Erdogan placé devant une possible défaite.

Erdogan placé devant une possible défaite.

Photo: Adem Altan Agence France-Presse Le président turc alors qu'il prononçait un discours en mars dernie.
24 avril 2023Moyen-Orient


Un « désastre complet » ! C’est sans prendre de pincettes que le réalisateur turc Emin Alper a commenté il y a quelques jours la perspective d’une réélection de l’autocrate Recep Tayyip Erdogan lors de la présidentielle de 2023. Les Turcs sont appelés aux urnes le 14 mai prochain.


« Pour la culture, pour l’éducation, pour la presse libre », ce serait une catastrophe, a résumé le créateur, en marge de la sortie en Europe de son film Burning Days, présenté dans la section Un certain regard du dernier Festival de Cannes. L’oeuvre raconte la corruption et l’autoritarisme devenus ordinaires dans une Turquie sous le joug d’Erdogan depuis 20 ans.

Un temps qui pourrait être envoyé dans le passé par un scrutin perçu par plusieurs dans ce pays transcontinental, au croisement de l’Europe et de l’Asie, comme l’élection de la dernière chance pour la démocratie turque chancelante.


« Dernière chance pour la Turquie, mais pas seulement ! Pour l’ensemble de sa région et pour le reste du monde aussi, dit à l’autre bout de la vidéoconférence Kemal Kirişci, spécialiste de la politique turque et chercheur à la Brookings Institution, joint par Le Devoir à Washington. Si l’opposition perd, c’est la possibilité d’une reconstruction démocratique en Turquie que l’on va perdre aussi. »

Il ajoute : « Même si dans son programme, Recep Tayyip Erdogan donne des signes de changement, il est difficile de le croire. Il est tourné depuis trop longtemps vers le monde des autocrates qui font tout pour se maintenir au pouvoir. »


Même si dans son programme, Recep Tayyip Erdogan donne des signes de changement, il est difficile de le croire
— Kemal Kirişci

La partie est loin d’être jouée d’avance pour Erdogan et sa coalition de l’Alliance du peuple. Pour la première fois depuis 2014, ceux-ci font face à une opposition plus structurée et plus déterminée à lui montrer la porte, et ce, malgré une loi électorale adoptée en avril 2022 qui renforce l’emprise de l’autocrate sur les institutions du pays et favorise sa réélection.


Depuis le début de la course, cinq des six grands coups sde sonde laissent entrevoir une possible victoire de Kemal Kılıçdaroğlu, leader d’une coalition rassemblant six partis d’opposition, par une avance moyenne de 3,6 points de pourcentage sur l’actuel président. Une mathématique fragile, qui se réduit depuis mars dernier, certes, mais à laquelle plusieurs s’accrochent désormais avec espoir.

« Une grande partie de la population a été persécutée par le régime du Parti de la justice et du développement [l’AKP d’Erdogan, parti islamo-conservateur], résume en entrevue le poète turc, écrivain et enseignant en littérature Fahri Öz, qui vit actuellement en Iowa aux États-Unis. Kemal Kılıçdaroğlu a fait beaucoup de grandes promesses, entre autres sur la réintégration des fonctionnaires qui ont été limogés pour leur position politique ». M. Öz en fait partie. En 2017, il a perdu son poste de professeur à l’Université d’Ankara après avoir signé la Déclaration des universitaires pour la paix. « Kılıçdaroğlu offre une perspective de liberté que les gens attendaient depuis longtemps, et surtout, avec impatience. »
Un rassembleur

À 74 ans, Kemal Kılıçdaroğlu, économiste et ancien haut fonctionnaire, chef du Parti républicain du peuple (CHP), formation de centre gauche, a réussi un tour de force dans le climat politique turc actuel en fédérant autour de sa candidature une étonnante diversité politique opposée à l’actuel président. La « Table des six », comme on l’appelle, réunit autant le Bon parti (İYİ) de Meral Akşener — figure de proue et allié de la droite nationaliste —, les europhiles du Parti du futur (GP) et du Parti démocrate (DP), de même que les nationalistes islamistes du Parti de la félicité (SP) et la formation pro-kurde du Parti de la démocratie et du progrès (DEVA).

L’aspirant président peut aussi compter sur la présence à ses côtés d’Ekrem İmamoğlu, bête noire du régime en place, politicien dans la cinquantaine aux ambitions présidentielles à peine voilée, membre du CHP lui aussi, et qui, en 2019, a repris la mairie d’Istanbul des mains de la formation politique d’Erdogan. Un coup d’éclat qu’İmamoğlu rêve désormais de reproduire au sein de la coalition menée par Kemal Kılıçdaroğlu, le 14 mai, en espérant décrocher plus de 50 % des suffrages pour une victoire franche et claire dès le premier tour. Dans le cas contraire, un second scrutin doit se jouer le 28 mai.

« C’est la première fois en 20 ans qu’Erdogan est confronté réellement à la possibilité de perdre les élections, résume en entrevue Yaprak Gürsoy, professeure en études turques contemporaines à la London School of Economics and Political Science, jointe au Royaume-Uni. Cette situation est le fruit d’un changement progressif au sein de la population, qui s’est amplifié avec la crise économique induite par la pandémie et la guerre en Ukraine. » Un mécontentement porté aussi par la jeunesse, insatisfaite du pouvoir en place, à qui Kemal Kılıçdaroğlu cherche à parler directement, simplement et sans artifice. D’abord par l’entremise d’une campagne le montrant souriant sous un slogan idoine, « Bonjour, je suis Kemal, j’arrive ! », et aussi dans des vidéos parfois tournées dans le confort modeste de sa cuisine. L’une d’elles, portant sur le pouvoir des femmes, a récolté à ce jour plus de 10,5 millions de vues.

« L’échec des politiques économiques d’Erdogan et la perception d’une mauvaise gestion généralisée au sein du parti au pouvoir jouent en faveur de Kemal Kılıçdaroğlu, dit William Hale, spécialiste de la Turquie à la University of London. Mais il se présente aussi très bien, comme un homme sincère qui sait s’adresser à de larges couches de la société, et qui tient la barre d’un parti traditionnel, très bien organisé, surtout dans les principales grandes villes du pays. »


« Sa principale force est son passé sans tache dans la bureaucratie et la politique, dit Fahri Öz. Il a une feuille de route vierge en matière de corruption. Et c’est ce qui attire dans le contexte actuel où l’effondrement économique des derniers mois, couplé au tremblement de terre [qui a frappé dramatiquement le sud du pays en février dernier], a montré à quel point le gouvernement est devenu inefficace. »
Le spectre d’une tragédie

« Ce tremblement de terre a révélé de manière brutale comment les institutions du pays aussi se sont effondrées, ajoute Kemal Kirişci. Avec les agences de sécurité publique, la chose était flagrante. Erdogan y a placé des personnes loyales, comme ailleurs dans l’appareil gouvernemental. Mais loyales ne veut pas dire forcément compétentes. »

Ironiquement, l’autocrate a donné du carburant à sa campagne en 2003 en attaquant les failles du système qui, selon lui, avaient conduit à la tragédie du séisme d’Izmit et ses 17 000 morts, dans le nord-ouest du pays, en 1999. Vingt ans plus tard, il risque d’être rattrapé par les fantômes des 50 000 citoyens turcs emportés par le récent séisme. Des constructions sans fondation et hors normes sismiquesont été bâties sous son administration sur les failles du Levant et est-anatolienne, au sud du pays, au croisement de la dernière catastrophe naturelle turque.

Lors d’un rassemblement politique à Ankara, il y a quelques jours, Erdogan n’a d’ailleurs pas eu peur d’affronter cette réalité en promettant à ses partisans une « Turquie forte » dans laquelle il va effacer les traces du séisme de février, « si Dieu le veut », a-t-il dit, tout en appelant à débarrasser la Turquie « des putschistes et des impérialistes » qui chercheraient à le faire sombrer, selon lui. Le président a aussi promis de faire baisser l’inflation en dessous de 10,5 %, et ce, dans un pays où la hausse des prix était encore à 50 % à la dernière mesure, après un pic record à 85 % en octobre dernier. Des chiffres qui font souffler une colère et un vent propices à un changement de cap, une « nouvelle ère » en Turquie, espère désormais l’opposition.

« Kemal Kılıçdaroğlu veut faire renaître un système parlementaire où les institutions de l’État vont être renforcées », et ce, « pour mettre fin à la domination de la présidence, et donc d’un seul individu dans tous les domaines, y compris nationaux et internationaux », dit Yaprak Gürsoy.


« L’enjeu est majeur, mais ça ne sera pas facile, ajoute Fahri Öz, car pour espérer mettre fin au one-man show dans notre pays, Kılıçdaroğlu a dû faire beaucoup de concessions, négocier avec des partis qui, une fois au pouvoir, pourraient compliquer ses politiques.

Nous voyons l’horizon qu’il nous propose, avec plus de liberté d’expression, de parole et d’autonomie académique, mais, au-delà, il reste encore beaucoup de questions. » Des questions toutefois préférables aux certitudes bien sombres, selon lui, venant avec un autre mandat pour Erdogan.


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