Maroc. « L’ouverture politique demande la liberté d’expression ».


Maroc. « L’ouverture politique demande la liberté d’expression ».

Publie le 21 septembre 2024

Fondée en 1979 par un groupe de militants de gauche, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) est aujourd’hui l’ONG la plus importante du Maroc grâce à un important réseau de militants implantés à travers le pays, ce qui ne l’empêche pas d’être dans le collimateur des autorités. 

Couvrant autant le volet politique que social des droits humains, l’AMDH dénonce, à travers la voix de son président Aziz Ghali, élu depuis 2019, la cohabitation de deux Maroc. 

Il prévient également contre l’illusion d’une ouverture politique suite à la libération de nombre de journalistes. 


Entretien.


Maroc, 3 août 2023. Aziz Ghali, président l’Association marocaine des droits humains (AMDH), lors d’une conférence de presse.
Enass Media / twitter


Omar Brouksy. – Le 8 septembre 2024, soit un an jour pour jour après le tremblement de terre qui a ravagé la région d’Al-Haouz (2 960 morts et 6 125 blessés), dans le Haut-Atlas marocain, des pluies torrentielles ont causé la mort de 18 personnes, sans compter les disparus, et détruit plusieurs habitations. 

À l’heure où l’on parle, aucun responsable politique ne s’est déplacé dans la région. Grâce à son réseau de militants locaux, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) suit de près la situation. Quels sont les éléments dont vous disposez ?

Aziz Ghali. — L’un de nos principaux constats est que la plupart des maisons détruites par les inondations ont été construites au bord des oueds, ce qui a sans doute aggravé la situation. D’un côté, les gens n’ont pas les moyens de construire dans les montagnes parce qu’il n’y a pas d’infrastructure routière, ce qui aggrave le problème de l’enclavement. Certaines habitations sont construites dans le lit même des oueds qui sont asséchés depuis des années par le manque de pluie.

Mais ce qui se passe aujourd’hui avec les inondations confirme ce que nous avons déjà dit concernant le tremblement de terre du 8 septembre 2023. On s’attendait à ce que l’État prenne des mesures concrètes, mobilise tous les moyens pour faire face de la manière la plus efficace qui soit. 

Mais un an après, les mêmes problèmes ont resurgi lors des inondations du sud : les gens sont toujours livrés à eux-mêmes, les secours sont conduits essentiellement par les habitants. Les seuls ponts qui ont résisté aux inondations sont ceux qui ont été construits à l’époque coloniale, car ce qui a été construit récemment n’obéit même pas aux normes de solidité et de sécurité, ce qui montre l’ampleur de la corruption et le manque de suivi dans la réalisation des projets structurants. 
Il s’agit en somme d’une absence quasi totale de l’État.


O. B. – Pourquoi l’État n’a pas encore déclaré ces régions « zones sinistrées » ?

A. G. — L’État ne veut pas assumer la responsabilité juridique d’une telle décision, car cela engagerait des dépenses et des indemnisations, à l’instar de ce qui devait être fait pour le tremblement de terre. 
Quand l’État déclare une zone « sinistrée », il doit mobiliser des moyens appropriés pour répondre aux besoins urgents de la population sinistrée. Pour éviter cela, il ne fait rien.

O. B. – La marginalisation de ces régions par l’État est-elle volontaire, délibérée, ou est-ce simplement par manque de moyens ?

A. G. — Nous sommes encore gouvernés par la théorie colonialiste du « Maroc utile » et du « Maroc inutile », chère au maréchal Lyautey (1854-1934). L’État investit dans les régions qui lui paraissent « rentables », mais dans « l’autre Maroc », la marginalisation est délibérée pour qu’on ne sache pas ce qui s’y passe. 
La région de Tata, au sud du Maroc, la plus affectée par les inondations, ou encore celle d’Imider, sont très riches en métaux précieux, l’or et l’argent notamment. Ces mines sont exploitées par le groupe Managem, contrôlé par la famille royale, mais les habitants de ces régions vivent encore à l’âge de pierre. Les statistiques dont nous disposons à ce sujet sont souvent très difficiles à obtenir, comme s’il y avait un rideau de fumée pour que rien ne nous parvienne. 

Lorsque nous avons visité la mine d’Imini, près d’Errachidia [sud du pays], nous avons constaté à quel point elle était isolée du monde extérieur. Il y a juste la mine et un petit « village ouvrier », sans plus ; pas de routes et, surtout, une quasi-absence d’infrastructures sanitaires.

Qu’il s’agisse de ces régions ou celle de Al-Haouz, qui a été lourdement frappée par le tremblement de terre, on constate que la seule infrastructure sanitaire existante se limite souvent à un dispensaire où se trouve un infirmier, et qui n’est présent que le jour du marché hebdomadaire. 
Pendant les autres jours, il doit faire d’autres marchés, donc d’autres régions. Sans parler des écoles…

D’où la question de savoir si on a besoin de dépenser 30 millions d’euros pour organiser un mondial.

Est-ce qu’on a besoin du plus grand stade du monde ? Quelles sont nos priorités ?
Une maison sur cinquante reconstruite

O. B. – Un an après le tremblement de terre qui a frappé la région d’El-Haouz dans le Haut-Atlas, la majorité des maisons détruites n’a pas été reconstruite, et beaucoup d’habitants vivent encore sous les tentes…

A. G. — Nous suivons de près ce qui s’y passe grâce à nos militants sur place. Nous allons publier dans les jours qui viennent un rapport
 sur le tremblement de terre, un an après. 

À ce niveau-là aussi, la situation est catastrophique. Avec les dernières pluies, la vie sous les tentes devient insoutenable. Même les indemnisations se font de manière inégalitaire et irrationnelle, sans prendre en considération la réalité sociale et familiale. Par exemple, dans beaucoup de familles, le grand-père, le père et les enfants vivent tous dans un même lieu, mais seul le grand-père perçoit l’indemnisation.

Concernant la reconstruction, les chiffres sont affligeants : sur les 50 000 maisons détruites selon les chiffres officiels, seul un millier a été reconstruit. Le reste de la population vit encore sous des tentes. L’État avait pourtant collecté 120 milliards de dirhams (12 milliards d’euros) grâce à la solidarité et la générosité des Marocains à l’intérieur du pays et à l’étranger, une somme qui devait être utilisée pour reconstruire et réparer ce que le tremblement avait détruit.

O. B. – Et où est passé tout cet argent ?

A. G. — Justement, la question est là. Ce n’est donc pas un problème d’argent. L’État a, semble-t-il, d’autres priorités… Prenons l’exemple de Talat N’Yaaqoub, près de Marrakech, une région très touchée par le tremblement de terre et que j’ai visitée récemment. Le seul dispensaire qui desservait la région a été détruit par le tremblement de terre. Il n’a toujours pas été reconstruit. 
Pourquoi ? 
Mystère !
Chaque fois qu’il y a une catastrophe naturelle, on découvre un « autre Maroc », comme si l’on découvrait une autre planète.
Au Rif, rien n’a changé depuis le Hirak

O. B. — Le 30 juillet, le roi Mohamed VI a gracié les trois journalistes Omar Radi, Soulaimane Raissouni et Taoufik Bouachrine, et mis un terme aux poursuites contre l’historien Mâati Monjib et les journalistes Hicham Mansouri et Samad Aït Aïcha. Pourquoi les militants rifains, qui n’ont jamais appelé à la violence, n’ont pas bénéficié de cette grâce ?

A. G. — Il n’y a pas que les militants rifains. 
Il y a aussi les militants sahraouis arrêtés et condamnés à la suite des événements de Gdeim-Izik en 2010, et les cybermilitants arrêtés pour avoir dénoncé la normalisation du Maroc avec l’État génocidaire d’Israël, ainsi que le groupe d’Abdelkader Belliraj, condamné en 2009 à la prison à vie pour « atteinte à la sûreté de l’État » et « constitution de groupe terroriste ».

En tout, l’AMDH a dénombré 97 prisonniers politiques et d’opinion aujourd’hui au Maroc.

Concernant la libération des journalistes, elle a été obtenue après une longue campagne de soutien et de pression de la part des organisations de défense des droits humains et des médias indépendants. Elle intervient un an après le rapport du Parlement européen relatif à ce qu’on appelle le Qatargate et le Marocgate.

Le fait que les militants rifains n’aient pas bénéficié de cette mesure est lié, je pense, à la situation actuelle dans le Rif (nord du pays), qui n’a connu aucun changement depuis leur arrestation en 2017. Le risque de nouveaux troubles reste donc présent. 
Qu’est-ce qui a changé par exemple à Al-Hoceima, la plus grande ville du Rif et épicentre du Hirak de 2017 ? 
Rien. 
Il y a un hôpital, mais il est vide, et les grands projets dont parlait le régime, comme le projet « Manarat Al-Moutawassit » (Phares de la Méditerranée), n’ont pas été réalisés. Bref, les conditions de la contestation sont encore là. L’autre explication est celle qui consiste à pousser les familles des militants rifains à demander la grâce royale. 
C’est une vieille stratégie d’usure du régime, pour qu’il ne paraisse pas comme ayant cédé face à la détermination des leaders rifains.

O. B. — La libération des journalistes ne traduit-elle pas plutôt une volonté du régime d’amorcer une ouverture politique ?

A. G. — Je ne le pense pas, car l’ouverture politique demande beaucoup de conditions. 
La première est la liberté d’expression. C’est le véritable thermomètre pour mesurer la volonté ou non d’amorcer une ouverture politique. 
Qui dévoile les scandales politiques et financiers ? Qui informe sur les injustices et les inégalités sociales ? C’est la presse. À la fin des années 1990, lorsqu’on a commencé à parler d’ouverture politique avec l’ancien roi Hassan II, il y avait une presse forte et indépendante, comme Le Journal, Assahifa, Demain, etc. 

Tous ces médias avaient accompagné ce processus d’ouverture. 
Aujourd’hui, il n’y a plus rien, et même le contexte politique et social n’est pas favorable à une véritable liberté d’expression. À un moment, on disait qu’on n’a plus de presse indépendante, mais au moins on a des plumes indépendantes. 

Aujourd’hui, même ces plumes n’existent plus. Elles ont soit quitté le pays, soit changé de métier. 
À cela s’ajoute le rôle de la justice. 
Là aussi, sans réforme et sans une véritable séparation des pouvoirs, on ne peut pas parler d’ouverture politique. Même l’actuelle constitution, avec toutes ses limites, n’est pas appliquée de manière efficiente.

Je vous donne un exemple : La question amazighe. 
L’actuelle constitution considère pour la première fois la langue amazighe comme une langue officielle, à côté de l’arabe. 
Mais est-ce que cet acquis s’est traduit sur le terrain ? 
La réponse est non. 

Est-ce que la justice s’est adaptée à cette réforme constitutionnelle ? 
Dans les tribunaux et au cours des procès, seule la langue arabe est adoptée, que ce soit dans les plaidoiries ou dans les débats. 

Or, une grande partie de nos concitoyens berbérophones ne comprennent pas un seul mot d’arabe. Dans certaines régions, le médecin travaille comme un vétérinaire. 
Il n’a aucun rapport avec le malade. Pourquoi ? Parce que le médecin est francophone et arabophone, alors que le malade est berbérophone. Sans parler de l’enseignement de l’amazigh qui est quasiment bloqué.
Omar Brouksy


Journaliste et professeur de science politique au Maroc. Il a été le rédacteur en chef du Journal hebdomadaire jusqu’à sa… (suite)
Aziz Ghali
Président de l’Association marocaine des droits humains (AMDH).




Commentaires