La justice peine encore à défendre l'intérêt de l'enfant face à des parents violents

 La justice peine encore à défendre l'intérêt de l'enfant face à des parents violents !

Par Elsa Gambin — Édité par Léa Polverini 

Ce 3 mars 2023
Longtemps aveuglée par sa vision biologique et hégémonique de la famille, et son attachement au modèle du père «chef de famille», la France a mis du temps à considérer le seul intérêt de l'enfant. Elle commence enfin à bouger.
 

«La société, comme les magistrats, a du mal à renforcer la protection des enfants et celle du parent protecteur.» |

«La société, comme les magistrats, a du mal à renforcer la protection des enfants et celle du parent protecteur.» | mali desha via Unsplash

Jeudi 9 février 2023, à l'Assemblée nationale, une proposition de loi émanant du Parti socialiste a été adoptée à l'unanimité par les députés. Elle prévoit notamment le retrait de l'autorité parentale (ou de son exercice) sur décision expresse du juge «en cas de condamnation pour inceste sur son enfant, ou pour un crime commis sur l'autre parent». Le juge serait en quelque sorte incité à statuer sur ce retrait d'autorité parentale et devrait s'en expliquer s'il ne le fait pas.

Dans cette même proposition est également évoquée la suspension de l'exercice de l'autorité parentale ainsi que des droits de visite et d'hébergement «lorsqu'un parent est poursuivi ou mis en examen pour inceste ou condamné pour violences conjugales ayant entraîné une incapacité totale de travail de huit jours, lorsque l'enfant a été témoin des faits».

L'exercice de l'autorité parentale sera suspendu uniquement si des poursuites pénales sont engagées contre le parent violent. En d'autres termes, un dépôt de plainte ne suffit pas, il faut que le procureur ait engagé des poursuites. Et ce, jusqu'au jugement. Ces décisions étaient certes possibles jusqu'à présent, mais rarement prononcées par les tribunaux. Ce texte devra être étudié au Sénat dès le mois de mars, a annoncé le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti.

En France, un enfant sur dix est victime d'inceste, 400.000 enfants vivent dans des foyers où les violences conjugales sont fréquentes et un enfant meurt tous les cinq jours de violences intrafamiliales –un chiffre qui ne bouge quasiment pas au fil des ans.
Une justice à la traîne

L'évidence de cette proposition de loi est telle que de nombreux citoyens découvrent et s'étonnent que le retrait de l'autorité parentale ne soit pas effectif depuis bien plus longtemps. Comment expliquer que la France ait mis tant de temps à se pencher sérieusement sur la question? Le récent podcast de Charlotte Bienaimé sur Arte Radio, Quand les pères font la loi, est édifiant à cet égard. On y apprend notamment que la justice contraint habituellement les mères à accéder au droit de visite et d'hébergement des pères incesteurs. «J'avais l'impression de cautionner ces viols», relate en larmes une mère obligée de déposer sa fille chez le père, sous peine de poursuites pour non-représentation d'enfant.

«La société, comme les magistrats, a du mal à renforcer la protection des enfants et celle du parent protecteur», explique le juge Édouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui préconise également qu'un parent ne puisse pas être poursuivi pour non-représentation d'enfant le temps de l'enquête. «Nous conservons une conception patrimoniale de l'autorité parentale», observe-t-il.


En effet, avant la loi du 4 juin 1970, qui a introduit l'autorité parentale conjointe, seul le père, caractérisé comme «chef de famille», faisait autorité en matière d'exercice de «la puissance paternelle». «L'autorité, en droit, a une finalité: celle de l'intérêt de l'enfant», poursuit le juge Durand, qui aimerait que ce retrait automatique en cas de condamnation soit inscrit dans le code civil.

«Or, nous avons du mal à penser que dans de très nombreuses situations, un parent ne respecte pas cette finalité et se montre dangereux. Nous avons une difficulté à admettre que les violences sexuelles faites aux enfants sont massives et graves. On tient insuffisamment compte de la grande dangerosité des agresseurs, estime-t-il. Conserver son autorité parentale est un moyen juridique de garder une emprise et un pouvoir sur sa famille, et donc son enfant.»
Repenser la parenté

Cette filiation, qui semble primer sur le reste, permet des situations ubuesques. Ainsi, il a pu arriver qu'un père ayant tué sa compagne sous les yeux de son enfant et étant emprisonné puisse, depuis sa cellule, interdire l'administration de certains soins à sa fille. «Nous confondons les quatre registres de la parenté: la filiation, l'autorité parentale, le lien (psychique) et la rencontre (physique). On a tendance à penser que s'il y a filiation, il y a forcément les trois autres. C'est faux. Et parfois, il faut aider l'enfant à se délier, à se détacher du parent violent», affirme le juge Durand.

Cette demande de retrait de l'autorité parentale, et de sa suspension en amont d'un procès, est également un combat de l'Union nationale des familles de féminicides (UNFF), qui partage le point de vue du juge Durand. «On est toujours dans l'idée d'une forme d'appartenance de l'enfant aux parents, résume Sandrine Bouchait, présidente de l'association. On confond toujours filiation et autorité parentale. Sans oublier les centaines d'années de patriarcat qui font qu'on est extrêmement frileux sur ce sujet en France.»

Celle qui a perdu sa sœur, brûlée vive par son conjoint, est récemment revenue d'un procès aux assises surréaliste où le père meurtrier décidait de tout pour sa fille lors de ses cinq années en préventive, y compris d'un suivi psychologique ou d'un voyage scolaire. «On voit des avocats peu ou pas formés sur ces questions, qui ne pensent même pas à saisir le juge aux affaires familiales (JAF) pour demander une délégation d'autorité parentale jusqu'au procès. Jusqu'à présent, c'était clairement l'intérêt du parent meurtrier qui primait», déplore Sandrine Bouchait.

    «Parfois, il faut aider l'enfant à se délier, à se détacher du parent violent.»


Édouard Durand, juge et coprésident de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants

La présidente de l'UNFF se questionne aussi sur le vide juridique que soulève l'après-retrait. «La mère morte, le père dépourvu d'autorité parentale, l'enfant se retrouve sans tuteur légal. Normalement, il faudrait que le président de la cour d'assises avise la famille de mettre en place une tutelle, mais ce n'est pas fait.» Au-delà du retrait de l'autorité parentale, l'UNFF demande un accompagnement spécialisé en traumatologie pour les enfants (reconnus victimes à part entière d'un féminicide depuis février 2022) et un suivi long pris en charge pour éviter le risque de répétition des violences à l'âge adulte.


La question de l'autorité parentale n'est pourtant pas, loin de là, cantonnée aux procès aux assises et aux événements les plus graves. Il convient donc de la démocratiser pour mieux la questionner. Et pour cela, il faut d'abord la comprendre. Ainsi, on va différencier:

    le retrait de l'autorité parentale, où le parent non seulement ne sera plus décisionnaire pour son enfant, mais n'aura aucun droit de regard ou d'information sur les décisions prises et la vie de ce dernier;
    l'exercice exclusif de l'autorité parentale, où un seul parent va pouvoir continuer à prendre les décisions, alors que l'autre disposera seulement d'un droit d'information sur ce qui se passe pour son enfant.

Une telle décision peut se prendre dans l'intimité des audiences d'un juge aux affaires familiales. C'est le cas pour Aurélie, 28 ans, dont le fils de 3 ans a vu seulement deux fois son père. Depuis, l'homme s'est volatilisé sans laisser d'adresse. Son avocat lui a parlé de cette possibilité de demander l'exercice exclusif de l'autorité parentale et la jeune femme a ressenti un véritable soulagement à cette évocation:

«Je souhaite être seule à prendre des décisions pour mon fils. Noël, les anniversaires... Le père ne s'est plus jamais manifesté. Imaginez si mon fils doit être opéré, par exemple. Vu qu'il n'est pas présent, je ne vois pas pourquoi je devrais lui demander son avis pour quoi que ce soit», estime-t-elle.

Pour Godefroy du Mesnil, juge aux affaires familiales au tribunal de Nantes et auteur du livre Mieux réussir sa séparation, sinon sa vie à deux – Juge au cœur de 15.000 familles, la question de cet exercice exclusif de l'autorité parentale se fait de plus en plus fréquente:

«Auparavant, c'était une demande rare, l'idée que le père est incontournable était encore présente chez beaucoup de mères. Mais aujourd'hui, on me le demande davantage, et c'est tant mieux. Il arrive même que l'autre parent se sente tout à fait en accord avec cette décision, car il reconnaît peu s'impliquer dans la vie de son enfant.» Cette possibilité permet donc d'apaiser des tensions, voire de résoudre des conflits au centre desquels serait l'enfant, et ce lorsqu'un parent n'a pas commis de faits pénalement répréhensibles.

L'exercice exclusif de l'autorité parentale est une décision «à la carte», qui peut être accordée sur un temps donné ou jusqu'à la majorité de l'enfant, et qui ne remet pas forcément en question les droits de visite et d'hébergement. Un père (puisque c'est majoritairement d'eux qu'il s'agit) a également le droit de saisir le JAF pour demander à revoir cette décision.
L'intérêt de l'enfant pour boussole

«Notre principale question en tant que juge, c'est: “Jusqu'où écarter l'un des parents de la vie de l'enfant?” La difficulté réside dans cet arbitrage: la juste distance entre l'enfant et chacun de ses parents. En tout cas, il ne s'agit pas de s'acharner sur un enfant en l'obligeant à voir l'un de ses parents», insiste le juge Du Mesnil. Le juge Durand abonde dans son sens: «La question qui doit rester est: “À qui fait-on courir le risque?” Si la réponse est “l'enfant”, alors la décision est mauvaise. La société ne doit plus accepter que cette réponse soit possible.»

L'idée que les violences ont des conséquences sur la totalité de la famille, et pas seulement la personne qui les subit, a fait son chemin. Mais les différentes juridictions, pénales et familiales, peuvent ne pas être d'accord entre elles sur cette question, ou préférer laisser l'autre juge en décider.

Pour Me Anne Bouillon, avocate spécialiste des violences conjugales, un des arguments majeurs est de signifier aux juges que «pour le parent victime de violence, il est impossible de continuer à être coparent avec la personne qui l'a violenté». D'autant que de nombreux pères vont continuer à perpétrer des violences psychologiques à travers l'enfant. Doucement donc, la question du lien à tout prix est en train d'être reconsidérée.

Cette lenteur s'explique, selon l'avocate, «par un rôle de chef de famille qui a longtemps été très codifié. Je vois des pères accepter la sanction pénale mais qui s'arc-boutent sur la question de l'autorité parentale, se sentant dépossédés de leur rôle. Pour beaucoup, c'est comme être renvoyé au néant. Voir les réactions est très symptomatique de cette question.» Le juge Godefroy du Mesnil, lui, observe des réactions diverses, du père indifférent à celui qui s'oppose à une telle décision.

    «Pour le parent victime de violence, il est impossible de continuer à être coparent avec la personne qui l'a violenté.»

Me Anne Bouillon, avocate spécialiste des violences conjugales

L'idée de pater familias est-elle toujours ancrée dans nos représentations collectives? Oui, sans aucun doute. Mais la bonne nouvelle est qu'il y a une évolution palpable du débat autour de l'autorité parentale, avec des mères qui osent de plus en plus faire la démarche pour devenir seules décisionnaires. «Avant, c'était presque tabou, on considérait que c'était excessif. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, souligne Me Bouillon. Cette demande des femmes n'est pas une revanche, mais souvent une nécessité pour se reconstruire.»

Le juge Godefroy du Mesnil constate lui aussi cette avancée au sein de son cabinet. «Il y a une intolérance de plus en plus grande à l'égard des violences intrafamiliales. Maintenant, je peux être saisi dès les premières violences, c'est un mieux. On accepte le conflit, on refuse les violences.» Reste à savoir si le Sénat ne va pas édulcorer le texte.


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