Bernard Lugan : "La France amputa le Maroc pour agrandir l’Algérie française"

 

Bernard Lugan : "La France amputa le Maroc pour agrandir l’Algérie française"


Bernard Lugan, historien français, spécialiste du Maghr

Lui-même vilipendé pour avoir souligné la marocanité du Sahara oriental, l’historien français Bernard Lugan s’explique dans cet entretien sur les conditions ayant sous-tendu l’annexion de la région à l’Algérie ainsi que sur la dimension psychologique encore jusqu’à aujourd’hui de mise au sein de l’élite dirigeante algérienne sur la question des frontières avec le Maroc.

La directrice des Archives royales marocaines, Bahija Simou, a jeté un pavé dans la marre en rappelant lors d’une conférence qu’elle a donnée le 22 février 2023 à Rabat la marocanité du Sahara dit «oriental», suscitant, comme on pouvait s’y attendre, des attaques d’une rare violence à son encontre dans les milieux algériens. Attaques dont, pour des affirmations à l’avenant, vous êtes vous-mêmes déjà coutumier, n’est-ce pas ?


J’écris depuis des années, et bientôt depuis des décennies, que la France amputa le Maroc pour agrandir l’Algérie française. Je vais développer ce point. Au mois de mars 1870, le général de Wimpffen, commandant la province d’Oran, s’empara d’Aïn Chaïr et de la région de l’Oued Ghir, régions qui étaient indubitablement marocaines car le sultan du Maroc avait à Figuig un caïd chargé de le représenter dans les oasis du Touat. Les Archives marocaines contiennent tous les documents qui le démontrent.

Le 5 août 1890, aux termes d’une convention secrète, la France et la Grande-Bretagne délimitèrent leurs sphères d’influence en Afrique. Paris se vit alors reconnaître la possibilité d’occuper les régions marocaines du Touat, du Gourara et d’Igli dans la vallée de la Saoura, axe par lequel elle envisageait de relier l’Afrique occidentale à la Méditerranée par un chemin de fer transsaharien. Au mois de décembre 1899 la France prit In Salah puis tout le groupe des oasis du Tidikelt et du Gourara dont Timimoun, la capitale, qui fut occupée en 1901. Les Accords des confins, signés en mai 1902, ne délimitaient pas les territoires entre la France et le Maroc mais ils instituaient un contrôle commun de la région. Ce qui revenait à reconnaître qu’elle était possession marocaine.

Dans le courant de l’année 1903, les militaires français voulurent investir la ville de Figuig alors que le traité signé en 1845 à Lalla Maghnia l’avait pourtant explicitement laissée au Maroc. Au mois d’octobre 1903 fut occupé le village de Béchar, qui contrôle le Haut Guir, les oasis du Touat et les pistes du Soudan. En juin 1904 les troupes françaises prirent Ras el Ain, rebaptisée Berguent. Ces amputations du Maroc sont donc parfaitement documentées, à la fois par les archives marocaines et par les archives françaises.

Mais pourquoi ce déni alors face à des vérités aussi éclatantes, si l’on peut dire ?


Parce que les dirigeants algériens savent bien au fond d’eux-mêmes que leur position est historiquement intenable. Nous sommes à la fois en présence d’une politique de fuite en avant et d’un contentieux d’ordre psychologique avec le Maroc. Les dirigeants algériens ne veulent en effet pas reconnaître que la colonisation amputa territorialement le Maroc. Ils refusent d’admettre qu’au moment des indépendances, il fut demandé à ce dernier d’entériner ces amputations en acceptant le rattachement à l’Algérie, État qui n’avait jamais existé avant 1962 car il était directement passé de la colonisation turque à la colonisation française, de territoires historiquement et incontestablement marocains comme le Touat, la Saoura, le Tidikelt, le Gourara ainsi que la région de Tindouf.

D’où un complexe existentiel par rapport au Maroc millénaire rendant impossible toute analyse rationnelle. Les élites dirigeantes algériennes récitent une fausse histoire à laquelle elles sont condamnées à faire semblant de croire et qui les pousse dans un maximalisme de plus en plus guerrier. Là est le non-dit sur lequel repose toute la diplomatie algérienne et sur lequel ont buté toutes les tentatives d’union du Maghreb.

Faisons-nous pour un moment l’avocat du diable et formulons les choses autrement: y a-t-il de quoi fonder, d’un point de vue historique, la légitimité d’une souveraineté de l’Algérie sur le Sahara oriental ?


Historiquement, rien, puisque l’Algérie n’existe comme État que depuis 1962.

Certaines analyses estiment qu’en se voyant contester le fondement juridique de sa souveraineté sur le Sahara oriental, qui s’appuie sur le principe de la bey’a, le Maroc ferait en filigrane l’objet d’un procès en monarchie de la part de certains milieux. Les partagez-vous, à votre niveau ?


C’est effectivement le non-dit du procès que lui fait la gauche française ainsi que tout le courant de gauche européen.

L’“erreur” du Maroc, si l’on peut qualifier de telle, n’a-t-elle finalement pas été de ne pas donner suite à la proposition de la France de régler les problèmes territoriaux résultant des amputations subies au profit de ce qui était alors l’Algérie française ?


La question du contentieux frontalier algéro-marocain fut en effet étudiée par une commission mixte d’experts. Le Maroc qui revendiquait une grande partie de l’ouest algérien, “le Sahara oriental”, notamment les régions des oasis du Touat, du Tidikelt, du Gourara, etc., ne voulut pas d’un arrangement qui se serait fait “sur le dos” des Algériens. Lors des pourparlers préalables, la position de Mohamed V fut très claire: “Toute négociation qui s’engagerait avec le gouvernement français actuellement en ce qui concerne les prétentions et les droits du Maroc sera considérée comme un coup de poignard dans le dos de nos amis algériens qui combattent, et je préfère attendre l’indépendance de l’Algérie pour poser à mes frères algériens le contentieux frontalier.” Choisissant donc de traiter directement avec les futurs dirigeants algériens, le 6 juillet 1961, le Maroc signa avec le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) un accord stipulant que les problèmes frontaliers existant entre les deux pays seraient résolus par la négociation, dès que l’Algérie aurait acquis son indépendance.

Cet accord signé par le GPRA est très clair : “Le gouvernement provisoire de la République algérienne reconnaît pour sa part que le problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France entre les deux pays trouvera sa résolution dans les négociations entre le gouvernement du Royaume du Maroc et le gouvernement de l’Algérie indépendante. A cette fin, les deux gouvernements décident la création d’une commission algéro-marocaine qui se réunira dans les meilleurs délais pour procéder à l’étude et à la solution de ce problème dans un esprit de fraternité et d’unité maghrébines”. Or, à Alger, le 15 septembre 1963, Ferhat Abbas fut évincé du pouvoir, et son successeur, Ahmed Ben Bella, ne s’estima pas lié par les engagements pris par le GPRA. Le moins que l’on puisse en dire est que le souverain marocain qui avait fait un geste de bonne volonté en direction de l’Algérie dans le sens de la fraternité maghrébine, ne fut pas récompensé par Alger.

Toujours est-il que feu Hassan II disait ceci de Tindouf fin août 1985 à Jeune Afrique: “Tindouf en elle-même ne m’intéresse pas. Elle est intéressante sentimentalement, mais elle ne constitue ni un noeud de voies stratégiques, ni un lieu de passage obligé. Vous me direz qu’elle contient du fer et c’est vrai. Mais ce fer est piégé: s’il ne passe pas par le Maroc, il ne peut passer nulle part.” Le géographe que vous êtes également doit certainement en penser quelque chose…


Vous voulez sans doute parler des mines de Gara Djebilet. Effectivement, leur point naturel d’exportation est l’Atlantique, et non la Méditerranée. Concernant Tindouf, il s’agit d’une ville historiquement marocaine. En réalité, pour une Algérie, “enfermée” et même “enclavée” dans la Méditerranée, il est insupportable de devoir constater que le Maroc dispose d’une immense façade maritime océanique partant de Tanger au nord jusqu’à la frontière avec la Mauritanie au sud, ouvrant de ce fait le royaume à la fois sur le “grand large” atlantique et sur l’Afrique de l’Ouest.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la question des frontières maroco-algériennes ?


Étant historien de l’Afrique, je m’intéresse naturellement à sa géopolitique, donc à tout ce qui est crisogène. Or, cette question des frontières maroco-algériennes est au coeur de toute la politique maghrébine.

On vous accuse souvent d’être nostalgique de l’Algérie française et de ne faire que manifester, en gros, une certaine aigreur vis-à-vis de ce passé où la France se prévalait du deuxième plus grand empire colonial du monde après celui du Royaume-Uni. Procès d’intention ou vrai sentiment ?


Je ne suis pas un nostalgique de la colonisation car je considère que la colonisation a fait un mal considérable à mon pays, à la fois parce qu’elle lui a coûté, par ses élites militaires qui y sont tombées et par ses conséquences actuelles qui sont d’ordre démographique. Cependant je combats avec fermeté la tentative de culpabilisation qui est faite par les déconstructeurs qui se servent de la colonisation pour achever de détruire les piliers de la société française. C’est probablement cela que certains qualifient de “nostalgie de l’Algérie française” alors que j’ai toujours soutenu que l’Algérie française est morte en 1870 quand le régime civil jacobin et républicain a remplacé le régime militaire.

Votre propre “marocanité” ne pourrait- elle aussi pas être pour quelque chose dans vos prises de position ?


Le Maroc est évidemment ma seconde patrie car j’ai grandi à Meknès où j’ai fait mes études primaires puis le début de mon cycle secondaire dans ce qui était alors le lycée Poeymirau. J’ai donc bien évidemment un attachement sentimental avec ce pays. Attachement renforcé par toute une tradition familiale qui a fait que plusieurs de mes parents étaient soit dans l’entourage de Lyautey, soit officiers dans les Goums marocains. L’un de mes oncles qui était lieutenant a été tué à la tête de ses Spahis lors du débarquement de Provence en 1944. Ceci étant, je suis d’abord historien et je m’efforce toujours d’avoir un regard le plus scientifique possible sur les faits que j’analyse.

On vous sait un braudélien revendiqué. Sur le “temps long”, comment vous percevez le futur de la question des frontières maroco-algériennes ?

 
Tout peut arriver entre l’Algérie et le Maroc car, la crise s’exacerbe chaque jour un peu plus sur fond de course aux armements. Alors que le Maroc se tient sur la réserve, l’Algérie souffle sur le feu. Après avoir unilatéralement rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, puis après avoir interdit son espace aérien à ses avions civils et mis un terme au projet de gazoduc à destination de l’Espagne transitant par le Maroc, le discours guerrier algérien est encore monté d’un niveau ces derniers mois, le gouvernement algérien multipliant les prises de parole hostiles abondamment relayées par une presse devenue belliciste.

La question est donc de savoir jusqu’où l’Algérie pourra continuer à jouer avec le feu sans embraser le Maghreb. Dans tous les cas, tant que le “Système” se maintiendra au pouvoir, je vois mal comment une solution raisonnable et réaliste pourrait être acceptée par Alger. Il faudra probablement attendre l’accession au pouvoir d’une autre génération politique. 

Ce qui paraît lointain.


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