Au cœur du déversoir d’armes américaines à Israël.


Enquête 

Au cœur du déversoir d’armes américaines à Israël.

Malgré les critiques et les objections de nombreux diplomates et responsables intermédiaires du département d’État, l’administration du président Joe Biden n’a cessé d’alimenter Israël en armes, se faisant complice du massacre de la population gazaouie.

Le site d’investigation ProPublica a enquêté sur les mécanismes de cette complicité, le poids du lobby militaro-industriel et les vains efforts des fonctionnaires états-uniens qui auraient souhaité y mettre fin.

Publié le 16 octobre 2024


Tel-Aviv, 19 août 2024. Le secrétaire d’État états-unien Antony J. Blinken (au milieu), l’ambassadeur des États-Unis en Israël Jack Lew (à gauche), et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou (à droite).
Chuck Kennedy / département d’État


Fin janvier 2024, alors que le nombre de morts à Gaza atteignait 25 000 et que des milliers de Palestiniens fuyaient leurs villes rasées par les bombardements à la recherche d’un lieu sûr, l’armée israélienne a demandé 3 000 bombes supplémentaires au gouvernement américain. 

L’ambassadeur des États-Unis en Israël, Jack Lew, ainsi que d’autres fonctionnaires de l’ambassade de Jérusalem ont envoyé un câble à Washington pour que le département d’État approuve cette vente. 
D’après eux, il n’y avait aucun risque que les Israéliens fassent un mauvais usage de ces armes.
Un aveuglement volontaire

Le câble en question ne mentionnait pas les réserves exprimées publiquement par l’administration de Joe Biden sur le nombre croissant de victimes civiles à Gaza. Il ne parlait pas plus, non plus, des rapports bien documentés selon lesquels Israël avait largué des bombes de 900 kilos sur des zones densément peuplées détruisant des immeubles d’habitation et tuant des centaines de Palestiniens, dont un grand nombre d’enfants.

 L’ambassadeur Jack Lew était au fait de ces tragédies. Des membres de sa propre équipe avaient signalé à plusieurs reprises ces attaques. Plusieurs domiciles d’employés palestiniens de l’ambassade avaient eux-mêmes été la cible de frappes aériennes israéliennes.

Pourtant, Lew et ses subordonnés immédiats ont soutenu qu’on pouvait faire confiance à Israël en ce qui concerne cette nouvelle livraison de bombes guidées GBU-39, de petit diamètre et censément plus précises.

 L’armée de l’air israélienne, affirmaient-ils, avait depuis des décennies su démontrer qu’elle était capable d’éviter de tuer des civils lorsqu’elle utilisait cette bombe de fabrication américaine et avait « fait la preuve de sa capacité et de sa volonté de l’utiliser d’une manière qui minimise les dommages collatéraux ».

Alors même que cette demande était en cours d’examen, les actions des Israéliens ont démontré la fausseté de ces affirmations. Dans les mois qui ont suivi, l’armée israélienne a largué à plusieurs reprises des GBU-39 déjà en sa possession sur des abris et des camps de réfugiés. Puis, au début du mois d’août, elle a bombardé une école et une mosquée où s’abritaient des civils. 

Au moins 93 personnes sont mortes. 
Les corps des enfants étaient tellement mutilés que leurs parents avaient du mal à les identifier. Les experts ont pu identifier des éclats de bombes GBU-39 dans les décombres.

8 décembre 2006. Impact d’une GBU-39 lors d’un test. USAF / wikimédia

Dans les mois précédents et au cours des mois suivants, plusieurs fonctionnaires du département d’État ont insisté pour suspendre totalement ou partiellement les ventes d’armes à Israël, conformément à la législation qui interdit d’armer les pays qui enfreignent régulièrement les lois de la guerre protégeant les civils. 

Les responsables politiques du département d’État ont rejeté ces appels à plusieurs reprises. Depuis plusieurs années, nombre de fonctionnaires ont tenté en vain de suspendre ou de soumettre à des conditions contraignantes les ventes d’armes à Israël en raison d’allégations crédibles selon lesquelles ce pays aurait violé les droits humains des Palestiniens en utilisant des armes fabriquées aux États-Unis.

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Le 31 janvier 2024, le lendemain du jour où l’ambassade avait envoyé son câble, le secrétaire d’État Antony Blinken organisa au siège du département d’État une réunion pendant laquelle il répondit aux questions de ses subordonnés sur Gaza. D’après une transcription des propos tenus pendant cette réunion, il y aurait déclaré que les souffrances des civils étaient « absolument déchirantes, bouleversantes ». « Mais nous devons juger en connaissance de cause », expliqua aussi Blinken à propos des efforts déployés par le département d’État pour minimiser les dommages. 

« Nous partons du principe que, le 7 octobre, Israël avait le droit de se défendre et, a fortiori, le droit de faire en sorte que le 7 octobre ne se reproduise plus jamais. » Le blanc-seing de l’ambassade à Jérusalem et les déclarations de Blinken reflètent ce que de nombreux fonctionnaires du département d’État considèrent comme leur mission depuis près d’un an. 
Un ancien membre du personnel de l’ambassade la décrit ainsi : tacitement, il s’agit de « protéger Israël de toute remise en cause » et de faciliter les livraisons d’armes, quelles que soient les violations des droits humains. 
« Nous sommes incapables d’admettre qu’il y a un problème », explique ce diplomate.
Le département d’État contre les droits humains

Selon Mike Casey, un autre diplomate ayant été lui aussi en poste à Jérusalem, l’ambassade états-unienne a même toujours refusé d’accepter de la section Proche-Orient du département d’État des fonds destinés à enquêter sur les problèmes de droits humains en Israël : Cela reviendrait à insinuer que ces problèmes existent, ce à quoi les fonctionnaires de l’ambassade se refusent. « Dans la plupart des pays, un de nos objectifs est de lutter contre les violations des droits humains, ajoute Casey, mais ce n’est pas le cas avec Israël. »

Dans un article antérieur 1
ProPublica a expliqué comment les deux principaux organismes du gouvernement états-unien en matière d’aide humanitaire — l’Agence américaine pour le développement international (USAID) et le Bureau des réfugiés du département d’État — en étaient arrivés au printemps 2024 à la conclusion qu’Israël avait délibérément bloqué les livraisons de nourriture et de médicaments à Gaza, en conséquence de quoi les ventes d’armes devaient être interrompues. Mais Blinken a alors rejeté ces conclusions et, quelques semaines plus tard, déclaré devant le Congrès que le département d’État n’avait pas trouvé d’indices qu’Israël ait bloqué l’aide humanitaire.

Les faits révélés par ProPublica permettent de comprendre de l’intérieur comment et pourquoi les responsables les plus haut placés du gouvernement des États-Unis n’ont jamais cessé d’approuver les ventes d’armes de Washington à Israël. Cet article s’appuie sur une multitude de câbles, de courriels, de mémos, de comptes-rendus de réunions et d’autres documents internes au département d’État, ainsi que sur des entretiens avec des fonctionnaires et d’anciens fonctionnaires de cette administration.

Ces documents et ces entretiens montrent également que les pressions exercées pour que les livraisons d’armes ne soient pas interrompues proviennent entre autres du secteur des industries d’armement. Les lobbyistes travaillant pour ces entreprises interviennent régulièrement en coulisse pour essayer de convaincre les législateurs et les fonctionnaires du département d’État d’approuver les livraisons à Israël et à d’autres alliés controversés des États-Unis, notamment l’Arabie saoudite.


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D’après les experts avec lesquels ProPublica s’est entretenu, le blanc-seing systématique accordé par l’administration Biden à l’armée israélienne n’a fait qu’encourager les Israéliens. 
Alors qu’Israël et l’Iran échangent des tirs de missiles, le risque d’une guerre régionale n’a jamais été aussi grand depuis des décennies et le coût de l’impéritie de Washington est plus manifeste que jamais.

Pour Daniel Levy, qui a occupé dans les années 1990 une série de postes importants en tant que fonctionnaire et conseiller du gouvernement états-unien, « il y a eu une réaffirmation rapide et sans équivoque de l’impunité [d’Israël] ». 

Avant d’entrer dans la fonction publique aux États-Unis, Levy avait servi sous les drapeaux en Israël ; il est l’un des fondateurs du groupe de pression J Street2 et préside le think tank US/Middle-East Project. Levy est convaincu que Washington a pratiquement renoncé à demander des comptes à Israël pour sa conduite à Gaza, et que les Israéliens sont au contraire « certains d’avoir carte blanche ».

En réponse à une série de questions détaillées, un porte-parole du département d’État a envoyé a ProPublica une déclaration affirmant que, quel que soit le pays bénéficiaire, y compris Israël, les livraisons d’armes états-uniennes « sont effectuées en consultation » avec d’autres organismes et administrations relevant du département d’État et avec les ambassades concernées :


Nous attendons de tout pays bénéficiaire de matériel de sécurité américain qu’il en fasse usage en pleine conformité avec le droit humanitaire international, et nous mettons en œuvre une série de procédures permettant de vérifier cette conformité.

Toujours d’après le même porte-parole, l’ambassadeur Jack Lew s’emploie activement à garantir que « toutes les mesures possibles soient prises pour minimiser l’impact du conflit sur les civils », tout en travaillant sur un accord de cessez-le-feu pour assurer « la libération des otages, soulager les souffrances des Palestiniens à Gaza et mettre fin au conflit ».
« Votre article est tendancieux »

ProPublica a également envoyé une série de questions aux représentants du gouvernement israélien, dont un des porte-paroles nous a répondu comme suit :


Votre article est tendancieux et tend à présenter comme inappropriés les contacts légitimes et routiniers entre Israël et son ambassade à Washington et des fonctionnaires du département d’État. Votre objectif semble être de jeter le doute sur la coopération en matière de sécurité entre deux nations amies qui sont de proches alliés.

Les ventes d’armes sont un pilier de la politique étrangère des États-Unis au Proche-Orient. Israël a reçu de Washington à cet effet plus d’aide financière que n’importe quel autre pays et dépense la majeure partie de l’argent des contribuables états-uniens pour acheter des armes et des équipements fabriqués par entreprises américaines. 

Bien qu’Israël dispose de sa propre industrie d’armement, son offensive à Gaza dépend fortement des avions à réaction, des bombes et d’autres armes fabriquées aux États-Unis. Depuis octobre 2023, Washington lui a livré plus de 50 000 tonnes d’armement, une contribution « cruciale pour le maintien des capacités opérationnelles de l’armée israélienne pendant la guerre en cours », comme l’admettent les autorités militaires israéliennes. 

Les défenses anti-aériennes qui protègent les villes israéliennes — connues sous le nom de « Dôme de fer » — dépendent également en grande partie du soutien des États-Unis.

Rien n’indique qu’aucun des deux partis, républicains ou démocrates, soit prêts à entériner une réduction des livraisons d’armes américaines. 

C’est au début des années 1970 que les États-Unis ont commencé à vendre des quantités importantes d’armes à Israël et rien n’indique que cela va changer quel que soit le vainqueur de la présidentielle du 5 novembre.

Les États-Unis versent au gouvernement israélien environ 3,8 milliards de dollars par an (3,4 milliards d’euros), et bien plus en temps de guerre. 
Le Congrès et le pouvoir exécutif ont imposé des garde-fous juridiques sur la manière dont Israël et d’autres pays peuvent utiliser les armes qu’ils achètent avec l’argent des contribuables américains. Le département d’État est censé auditer et approuver la plupart de ces contrats militaires et est tenu d’exclure tout pays responsable de violations avérées ou potentielles du droit humanitaire international. 
C’est le cas, par exemple si l’armée de ce pays prend pour cible des civils ou bloque les livraisons de nourriture à des réfugiés. 
Le département d’État est également censé refuser de livrer des équipements et des armes financés par les États-Unis à toute unité militaire accusée de manière crédible d’avoir commis des violations flagrantes des droits humains, telles que la torture.
Des procédures régulièrement violées

La procédure fonctionne comme suit : une équipe ad hoc de l’ambassade des États-Unis dans le pays demandeur — qui dépend du département d’État — rédige un câble dit d’« évaluation-pays » afin de juger de l’aptitude dudit pays à demander qu’on lui livre des armes. Ce n’est là que le début d’un long et complexe processus, mais il s’agit d’une étape cruciale en raison du niveau d’expertise locale possédé par le personnel des ambassades.

Dans un deuxième temps, l’essentiel de l’audit est effectué par le Bureau des affaires politico-militaires du département d’État, qui s’occupe des livraisons d’armes avec la collaboration consultative d’autres organismes gouvernementaux. En ce qui concerne Israël et les alliés de l’OTAN, si le montant de cette livraison est de plus de 100 millions de dollars (91 millions d’euros) pour les armes ou de plus 25 millions de dollars (22 millions d’euros) pour les autres équipements, l’approbation finale du Congrès est requise. Si les législateurs tentent de bloquer une livraison, ce qui est rare, le président peut leur opposer son veto.

Pendant des années, Josh Paul, fonctionnaire de carrière au Bureau des affaires politico-militaires, a audité les ventes d’armes à Israël et à d’autres pays du Proche-Orient. Au fil du temps, il est devenu l’un des experts les plus compétents du département d’État en la matière. Même avant la guerre de Gaza, Paul s’était inquiété du comportement d’Israël.

 À plusieurs reprises, il avait déclaré estimer que le respect de la législation en vigueur mettait le gouvernement états-unien dans l’obligation de suspendre certaines livraisons d’armes. 
En mai 2021, il a ainsi refusé d’approuver la vente d’avions de combat à l’armée de l’air israélienne. « À l’heure où l’armée de l’air israélienne bombarde des immeubles civils à Gaza, écrivait-il alors dans un courriel, je ne peux pas donner mon approbation à cette transaction. » 

Au mois de février 2022, il a de même refusé d’approuver une autre livraison après la publication d’un rapport d’Amnesty International accusant les autorités israéliennes de pratiquer une politique d’apartheid.

Dans les deux cas, explique-t-il à ProPublica, ses supérieurs immédiats ont approuvé les ventes d’armes malgré ses objections. 

« Je n’ai aucun espoir de pouvoir faire bouger la politique du département d’État dans ce domaine pendant le mandat de cette administration », écrivait-il à l’époque à un sous-secrétaire d’État adjoint.

En décembre 2021, Josh Paul a fait circuler à l’intention d’une série de diplomates de haut rang un mémorandum contenant des recommandations visant à renforcer le processus d’audit des ventes d’armes, notamment en prenant en compte l’avis des organisations de défense des droits humains. Il signalait que la nouvelle politique de livraison d’armements de l’administration Biden — qui interdisait toute vente d’armes s’il apparaissait « plus probable qu’improbable » que le destinataire les utilise pour attaquer intentionnellement des infrastructures civiles ou commettre d’autres crimes — risquait fort d’être « édulcorée » dans la pratique. 

« Dans le cas d’Israël et de l’Arabie saoudite, il n’y a aucun doute que la vente de munitions guidées de précision risque fort de se traduire par d’importants dommages occasionnés aux civils », indiquait le mémo de Josh Paul.

En signe de protestation contre les livraisons d’armes à Israël, Josh Paul a démissionné en octobre 2023, moins de deux semaines après l’attaque du Hamas. 

Son départ constituait la première dissension publique majeure au sein de l’administration Biden depuis le début de la guerre.
Pas moins de six mémos critiques ignorés

D’autres experts travaillant pour le gouvernement ont eux aussi commencé à s’inquiéter des violations des droits humains commises par les Israéliens. 

Les diplomates et analystes suivant le Proche-Orient ont remis à leurs supérieurs hiérarchiques pas moins de six mémos critiquant la décision de Washington de continuer à armer Israël. Dans un mémorandum datant de novembre 2024 et qui n’a jamais été rendu public, un groupe d’experts appartenant à plusieurs branches de l’administration a déclaré ne pas avoir été consulté à l’occasion des décisions politiques concernant des livraisons d’armes immédiatement postérieures aux 7 octobre. 

En outre, aucun processus de contrôle efficace n’a été mis en place pour évaluer les répercussions de ces ventes. Ce mémo ne semble pas avoir plus d’impact que les recommandations et les messages précédents. Au début de la guerre, le personnel du département d’État a dû faire des heures supplémentaires, souvent le soir et pendant les week-ends, pour traiter les demandes israéliennes de nouvelles livraisons d’armes. Certains fonctionnaires du département d’État estiment que ces efforts témoignent d’un favoritisme excessif à l’égard d’Israël.

En janvier, l’ambassadeur Jack Lew approuvait la demande de livraison à Israël de 3 000 bombes de précision GBU-39, cofinancée par des fonds états-uniens et israéliens. Lew est une figure importante dans les milieux démocrates et a prêté ses services à plusieurs administrations. Il a été chef de cabinet du président Barack Obama, avant de devenir son secrétaire au Trésor. 

Il a également occupé des postes de direction au sein de Citigroup et d’un important fonds d’investissement. Le contre-amiral Frank Schlereth, attaché militaire en Israël, est l’un des cosignataires du câble envoyé par Jack Lew. Outre les assurances concernant l’éthique de l’armée israélienne, ce message mentionne les liens étroits cette dernière et l’armée américaine : les équipages pilotes israéliens fréquentent des écoles d’entraînement aux États-Unis et s’y familiarisent avec la question des dommages collatéraux ; Ils utilisent des systèmes informatiques de fabrication américaine pour planifier leurs missions et « prévoir les effets de leurs munitions sur les cibles visées ».

Au début de la guerre, Israël a utilisé des bombes américaines non guidées qui pouvaient peser jusqu’à 900 kilos et se caractérisaient, selon les critiques de nombreux experts, par leur imprécision. 
Mais à l’époque où l’ambassade américaine à Jérusalem menait son évaluation, Amnesty International a rendu publics des éléments prouvant que les Israéliens avaient également largué sur des civils des bombes GBU-39, beaucoup plus précises et fabriquées par Boeing. Quelques mois avant le 7 octobre, une attaque menée en mai 2023 avait fait 10 morts parmi les civils palestiniens. Une frappe ayant eu lieu au début du mois de janvier 2024 avait elle aussi provoqué la mort de 18 civils, dont 10 enfants. Les enquêteurs d’Amnesty International ont trouvé des fragments de GBU-39 sur les deux sites concernés.
Une colère sans précédent dans le monde arabe.

À la même époque, les experts du département d’État se sont employés à dresser la liste des effets de la guerre à Gaza sur la crédibilité des États-Unis dans la région. 

Hala Rharrit, diplomate de carrière basée au Proche-Orient, décrivait par ses courriels les dommages collatéraux des frappes aériennes à Gaza, incluant souvent des images insoutenables des morts et blessés palestiniens et des photos de fragments de bombes américaines dans les décombres. « Les médias arabes ne cessent de diffuser d’innombrables images et vidéos dépeignant des massacres et illustrant la famine à Gaza et insistent sur le fait qu’Israël commet des crimes de guerre et un génocide et doit rendre des comptes », indiquait-elle début janvier 2024 et illustré par la photo du cadavre d’un enfant en bas âge. 

« Ces images illustrant le carnage, en particulier celles qui dépeignent régulièrement des enfants morts ou blessés, traumatisent le monde arabe et y provoquent une colère sans précédent. » Hala Rharrit, qui a démissionné en signe de protestation, a déclaré à ProPublica que ces images auraient dû, à elles seules, susciter une enquête du gouvernement états-unien et être prises en compte dans l’examen des demandes de livraisons d’armes faites par les Israéliens. D’après elle, le département d’État avait « délibérément violé les lois en vigueur » en n’agissant pas sur la base des informations qu’elle-même et d’autres personnes avaient rassemblées : « Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas. »

Le câble envoyé par Jack Lew en janvier 2024 ne mentionne pas le nombre de morts à Gaza ni les incidents liés au largage de bombes GBU-39 sur des civils. 

Washington espérait que des bombes de plus petite taille permettraient d’éviter des morts inutiles, mais pour les experts en droit de la guerre la taille d’une bombe n’a guère d’importance si elle finit par tuer plus de civils que ne le justifie l’objectif militaire. D’après le lieutenant-colonel Rachel E. VanLandingham, officier à la retraite des services juridiques de l’armée de l’air, avant toute opération, les autorités militaires israéliennes sont légalement responsables de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour évaluer les risques encourus par les civils et pour éviter de bombarder sans discernement des zones densément peuplées telles que les camps de réfugiés et autres abris. Pour VanLandingham : « il semble extrêmement plausible que les Israéliens aient tout simplement ignoré ces risques. Cela a de quoi nous préoccuper sérieusement et indique une violation du droit de la guerre. »
« C’est un business »

Des fonctionnaires en poste tant à Jérusalem qu’à Washington nous ont signalé qu’à plusieurs reprises, des préoccupations similaires avaient été communiquées à l’ambassadeur Jack Lew, mais que ce dernier tendait instinctivement à défendre Israël. Dans un autre câble obtenu par ProPublica, Lew expliquait à Anthony Blinken et à d’autres hauts responsables de Washington qu’« Israël mérit[ait] toute notre confiance en tant que bénéficiaire de matériel de défense » et que les évaluations de son équipe concernant d’autres ventes d’armes par le passé confirmaient que « les pratiques avérées d’Israël en matière de droits humains rendaient cette livraison légitime ».

Lew allait encore plus loin en affirmant dans son câble que le système de choix de cibles de l’armée israélienne était si « complet et sophistiqué » que, selon l’estimation de l’attaché militaire Frank Schlereth, il « est conforme à nos propres normes et même souvent plus rigoureux ». Deux fonctionnaires du département d’État ont confié à ProPublica que Lew et Schlereth avaient émis des propos similaires lors de réunions internes.

Au début de la guerre, des diplomates en poste à Jérusalem ont également rapporté qu’outre les nombreux autres incidents impliquant des civils, Israël avait largué des bombes sur les domiciles de membres du personnel de l’ambassade. Quant à savoir pourquoi les câbles envoyés par Jack Lew sont muets sur ce type d’incidents, voilà ce que nous en a dit un fonctionnaire : « L’explication la plus charitable que je peux trouver est qu’ils n’ont peut-être pas eu le temps ou l’envie de mener à bien une évaluation critique des réponses des Israéliens. »

Au consulat d’Israël à New York, les responsables des achats d’armes occupent deux étages et traitent des centaines de contrats chaque année. Un fonctionnaire israélien y ayant travaillé nous a déclaré qu’il s’efforçait d’acheter autant d’armes que possible et que ses partenaires états-uniens faisaient des efforts tous aussi intenses pour lui en vendre : « C’est un business. »

ProPublica a aussi pu constater que, dans les coulisses, lorsque les fonctionnaires du gouvernement mettent trop de temps à traiter un dossier, les lobbyistes représentant les puissantes entreprises du secteur interviennent pour faire pression et faire accélérer la procédure. Certains de ces lobbyistes avaient eux-mêmes occupé précédemment des postes importants dans les services concernés du département d’État. Ces dernières années, au moins six hauts fonctionnaires du Bureau des affaires politico-militaires ont quitté leur poste pour rejoindre des cabinets de lobbying et des entreprises d’armement. Jessica Lewis, secrétaire adjointe du Bureau, a démissionné en juillet pour être embauchée par le cabinet Brownstein Hyatt Farber Schreck, la plus grosse firme de lobbying de Washington en termes de chiffre d’affaires, qui défend entre autres les intérêts de l’industrie d’armements et ceux de divers pays, dont l’Arabie saoudite.
Le poids du lobby militaro-industriel

Paul Kelly, principal responsable des relations avec le Congrès au sein du département d’État entre 2001 et 2005, soit pendant les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, nous a déclaré que, très souvent, les représentants du secteur privé « insistent discrètement » pour faire accélérer la procédure de soumission des dossiers de livraison d’armes aux législateurs. « Cela ne se traduisait pas par des pots-de-vin ou des menaces, mais ils me disaient : “Bon, alors, quand est-ce que vous allez approuver la vente et l’envoyer au Congrès ?”. »

Trois autres fonctionnaires du département d’État travaillant ou ayant travaillé sur ce type de dossiers nous ont déclaré que la situation n’avait guère changé depuis l’époque de Kelly et que les entreprises qui tirent profit des guerres à Gaza et en Ukraine appelaient fréquemment leurs services ou leur envoyaient des courriels. Ce type de pression s’exerce également sur les législateurs dès le moment où ils sont informés des dossiers en cours. Ils sont dès lors assaillis de coups de téléphone et de demandes de réunion, nous a confié un fonctionnaire familier de ce type de communications.

Dans certains cas, ce type de lobbying est susceptible de dériver vers un terrain plutôt douteux sur le plan juridique. En 2017, l’administration Trump avait signé un contrat d’armement de 350 milliards de dollars (320 milliards d’euros) avec l’Arabie saoudite. 

Cette vente s’inscrivait dans le prolongement de la politique de Barack Obama avant que ce dernier ne suspende certaines livraisons en raison de préoccupations humanitaires. Pendant des années, les Saoudiens et leurs alliés ont utilisé des jets et des bombes de fabrication américaine pour attaquer les milices houthistes au Yémen, tuant des milliers de civils dans la foulée.

Au mois de février suivant, le département d’État examinait la possibilité d’approuver la vente à l’Arabie saoudite de missiles à guidage de précision fabriqués par Raytheon. Un vice-président de cette entreprise, Tom Kelly — par ailleurs ancien secrétaire adjoint du Bureau des affaires politico-militaires du département d’État —, envoya alors un courriel à un de ses anciens subordonnés, Josh Paul, pour lui demander de participer à une réunion avec un représentant de Raytheon. Ladite réunion aurait pour but de « discuter de la stratégie » à mettre en œuvre afin de faciliter la vente en question

Josh Paul lui répondit qu’une telle réunion risquait d’être illégale :


Comme vous l’avez sans doute retenu de votre période de travail dans nos services, la législation anti-lobbying nous interdit de coordonner des stratégies législatives avec des organisations extérieures au département d’État. Par ailleurs, je pense que les obstacles potentiels au succès de ce dossier sont relativement évidents.

Paul faisait par là allusion à une série d’articles de presse parus à l’époque et faisant état des très nombreuses victimes civiles au Yémen. « Pas de soucis, répondit Kelly. Je suis sûr qu’on aura l’occasion de se revoir. » Tom Kelly et Raytheon n’ont pas répondu à nos demandes de commentaires. 
Le département d’État a finalement approuvé la vente.


Traduit de l’anglais par Marc Saint Upery
L’article est paru sur le site ProPublica le 4 octobre 2024

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