Nos infirmiers quittent le Maroc en masse : Partir... Pour une vie meilleure !
Malgré le nombre croissant de personnel de santé
diplômé, le Maroc connaît un manque chronique d’infirmières et
d’infirmiers. Séduits par des conditions de travail alléchantes,
beaucoup choisissent d’émigrer vers d’autres cieux.
C’était il y a déjà treize ans. “Comme si c’était hier,” se
remémore encore Karim* (le nom a été changé à la demande de notre
interlocuteur), la voix laissant clairement transparaître une pointe de
nostalgie au moment où, au cours de l’échange téléphonique que nous
avons avec lui, nous commençons à aborder le chapitre de son
expatriation au Québec. Originaire d’El Jadida, où il a vu le jour voilà
exactement quarante ans, ce Maroco-Canadien exerçant aujourd’hui comme
coordonnateur technique en radiologie dans un centre intégré de santé et
de services sociaux (CIUSS) à Montréal avait fait le choix au tournant
de la décennie 2010 de faire la grande traversée de l’Atlantique pour
rejoindre celle que l’on surnomme communément au pays de l’érable la
“Belle Province”.
Manque de visibilité
Et aussi, dans l’idéal,
jouir d’un avenir qui soit tout aussi beau, ou, tout du moins, meilleur
que celui auquel il semblait destiné, si ce n’est condamné, sous les
cieux du Maroc. Lauréat de l’Institut de formation aux carrières de
santé (IFCS, désormais Institut supérieur des professions infirmières et
techniques de santé, ISPITS) de Rabat, il avait été affecté près de
cinq ans durant à “Morizgo”, c’est-à-dire l’actuel Centre hospitalier
universitaire (CHU) Ibn-Rochd à Casablanca. De l’équipe, “soudée”, il
parle encore très affectueusement - “une vraie famille avec le
personnel, des médecins et des résidents de grande qualité humaine et
professionnelle,” nous dit-il. Mais pas des conditions de travail,
raison fondamentale de son départ. “C’était très mal organisé,”
expose-t-il. “Il y avait des choses louches. La corruption dans
l’hôpital, aussi le manque de visibilité en termes d’évolution
professionnelle. Les jeunes ont de l’ambition et ne veulent pas rester
au bas de l’échelon.
Ils veulent étudier, évoluer, décrocher des postes de
responsabilité. Tout cela n’était pas très clair au sein de
l’établissement.” Comme Karim, ils ont été des milliers de
professionnels de la santé à mettre les voiles au cours des dernières
années vers le Canada et plus particulièrement le Québec. Des chiffres
exclusifs obtenus par Maroc Hebdo font état de pas moins de 228
personnes diplômées du Maroc inscrites au tableau de l’Ordre des
infirmières et infirmiers du Québec pour la seule période allant du 1er
avril 2022 au 31 mars 2023. Et ce n’est certainement pas une tendance
qui est prête de fléchir, d’autant plus que le Québec est très
demandeur. Suite à la pandémie de Covid-19, le Canada a plus
généralement commencé à mener une politique de recrutement agressive à
l’international afin de «venir à bout de la crise des effectifs du
secteur de la santé», pour reprendre le titre d’un rapport dont vient de
se fendre le 6 mars 2023 le comité permanent de la santé de la chambre
des communes canadienne, la première chambre du parlement du Canada.
Un marché de l’emploi favorable
Massivement
francophone comme l’est également partiellement le Canada (qui reste
toutefois majoritairement anglophone), le Maroc est naturellement un
pays cible. Et pour être sûr d’attirer les infirmiers marocains, le
moins que l’on puisse dire est que le Canada se donne les moyens qu’il
faut. “Il existe plusieurs raisons qui attirent les immigrants au
Canada, notamment un marché de l’emploi favorable,” relève, dans
l’interview qu’il nous accorde, le président de l’Association des
infirmières et infirmiers du Canada (AIIC), Sylvain Brousseau. Premier
point sans doute à évoquer, c’est la rémunération. Certes, beaucoup
d’avancées ont été enregistrées à ce niveau au cours des dernières
années. A cet égard, le gouvernement Saâd Eddine El Othmani avait
adopté, en septembre 2017, un décret intégrant les infirmiers titulaires
d’un diplôme de l’Etat du 1er cycle à l’échelle 10 et ceux titulaires
d’un diplôme d’État du 2ème cycle à l’échelle 11 -une initiative qu’a
également reprise plus récemment, à la rentrée, le gouvernement Aziz
Akhannouch.
Joindre les deux bouts
Si l’on prend par
ailleurs aussi en compte l’augmentation des salaires dans la fonction
publique, cela a fait que les infirmiers n’ont aujourd’hui plus vraiment
besoin de cumuler un job dans le privé pour pouvoir joindre les deux
bouts, comme cela était par exemple le cas de Karim -il nous révèle que
son salaire de base était alors de 3.800 dirhams par mois, impossible
pour lui pour pouvoir mener une vie décente à Casablanca- ; mais cela
reste bien entendu largement en deçà de ce que l’on peut trouver au
Canada, différence en termes de richesse oblige. À cet égard, même des
infirmiers français, pourtant bien mieux payés que leurs homologues
marocains, font désormais de plus en plus le choix lucratif de rallier
le “Nouveau Monde”.
Il n’en reste pas moins que même si certains peuvent se contenter
de ce qu’ils ont sans certainement chercher à gagner plus, une autre
problématique point, toutefois, à l’horizon: celle de l’absence de
réelles perspectives professionnelles. Car là aussi, et en dépit des
efforts consentis par le gouvernement, il reste beaucoup à faire pour
que les infirmiers marocains puissent bénéficier d’un véritable plan de
carrière. A titre d’exemple, Karim nous confie qu’à son arrivée à
Montréal, il a pu s’inscrire à l’université pour obtenir un certificat
en gestion des services de santé et des services sociaux; ce qui lui a
permis par la suite d’évoluer jusqu’à pouvoir désormais gérer deux
équipes.
Priorité stratégique
Aurait-il été possible
pour lui de connaître une telle évolution au Maroc? On ne pourra jamais
le savoir, mais le fait est que le département de tutelle, à savoir le
ministère de la Santé, est bien conscient du problème. Également joint
par nos soins, celui-ci nous a indiqué qu’il faisait de la valorisation
des ressources humaines une priorité “stratégique” dans le cadre de la
nouvelle refonte du système national de santé à laquelle il est
actuellement en train de procéder. Par rapport au volet relatif à la
réglementation et à la reconnaissance des compétences, il a notamment
mis en avant le chantier du référentiel des emplois et compétences
(REC), qui, comme il nous l’explique, vise à assurer une correspondance
entre les compétences des professionnels de la santé et les besoins du
secteur, “et cela selon une approche participative avec les partenaires
sociaux” (le ministère a tenu à rappeler que dans ce sens, une formation
continue a été dispensée les 8, 9, 17 et 18 mai 2023 au profit des
partenaires sociaux). Mais le grand changement en cours est sans doute
celui qui a trait au statut des infirmiers, qui transiteront de la
fonction publique à une toute nouvelle “fonction sanitaire”.
Nouveaux avantages
Concrètement, énumère le
ministère, “parmi les nouveaux avantages au profit du personnel de
santé, on trouve le renforcement des garanties de protection juridique
des professionnels de santé, l’organisation des programmes de formation
continue obligatoires tout au long de la carrière professionnelle,
l’exercice à la fois dans le secteur privé et public dans le cadre de la
mise en place d’un système régulé -partenariat public privé- et
l’adoption d’un système de rémunération motivant et attractif reposant
en plus de la partie fixe, sur une partie variable basée sur l’acte en
les récompensant de manière directe et proportionnelle à leurs
performances”. “La transition de la fonction publique vers la fonction
sanitaire est motivée par la nécessité de tenir compte des spécificités
propres au secteur de la santé et de valoriser les ressources humaines
qui y sont engagées,” justifie-t-on.
Mais comme cela a été relevé par beaucoup, à l’instar de
l’infirmière Nadia Assoui, récemment auteur du livre “Nous ne sommes pas
des anges” sur son expérience de près de 40 ans dans les hôpitaux
marocains, il existe une crainte vis-à-vis du caractère qui semble de
prime abord contraignant de cette fonction sanitaire (lire ailleurs). En
tout cas, il y aura certainement dans le proche avenir matière à
controverse entre le ministère de la Santé et les professionnels,
surtout que différentes sources nous indiquent que les relations entre
les deux parties ne seraient pas tellement bonnes, en dépit du fait que
le ministre Khalid Aït Taleb soit lui-même quelqu’un du métier
(rappelons que juste avant sa première prise de fonction en octobre 2019
dans le gouvernement El Othmani il avait notamment été chef de service
de chirurgie viscérale au CHU de Fès).
D’un autre côté, si le Canada semble offrir un cadre
professionnel exemplaire pour les infirmiers, nos différents
interlocuteurs s’accordent toutefois à dire que c’est loin de constituer
un paradis; bien au contraire, l’expérience de l’expatriation peut
rapidement tourner au vinaigre, et cela n’est d’ailleurs pas
exceptionnel. A ce propos, il n’existe pas de statistiques spécifiques
aux infirmiers marocains, mais on sait d’après les statistiques de
l’AIIC que près de la moitié des migrants ayant suivi une formation dans
le domaine de la santé sont au chômage ou sous-employés. Dans le lot,
combien de ressortissants du Royaume? Bien évidemment, beaucoup
souffrent simplement de ne pas être vraiment qualifiés, et ce du fait du
faible niveau de formation que l’on trouve dans beaucoup de pays du
Sud, y compris le Maroc, mais le racisme structurel observé dans de
nombreuses sociétés occidentales n’est également pas loin.
Difficile à prouver, il fait qu’un biais visera toujours
certaines populations provenant d’horizons différents et verront leurs
progressions freinées dans les pays d’accueil. Bien qu’il s’en soit
finalement plutôt bien sorti, Karim nous déclare qu’il a lui-même bien
des fois ressenti l’existence du phénomène dans son vécu. “Il est clair
que j’ai toujours dû mettre les bouchées doubles et travailler plus
qu’un autochtone pour pouvoir réussir,” expose-t-il. “Et dans
l’ensemble, personne ne peut mettre en doute ma légitimité là où je me
trouve. Mais dans mes interactions avec certains collègues, surtout ceux
que j’ai sous ma supervision et qui sont des Canadiens de souche, il
est évident qu’il y a parfois une forme de ressentiment à mon égard.
Cosmopolite et tolérante
Mais encore une
fois vous n’avez aucun moyen pour étayer cela, bien que tout le monde
sache que cela existe. C’est un secret de polichinelle, mais un secret
de polichinelle bien gardé.” En outre, beaucoup de Canadiens musulmans
semblent éprouver de plus en plus de difficultés à se trouver une place
au sein d’une société canadienne qui, d’un point de vue général, a la
réputation d’être cosmopolite et tolérante mais, dans les faits, serait
loin de l’être. Un rapport dû au Sénat canadien vient d’ailleurs de
relever, au mois d’avril 2023, que le Canada serait un pays de plus en
plus islamophobe. “Le Canada a un problème”, avait résumé, lors d’un
point presse, la sénatrice Salma Ataullahjan, ellemême de confession
musulmane (elle est d’origine pakistanaise).
Revenir au bercail
Par conséquent, ils
seraient généralement de nombreux Maroco-Canadiens à envisager de façon
on ne peut plus sérieuse de revenir au bercail. Pour quelqu’un comme
Karim, toutefois, la chose n’est pas aisée. “J’y pense moi aussi bien
sûr,” reconnaît- il. “Mais l’actuelle législation ne me permet pas de
faire valoir toute l’expérience que j’ai acquise, ce qui est bien
dommage car dans le sens contraire c’est tout-à-fait possible. Pour vous
dire, les cinq ans que j’ai travaillé au Maroc ont été comptabilisés
comme ancienneté professionnelle par le Canada lors de mon
expatriation.” Pour aider à résorber le problème de la migration des
professionnels de santé, le ministère de la Santé serait peut-être
inspiré de creuser le sujet de façon urgente.
En attendant, les treize années que Karim a d’ores et déjà passées sur les bords du Saint-Laurent risquent bien de devenir beaucoup plus.
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