Nommer la perversion dans une société néolibérale déshumanisée.

 

Nommer la perversion dans une société néolibérale déshumanisée.

« Un monde qui veut sombrer inverse tous les signes : ce qui a de la valeur attire le mépris et ce qui est méprisable prend de la valeur. 

Le mensonge règne et la vérité tue celui qui la prononce » (Günther Schwab, La danse avec le diable).

Comment nommer la perversion lorsque dans l’indifférence générale la perversion représente la logique structurant le social et se donne pour idéal un polymorphisme infantile s’affichant jusqu’au plus haut sommet de l’État ?

Le problème est ainsi posé d’emblée : qu’est-ce que la perversion si celle-ci devient la norme dans nos sociétés ?

La perversion est « l’action de faire changer en mal, de corrompre ou de détourner quelque chose de sa vraie nature, de la normalité, etc. »

Pour les psychanalystes traditionnels qui ont fortement influencé l’acception de nombreux termes utilisés dans le langage courant, il n’y a de perversion que sexuelle. Aussi refusent-ils l’idée qu’il puisse exister d’autres perversions. Pour autant, il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ou pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Laissons donc les aveugles et les sourds essayer d’appréhender la réalité en se privant de leurs principaux sens qui pourraient les aider à mieux voir et entendre[1] ce que le concept de perversion recouvre comme signifiants dans notre société d’aujourd’hui. Signalons néanmoins que c’est l’usage courant qui sert à évaluer la pertinence de l’usage scientifique du mot « perversion », et non l’inverse[2]. Ce détail est malheureusement oublié par de nombreux théoriciens. La perversion reste donc indubitablement liée à la question du mal.

Sans entrer dans les détails d’une étude étymologique du terme et de ses différentes acceptions au fil du temps, la perversion se reconnait cliniquement par un double déni : dénis de la différence des sexes et des générations ou, dans le cas de situation d’emprise, d’un déni du déni qui se matérialisent par la transgression des interdits civilisateurs fondamentaux que sont : l’interdit de meurtre, l’interdit d’inceste, l’interdit de parasitage et l’interdit du cannibalisme psychique (ou vampirisme psychique[3]). À ces doubles dénis et leurs interdits, s’ajoute l’injonction implicite d’une jouissance sans entrave : « Objet chosifié de perversion sadique et/ou sexuelle, l’autre-sujet, en particulier, est possédé pour être détruit. Purement utilitaire, réduit à un objet de consommation, une simple marchandise, l’autre n’existe qu’en tant qu’il me sert, instrument de ma seule jouissance. N’oublions pas dès lors que le déni se dénie : pour échapper à la destruction par l’objet qu’elle détruit, la perversion feint de s’en séparer. Elle opère par clivage, ambivalence, double langage : le mensonge à soi lui est indispensable, comme la canne l’est à l’aveugle[4]. »

Celui par qui la perversion arrive est qualifié de pervers : « qui est totalement dépourvu de sentiment ou de sens moral ». Ce mot à usage polysémique désigne quiconque faisant souffrir autrui comme en atteste l’emploi abusif et caricatural du concept de pervers narcissique. D’où la malicieuse question soulevée par Jean-Charles Bouchoux : « N’est-il pas pervers de traiter quelqu’un de pervers[5] ? »

Par transfert et projection, imputer à autrui ses propres états d’âme est certes un comportement pervers. « Toutefois, pour la victime, il est important que le pervers soit nommé comme tel[6]. »

Dès lors, « dénoncer la perversion et nommer le pervers, c’est toujours prendre un risque éthique qui peut aussi très souvent conduire à l’isolement, à l’éviction et l’élimination, comme le démontrent l’histoire et l’actualité. Mises au placard et harcèlement visent précisément dans la société néolibérale à faire taire et priver de parole ceux qui savent et pourraient dire ce qu’ils ont compris des dérives perverses, des mécanismes séducteurs et du fonctionnement désubjectivant des entreprises et de l’état[7]… »

Nommer la perversion n’est donc pas sans danger. C’est un acte qui demande à être réfléchi. Il comporte des écueils, des pièges ou des chausse-trappes, car « […] conformément à leur essence, la perversion et le pervers destinent à la dérision toute pensée et tout discours qui tentent de les définir et de les assigner : la récusation fluctuante de toute position subjective et de toute proposition théorique les concernant pourrait même valoir comme indice paradoxal d’identification. Il s’agit en l’occurrence d’interdire et d’empêcher toute assignation de responsabilité ou de causalité qui permettrait de percevoir et d’identifier les transgressions agies en toute banalisation du mal[8]. »

Cet indice paradoxal d’identification est effectivement un prédicteur fiable de perversion tout comme l’inversion repérée par de nombreux auteurs tels que M. Hurni et G. Stoll : « L’une des premières caractéristiques notées par les psychologues étudiant la perversion relationnelle est l’inversion[9]. » C’est aussi ce que note Christine Rebourg-Roesler dans son article sur les procédés rhétoriques chez des patients présentant une organisation perverse de la personnalité : « Au niveau paradigmatique, toujours dans le but implicite ou explicite de manipuler l’interlocuteur, nombre de figures de rhétorique témoignent d’un jeu habile et maîtrisé avec les catégories et les contraires dans une inversion volontaire du sens[10]. »

Pour le pervers, s’engager dans cette lutte « contre-nominative » en manipulant le sens des mots et des expressions en leur faisant dire le contraire de ce qu’ils signifient dans le contexte de leur énonciation est une question de survie, mais pour celui qui fait sciemment le choix de dénoncer les agissements pervers, il en va tout autrement. Ce dernier a su percevoir la destructivité de telles idéologies et sait par avance quel avenir elle promeut. Il joue donc le rôle ingrat du lanceur d’alerte avec tous les inconvénients adossés à la tâche et possède une conscience aiguë de notre responsabilité sociale qui consiste à prévenir la malignité des individus, des institutions, des États, etc. Malheureusement, il est bien souvent confronté à un mur, car « la perversion ne se laisse reconnaître que dans ce qu’en révèlent ses effets et ses conséquences, mais sa destructivité est le plus souvent soit méconnue dans le vague d’un malaise sans figure, soit l’objet d’une communauté de déni qui la renforce et l’entérine[11]. » 

Ce qui signifie que l’identification de la perversion intervient la plupart du temps a posteriori, lorsqu’il est trop tard et que l’on ne peut que constater les dégâts.        Les totalitarismes du siècle dernier sont là pour en témoigner. Ainsi, « […] rendre impossible l’identification de la perversion : banalisée, généralisée, et dans le même temps, de ce fait, insituable et indicible, » par des techniques confusiogènes de brouillage des limites et d’indifférenciation des territoires psychiques (intime, privée et public) répond à une logique de désubjectivation et d’emprise mise en œuvre par des stratégies perverses dans le but de faire taire, d’annihiler ou d’anéantir tout opposant comme le ferait un régime dictatorial (cf. « L’arme fatale du pervers narcissique : la communication harcelante »).

Il en résulte que pour mettre au jour la perversion, il faut pouvoir en montrer l’expression. « […] dans leurs différentes manifestations et la pluralité de leurs degrés, les mécanismes pervers sont toujours essentiellement réification, instrumentalisation, disqualification, et finalement anéantissement de l’altérité subjective, en même temps que fabrication de ligatures discursives et émotionnelles : ce sont précisément la désaffectation et la désubjectivation qui donnent à l’indifférence émotionnelle et éthique du pervers sa capacité de nuisance et de destruction. Adepte et initiateur des maltraitances familiales comme des crimes de bureau et des procédures technocratiques et technologiques destructrices du lien social, le pervers, exilé de son émotionnalité, trouve dans toutes les formes de totalitarisme les occasions de mettre en œuvre son pouvoir sans foi ni loi et d’externaliser les pulsions, les fantasmes et les conflits qu’il ne peut gérer[12]. » (Nous retrouvons dans cette description, le thème cher à Racamier de l’expulsion psychique qui permet au pervers de ne pas se soumettre à son propre travail psychique et d’en faire porter la charge par autrui.)

Toutefois : « On remarquera tout d’abord que, précisément, l’injonction perverse implique toujours l’interdit de dire et de nommer, qu’elle prenne dans son emprise sur l’autre et les autres, la forme d’une secrète et séduisante complicité d’encryptage, d’un clivage imposé ou de l’arrogance sidérante du cynisme proclamé. Ou, bien entendu, la candide apparence de la vertu outragée[13]. »

Ceci est essentiel à retenir, car le pervers s’octroie toujours le droit de dire, nommer ou faire ce que par ailleurs il vous aura interdit de dire, nommer ou faire et se trouvera tous les prétextes du monde à agir ainsi. C’est en ce lieu même, entre le dire et le faire, que l’on identifie un comportement pervers. À noter qu’il arrive parfois qu’un pervers se donne le droit de nommer la perversion, mais c’est toujours en introduisant des confusions dans les concepts pour mieux en pervertir le sens, d’où la communication floue, indirecte et dénigrante qui en résulte (il ne répond jamais directement aux questions qui lui sont posées, ne communique aucune référence concernant l’origine de son « savoir », s’arroge une connaissance immédiate d’une théorie là où il faut dix ans d’études pour l’assimiler, etc.). Tout l’art de l’érudition du pervers consiste en ce qu’il adopte une attitude convaincante de sincérité en jouant sur tous les registres apparents de l’émotionnel et de l’indignation vécue face à l’outrage subit qu’il n’aura pas manqué, au préalable, d’infliger à autrui. C’est ce qu’Alberto Eiguer nomme l’induction présentée dans l’article cité supra.

Ainsi, l’art du pervers se résume à infliger à autrui ce qu’il ne voudrait surtout pas qu’il lui soit fait. Il est fréquent qu’il défende des idéaux, des valeurs morales, etc. tout en les transgressant pour son propre compte. Cette « mise en scène » souvent théâtrale lui permet lui permet de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Il pourra par exemple s’indigner de la conduite de quelqu’un tout en s’autorisant à agir de même si cela l’arrange. Ce qui se traduit bien souvent au niveau du langage par sa capacité à défendre une idée un jour et son contraire un autre jour en fonction du public auquel il s’adresse.

Si « la perversion ne se laisse reconnaître que dans ce qu’en révèlent ses effets et ses conséquences » et que sa destructivité dont on peine à imaginer l’ampleur est sans commune mesure avec sa dénonciation, c’est avant tout en raison de notre ignorance que tentent parfois de lever les lanceurs d’alertes avec des conséquences délétères exceptionnelles pour leur vie privée. 

Tels sont par exemple les cas célèbres d’Edward Snowden et de Julian Assange ou en France ceux de Stéphanie Gibaud, du journaliste Édouard Perrin dans l’affaire LuxLeaks. Mais ce sont des centaines de lanceurs d’alerte anonymes qui sont voués aux gémonies dans le seul but de les faire taire afin que les vérités qu’ils dénoncent ne privent pas les pervers de leurs jouissances. Ils en existent dans tous les domaines : Ariane Bilheran sur l’éducation sexuelle dès le plus jeune âge, Aldous Huxley en avait rêvé dans Le meilleur des mondes, nos politiques le réalisent ; Henri joyeux et Romain Gherardi sur quelques vérités embarrassantes concernant les vaccins, l’association Génération Future sur les pesticides et les perturbateurs endocriniens ; Paul François, l’agriculteur charentais qui a fait condamner Monsanto, Lidia et Claude Bourguignon pour leur lutte contre l’agriculture conventionnelle ; et tant d’autres encore.

Lanceurs d'alerte [1]
Le sort des lanceurs d’alerte

Que tous ceux que j’oublie et ne peut citer me pardonnent, la liste est si longue qu’un livre entier ne suffirait pas à les recenser tous, mais le point commun de tous ces lanceurs d’alerte réside dans le fait qu’ils dénoncent tous la perversion d’un système et leurs complices et qu’ils reçoivent en retour des attaques nihilistes (autre indice de perversion) consistant à les interdire de dire et de nommer les crimes commis contre l’intérêt général, les droits de l’homme ou la dignité humaine. Il s’agit bien, comme le précise Ariane Bilheran, de « tuer le clairvoyant[14] » en mettant en œuvre une stratégie par laquelle opère un processus de banalisation du mal très bien décrit par Christophe Dejours dans son livre Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale auquel je renvoie le lecteur.

Attention tout de même, les comportements pervers, de plus en plus fréquents dans notre société actuelle, ne font pas le pervers pour autant. Seules la fréquence, l’intensité et la durée des actions perverses (qui nient autrui en tant que sujet) peuvent permettre un diagnostic.

En conclusion, tant que notre civilisation prendra le contre-pied de l’impératif catégorique kantien, il y a tout lieu de penser que la perversion et les pervers vivront comme larrons en foire dans notre de société… au détriment des plus démunis, de notre santé, de la biodiversité, de la fraternité, de la solidarité, etc. Cet impératif catégorique que l’on peut résumer ainsi : « Traite toujours autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen », Emmanuel Levinas l’interprète de la façon suivante : « À travers cet impératif catégorique, Kant souligne qu’autrui est avant tout un sujet dont je dois reconnaître et respecter l’humanité [Nda : sa subjectivité]. C’est pourquoi il ne faut jamais traiter l’autre comme un moyen en vue d’une fin. Autrui est, comme moi, un sujet doué de raison et libre : je dois donc le traiter comme une fin, c’est-à-dire comme un sujet d’égale dignité[15]. »

Être un sujet aux yeux d’autrui, tel est aujourd’hui le véritable défi de l’humanité en ce début de nouveau millénaire.

Par Philippe Vergnes

 


 

[1] Cf. la métaphore des aveugles et de l’éléphant : « Se comprendre ou s’entretuer : question de logique ? ».
[2] Castel, Pierre-Henri (2014), Pervers, analyse d’un concept suivi de Sade à Rome, Paris : Ithaque, 144 p.
[3] Lopez, Gérard (2004), Le Vampirisme au quotidien, Bègles : L’Esprit du Temps, 160 p.
Ce livre actuellement indisponible a été réédité en 2010 sous le titre Comment ne plus être victime ?, Bègles : L’Esprit du Temps, 200 p.
[4] Labouret, Olivier (201), Le nouvel ordre psychiatrique. Guerre économique et guerre psychologique, Toulouse : Érès, 334 p.
Un chapitre entier de ce livre a été présenté dans sur mon blog avec l’aimable autorisation de son auteur : « La mondialisation de la perversion narcissique – Entre guerre économique et guerre psychologique ».
[5] Bouchoux, Jean-Charles (2009), Les pervers narcissiques, Paris : Eyrolles, 159 p.
[6] Ibid.
[7] Diet, Emmanuel (2012), « Aujourd’hui, nommer la perversion… », Connexions n° 98, pp. 93-118.
[8] Ibid.
[9] Hunri, Maurice & Stoll, Giovanna (2002), Saccages psychiques au quotidien. Perversion narcissique dans les familles, Paris : L’Harmatan, 376 p. (p. 167).
[10] Rebourg Roesler, Christine (2005), « Quand le mot devient acte au Rorschach : procédés rhétoriques chez des patients présentant une organisation perverse de la personnalité », Bulletin de psychologie n° 480, p. 671-683.
[11] Diet, Emmanuel (2012), op. cit.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Bilheran, Ariane (2016), Psychopathologie de la paranoïa, Paris : Armand Colin, 216 p. (p. 178).
[15] Levinas, Emmanuel (1982), Ethique et Infini, Paris : Fayard, 143 p.

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