Occidentaux depuis la fin de la Guerre froide associée à une volonté d’affirmer une supériorité face à une Europe considérée comme décadente. Ici, la tempérance se heurte à de profonds écueils lorsqu’un leader au pouvoir éprouve un décalage entre l’image qu’il se fait de son pays et l’image que lui renvoient les autres.
Quant à la bienveillance négative, à savoir la non-nuisance, elle n’est pas étrangère à l’histoire des relations internationales. Ne pas causer de « souffrance inutile » ou de « maux superflus » constitue un acquis du droit des conflits armés dont on trouve trace dans les Conventions de La Haye sur le règlement pacifique des différends de 1899 et 1907. Il s’étend à l’usage d’armes, dont les effets sont considérés comme particulièrement dangereux à l’instar des bombes chimiques, et bien sûr à la lutte contre la torture comme le révèle l’article 1 de la Convention contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984. Porter secours aux blessés participe également de la non-nuisance.
La création de la Croix-Rouge en 1864 à partir de l’expérience même de la guerre lors de la bataille de Solferino explique la détermination d’Henri Dunant, l’un de ses initiateurs. Il serait inhumain de laisser les combattants mais aussi les non-combattants dans une situation de souffrance au cœur de ces conflits armés. Enfin, ne pas porter atteinte à l’intégrité physique ou mentale des personnes ou des groupes ethniques s’inscrit dans le principe de non-nuisance à l’instar de l’article 2b de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.
Une des traductions de la non-nuisance réside dans le principe de due diligence. Il consiste à s’abstenir de nuire par anticipation. L’éthique de cette vigilance prend assise sur une attention renforcée à l’altérité, les États se devant de prévenir les risques de se nuire réciproquement. Étroitement reliée au principe de responsabilité internationale des États, la due diligence présente l’aspect d’un devoir qui n’est autre que le miroir du droit à la souveraineté.
La plupart des branches du droit incluent aujourd’hui ce principe, notamment la protection de l’environnement ou celle des droits humains. Quand bien même elle prend les traits d’une obligation de moyens et non de résultats et laisse au juge l’appréciation au cas par cas de son respect ou non, elle enregistre une évolution du droit certes encore à affermir – certains domaines échappant à sa portée comme celui du cyber – mais repérable.
Reconnaître des vulnérabilités réciproques
En 2015, l’adoption de l’Agenda 2030 sur les Objectifs du Développement Durable (ODD) et celle de l’Accord de Paris sur le climat apparaissent comme une percée révélatrice d’une représentation partagée des conditions fragilisées de notre existence. Cette conscience d’une vulnérabilité partagée en ce qui concerne les enjeux climatiques et sanitaires transcende les clivages idéologiques ou la nature des régimes politiques. Elle est moins significative sur d’autres thèmes comme les formes de terrorisme, lesquelles peuvent faire l’objet d’interprétations variées notamment sous l’aspect de leur déclenchement comme le rapport à la liberté d’expression au sein des démocraties.
La non-nuisance est pour certains la seule et unique visée morale possible dans l’espace mondial. Elle aurait d’ailleurs un statut d’obligation beaucoup plus strict et rigoureux que la bienveillance positive pour deux raisons.
En se focalisant sur les préjudices, voire uniquement les plus graves d’entre eux, elle procède à un recentrage de l’évaluation des actions étatiques vers leur responsabilité primaire : ne pas porter atteinte à l’intégrité physique ou morale des personnes ainsi qu’à leur intégrité propre en tant qu’entité collective. En identifiant les préjudices les plus sérieux, la non-nuisance esquive des controverses beaucoup plus délicates sur la conception même du bien. S’entendre sur les conduites de bienveillance négative ne remet pas en cause les définitions rivales de ce bien selon les sociétés, lesquelles reposent sur des valeurs et philosophies variées. En d’autres termes, elle permet plus aisément l’éclosion d’un consensus moral entre différentes approches de ce que pourrait être la vie bonne. Qui pourrait, en effet, refuser d’empêcher la cruauté à l’égard des vulnérables ou de tout individu quel qu’il soit ?
Or, la bienveillance négative peut aussi prendre les traits d’une étape. Un palier nécessaire. Un développement moral progressif semble surgir ici. Quand l’ordre minimal est assuré, à savoir préserver la coexistence sociale en vue d’empêcher la violence, alors, un ordre optimum pourrait se dessiner et des obligations positives apparaître. Mais il y a plus. En recentrant l’effort de manière exclusive sur la responsabilité prima facie – éviter les atteintes les plus graves et se conformer aux règles du droit international existant relatif aux préjudices causés par les États ou d’autres acteurs –, cette conception de la bienveillance occulte les responsabilités plus complexes.
Les situations de vulnérabilité résultent d’une combinaison de divers facteurs allant, de manière non limitative, de l’économique (comme la pauvreté) au géographique (comme le risque de submersion par montée des eaux). En effet, « la plupart des êtres humains ne souhaitent pas uniquement être protégés contre une mort violente, des blessures physiques et la dégradation.
À mesure que s’intensifient les interconnections globales, un nombre croissant d’êtres humains semblent également espérer que seront développés des systèmes de responsabilité transnationale qui assureront que les sociétés affluentes seront réceptives aux intérêts des communautés vulnérables, et prêtes à prendre la responsabilité relativement aux préjudices causés par les sociétés privilégiées.
La logique de ces aspirations est que le principe de non-nuisance nécessite non seulement l’abstention d’actes préjudiciables, mais également un engagement face à une responsabilité complexe qui reconnaît la façon dont les structures et les processus globaux causent un préjudice aux autres êtres humains et la façon dont l’absence de compassion ou l’indifférence peut entraîner un préjudice dignitaire et nuire à l’estime de soi7 ».
Le spectre de la deuxième pandémie post-Covid, à savoir le retour de la famine, relève de cet entrelacement d’insécurités à prendre en compte aujourd’hui. La réponse du Secrétaire Général des Nations Unies à travers son appel à la construction d’une « seule santé » illustre également cette tendance à penser les responsabilités de concert.
Dans ce cas, il s’agit d’associer santé animale, santé humaine, santé environnementale de la ferme à la fourchette en passant par l’assiette. Les connexions entre préservation de la biodiversité, lutte contre le changement climatique, amélioration de la santé alimentaire mais aussi réduction des inégalités sociales et économiques sont considérées comme majeures.
Les autres acteurs de l’espace mondial notamment les villes et les ONG sont de plus en plus impliqués dans cette lutte mais je voudrais ici inclure les individus ordinaires, Très souvent dans l’anonymat, ils adoptent des pratiques bienveillantes dans la proximité. C’est en effet d’abord et avant tout à cette échelle locale que la bienveillance trouve sa dynamique première et probablement la plus intense. Comme le soulignait le philosophe Francis Hutcheson, la bienveillance, à l’instar de la gravitation, est plus forte à mesure que les corps se rapprochent « et en viennent à se toucher ».
Mais cette échelle n’est absolument pas déconnectée du reste de l’espace mondial puisqu’elle demeure en lien avec les enjeux qui traversent les frontières, notamment la protection de l’environnement, la préservation des liens solidaires, ou, bien sûr, la circulation des personnes. Porter secours aux migrants en situation de péril – Cédric Herrou et Pierre-Alan Mannoni aux frontières de l’Italie ou Carola Rackete en mer Méditerranée -, mettre en place des circuits courts en matière économique ou établir des jardins partagés fondés sur les pratiques de permaculture : Voilà autant d’expériences démontrant l’existence de conduites bienveillantes dans la proximité.
Elles donnent surtout accès à une forme de responsabilité que les individus peuvent conscientiser sans basculer dans l’apathie ou le désarroi, sentiments que nous éprouvons face à l’ampleur des phénomènes qui affectent aujourd’hui l’anthropocène.
Faire de la bienveillance une brique et non une clef de voûte
Selon Adam Smith, l’action menée au nom de la bienveillance est « l’ornement qui embellit et non la fondation qui supporte le bâtiment8 ». La justice, dont la fonction résulte des obligations parfaites que se doivent de respecter les individus, l’emporte sur la bienveillance dans la construction d’une société appréhendée comme un édifice. David Hume ne s’éloigne pas vraiment de ce diagnostic lorsque lui aussi convoque une métaphore architecturale pour rendre compte de ces deux vertus nécessaires au lien social. La bienveillance correspond à un assemblage de briques façonnant un mur selon la conduite de tout un chacun alors que la justice s’apparente à une clé de voûte dont l’absence met en péril l’ensemble de la construction9.
Cette distinction permet d’exclure la bienveillance comme fondement d’une société politique. Néanmoins, la bienveillance prépare au politique. Elle génère des relations favorables à l’expression de la sympathie et donc sources de civilité en tant que savoir-vivre et manière d’être avec ses semblables. Exclure la bienveillance du registre du politique au nom de la morale contribue à une lecture fort étriquée de cette vertu. Celle-ci ne pulvérise pas la communauté à travers une soi-disant remise en question du principe d’égalité. Elle participe à l’éclosion du sentiment d’appartenance et de civilité.
Smith et Hume raisonnent essentiellement dans le cadre de sociétés nationales. Mais aujourd’hui, des aspirations à la justice mondiale sont de plus en plus visibles en vue de constituer une société mondiale équitable (revendications en matière de développement en vue de corriger les inégalités), et une société mondiale décente (revendications en matière de reconnaissance en vue de renforcer le droit des minorités ou respecter la diversité). Ces demandes de justice ne sont que très partiellement honorées. La bienveillance ne saurait combler ces carences de justice. La cultiver offre toutefois une brique qui contribue au fonctionnement d’une société mondiale.
Cette brique diffère de la pitié, cette « répugnance innée à voir souffrir son prochain » selon Rousseau10, dont la principale conséquence est de mettre à distance les altérités. Elle diffère également du paternalisme car elle suppose la reconnaissance d’une altérité autonome. Si cette reconnaissance vient à manquer, alors la liberté d’autrui se voit bafouée. C’est la raison pour laquelle les interventions militaires pour cause humanitaire déployées sans autorisations légales et ayant pour visée implicite voire explicite la transformation des régimes politiques ne saurait être qualifiées de bienveillantes.
Cette image de la brique permet d’établir un pont avec une tradition de pensée : le solidarisme. Celui-ci ne correspond pas seulement à une synthèse idéologique entre libéralisme et socialisme ; à savoir protéger et renforcer l’exercice de la liberté individuelle grâce à l’amélioration des conditions matérielles d’existence des plus faibles. Il s’enracine dans une conception profonde, celle de la solidarité comme loi naturelle. La solidarité est un fait biologique. Tout corps vivant persiste dans son existence grâce aux rapports de dépendance réciproque entre les différents organes qui le compose.
La solidarité est également un fait social. Car tout corps social repose sur les mêmes interdépendances mais cette fois-ci entre les individus eux-mêmes, leurs énergies ne pouvant se développer que dans l’association. Il serait illusoire de considérer un individu libre de manière isolée. C’est là tout le projet élaboré par Léon Bourgeois (1851-1925) en son temps mais dont les idées rencontrent une résonance contemporaine.
Protection et prévoyance sociales, éducation et plus largement anticipation afin d’offrir des conditions favorables d’existence pour les générations à venir : voilà le dessein. Léon Bourgeois n’a pas seulement travaillé à l’échelle d’une nation afin de le réaliser et ce, en élaborant des règles de droit à l’origine d’une « société formée entre des semblables11 ».
Sa volonté fut d’étendre le solidarisme aux relations entre Etats ainsi qu’entre les sociétés elles-mêmes. Le développement de l’arbitrage entre Etats ou la création de l’Organisation Internationale du Travail après la Première Guerre mondiale en sont des illustrations. Renouer avec cet esprit, c’est soutenir un multilatéralisme social le plus inclusif possible par rapport aux différents acteurs (y compris non-étatiques) et ne pas se limiter à la paix négative comme finalité ultime.
L’expérience du premier confinement lors de la crise pandémique de Covid-19 en 2020 a permis de le voir en partie à l’œuvre, notamment via le Programme Alimentaire Mondiale acheminant des vivres aux populations vulnérables alors que la circulation aérienne est interrompue. Renouer avec cet esprit, c’est aussi revigorer une foi dans la solidarité12. Une foi non aveugle.
Une bienveillance éclairée n’est pas tyrannie de la bienveillance
Dans un passionnant ouvrage dystopique – Le Congrès de Futurologie, 1971 –, le romancier polonais Stanislas Lem imagine une société où le gouvernement exerce son pouvoir par des « bombes de mutuelle bienveillance ». Celles-ci génèrent une contagion émotionnelle qui, en modifiant les conduites, garantit l’ordre. Cette œuvre littéraire dessine les traits d’une tentation totalitaire sous-jacente à ce type de projets politiques. Elle invite aussi et surtout à reconnaître avec lucidité un certain nombre de ses faces obscures appliquées aux États comme aux acteurs de la société civile.
La condescendance. Celle qui magnifie le bienfaiteur jouissant d’une supériorité mêlée de mépris. La bienveillance s’allie alors avec la suffisance. Lorsque l’aide humanitaire à destination d’Haïti après le séisme de 2010 consiste à donner de la nourriture provenant de l’étranger sans penser aux productions et approvisionnements locaux pourtant disponibles. Ne s’agit-il pas d’abord de montrer et faire connaître l’engagement dynamique des tiers extérieurs quant au sort des Haïtiens ? Mettre en lumière la réputation de celui qui aide devient majeur mais aussi l’un des pièges d’une « assistance mortelle » pour reprendre le titre du documentaire réalisé par Raoul Peck sur Haïti.
L’arrogance. Une approche maximaliste en matière de réconciliation post-conflit nourrit parfois des « opérations de pardon » dont l’automaticité et la rapidité deviennent des impératifs difficiles à contourner ou à interroger. Au Rwanda, le rapport à la mémoire du génocide de 1994 selon une visée réconciliatrice innerve discours et politiques publiques. Elle embarque dans une même dynamique cohésion nationale (l’attachement au même pays meurtri dans le passé) et résilience personnelle (la guérison par le dépassement de soi). Une dynamique soutenue par des ONG impliquées dans ce travail tout cathartique d’émancipation par rapport aux haines. Mais ces acteurs se fourvoient lorsqu’ils imposent un devoir de pardon aux victimes non prêtes à l’accepter.
D’autres faces obscures peuvent surgir. Elles invitent à approfondir la réflexion afin d’expliciter les contextes qui encouragent l’adoption de comportements bienveillants mais aussi à engager un dialogue interculturel plus global entre représentants de différentes traditions de pensée sur ce qu’est la bienveillance.
En d’autres termes, une bienveillance éclairée ne bascule pas dans l’aveuglement. Mais elle ne renie rien à l’espérance, celle qui « ne saurait sombrer dans la logique utopique de l’action révolutionnaire purificatrice, rédemptrice, messianique, qui voudrait faire craquer le vieux monde vermoulu pour voir surgir le neuf. La logique utopique du tout ou rien n’est pas l’espérance. D’une part, celle-ci exerce plutôt une fonction critique permanente (…).
D’autre part, elle exerce une fonction d’invention quasi- poétique, pour ébranler les préjugés, les présuppositions qui gouvernent la discussion, déplacer les questions, faire voir la compossibilité de ce que l’on croyait incompatible »13.
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