Jean-Pierre Filiu : "Gaza, ce n'est plus une dystopie, c'est une réalité".

Jean-Pierre Filiu : "Gaza, ce n'est plus une dystopie, c'est une réalité".


Entretien

Rare témoin de la guerre que l'État d'Israël mène dans la bande de Gaza depuis près de 20 mois, l'historien Jean-Pierre Filiu a publié cette semaine le récit de son séjour en janvier dans l'enclave avec l'ONG Médecins sans frontières. 

Il y dénonce une "guerre inhumaine" visant au nettoyage ethnique du petit territoire. 
Sur France 24, il décrit l'ampleur des destructions et les souffrances quotidiennes des Gazaouis.

Publié le : 30/05/2025

44:38Un enfant palestinien dans les décombres d'une maison dans le camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la Bande de Gaza, le 18 mai 2025. © Eyad Baba, AFP


Il a revêtu un sweat-shirt à capuche kaki avec l'inscription "Fight like a Ukrainian" ("bas-toi comme un Ukrainien") pour parcourir les plateaux de radio et de télévision et raconter ce qu'il a vu à Gaza. Jean-Pierre Filiu, professeur d'histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po, y a séjourné 32 jours, du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025, avec une équipe de Médecins sans frontières (MSF).

Il en a tiré un récit publié mercredi, "Un historien à Gaza" (éd. Les Arènes), qui a frappé les esprits. Voici quelques extraits de son témoignage, jeudi 29 mai, sur le plateau de France 24.
Jean-Pierre Filiu sur le plateau de France 24 le 29 mai 2025. © France 24
Les enfants de Gaza, victimes absolues

"On a dépassé 54 000 morts, ces chiffres sont fiables et ils sont minimaux (…). À l’échelle d’un pays comme la France, c’est comme un million et demi de morts, dont un demi-million d’enfants. Et eux, ce sont les victimes absolues. Tous les enfants, tous sans exception, ont besoin au moins d’un accompagnement psychologique (…) qui est inconcevable dans les conditions actuelles."

Un enfant cherche dans les débris d'un camp de tentes abritant des déplacés, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 17 avril 2025. Hatem Khaled, Reuters

Le quotidien des Gazaouis

"J'ai un respect immense pour toutes ces femmes et ces hommes qui tiennent bon face à une telle horreur. 

Je connais la société de Gaza. C'est une société traditionnelle, très conservatrice à bien des égards et aussi profondément pudique. 
Les Palestiniens s'épanchent très peu. 
Quand ils vous disent qu'ils ont passé une nuit difficile, ça veut dire que ça a été apocalyptique. Que ce soient les bombardements qui ne leur ont pas laissé une minute de répit, ou une inondation à cause de pluies torrentielles qui a transformé leur refuge en cloaque."

"Il faut prolonger l'échange pour comprendre l'ampleur du deuil et de la perte. Il y a à la fois cette pudeur (...) et aussi la nécessité presque vitale de conserver une carapace de survie, de ne jamais l'ébrécher, parce qu'il suffirait qu'il y ait la moindre faille pour qu'on s'effondre. La douleur est trop forte. Le deuil est trop intense."

Khan Younès, ville détruite.

"La ville de Khan Younès est très largement détruite. Elle a été une oasis prospère depuis le XIVe siècle. C'était un caravansérail, un carrefour commercial ; aujourd'hui, c'est un monceau de ruines. On ne sait plus où on est, on n'arrive pas à s'orienter. Quand on voit une colline, on découvre que c'est en fait un amas de décombres 'bulldozée' par l'armée israélienne. Et puis il y a la mer de tentes. Je vivais et je travaillais au sud de la zone dite "humanitaire", mais qui n'était pas du tout épargnée par les frappes israéliennes dévastatrices. Quand elles touchent une tente, ça s'enflamme et il y a tout de suite des scènes atroces."

Un panache de fumée s'élève au-dessus des tentes d'un camp de déplacés à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, après une frappe israélienne, le 19 avril 2025. © AFP

La trêve

"Elle n'a finalement duré que quelques semaines, à partir du 19 janvier. J'étais présent les deux premiers jours, les premiers jours d'espoir, d'espérance, avec le grand retour en file indienne de dizaines de milliers de Palestiniens vers les ruines, pour replanter leurs tentes sur les ruines de leurs maisons. 

À ce moment là, que disaient-ils ? 'Je vais enfin pouvoir pleurer' – ce qu'ils s'étaient interdit –, 'Je vais enfin pouvoir retourner sur le tas de décombres où je sais que mes proches sont ensevelis, sous lequel ils sont toujours inaccessibles et je vais pouvoir commencer à faire mon deuil'. 

Ce travail de deuil, il est évidemment incommensurable vu l'ampleur de la perte. Je ne vais pas vous inonder de chiffres, on les connaît, ils sont juste accablants."

Les journalistes ciblés

"Selon Reporters sans frontières, selon le Comité de protection des journalistes, non seulement la Palestine est le pays le plus dangereux au monde pour les professionnels de l'information, mais entre deux tiers et trois quarts des journalistes tués dans le monde entier l'ont été en 2023 comme en 2024 dans la bande de Gaza."

"C'est effarant. Donc, non seulement vous êtes interdit d'entrer à Gaza mais les témoins privilégiés, les journalistes palestiniens, qui sont d'un courage inouï, sont les premiers visés. Ils disent d'ailleurs avec beaucoup d'amertume que les gilets 'Presse' les désignent aux frappes israéliennes plutôt qu'ils ne les protègent."

Des Gazaouis transportent le corps du journaliste Ahmed Mansur, le 8 avril 2025 à Khan Younès, dans la bande de Gaza. AFP
Les vautours

"Israël ne sait plus quoi inventer pour discréditer les Nations unies, alors que les Nations unies, littéralement, tiennent à bout de bras ce qui peut encore l'être dans la bande de Gaza. 

Tout comme les organisations humanitaires, comme Médecins sans frontières qui accomplit un travail extraordinaire. Mais il y aussi des pillages que j'ai pu documenter avec des chiffres très précis, avec des données que j'ai vérifiées. Tous les pillages sont menés par des gangs qui sont protégés par l'armée israélienne."

"L'armée israélienne arme ces gangsters qui attaquent les convois d'aide humanitaire de l'ONU. Et quand les gangsters ne sont pas assez efficaces, les drones israéliens viennent leur apporter un soutien aérien."


Le Hamas

"Je suis un opposant de longue date au Hamas. Je n'ai jamais caché cette opposition. Je signale simplement qu'il est un peu plus délicat d'être opposant au Hamas dans la bande de Gaza."

"Le Hamas a été très touché, mais au fond relativement moins que le reste de la population, ce qui lui donne aujourd'hui une force encore plus grande. Quelles que soient les pertes considérables qui ont été infligées aux brigades [Al-]Qassam, la branche militaire du Hamas, elles ont pu être compensées par le recrutement de jeunes avides de vengeance qui ont perdu tous leurs proches dans les frappes israéliennes."

"Aujourd'hui, le Hamas, grâce à Israël, a pu voir liquider, disparaître, tous les pôles de contestation qu'il y avait dans la société de Gaza : les universités, la société civile, les milieux intellectuels, la classe moyenne, donc tout ce qui faisait rempart au Hamas a été décimé par Israël. Donc le Hamas est relativement – j'insiste – relativement plus fort dans un environnement de ruines."

"Quand il y a eu, comme vous le rappelez, des manifestations de contestation, si Israël avait vraiment voulu saper le Hamas, il fallait tout de suite arrêter les bombardements pour permettre à cette contestation de se développer. C'est exactement le contraire de ce qui s'est passé."

Des Palestiniens et des combattants du Hamas peu avant la libération d'otages israéliens à Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza, le 22 février 2025. © Eyad Baba, AFP
Une faute morale

"Nous ne devons pas laisser une situation pareille perdurer. C'est indigne. Elle menace l'ordre mondial à partir du moment où, quelque part sur notre planète, on traite plus de deux millions de femmes, d'hommes et d'enfants de cette manière. C'est terrible pour l'humanité toute entière, pas uniquement pour Gaza ou le Moyen-Orient."

"Gaza, ce n'est plus une dystopie, c'est une réalité de ce que pourrait devenir notre monde. 
Un monde de charognards, un monde sans aucune norme, un monde où des mercenaires sont censés être responsables de la distribution d'aide."

Gaza et l'ordre mondial

"Poutine en Ukraine, Netanyahu à Gaza veulent nous faire revenir à un monde qui soit débarrassé des normes qui ont été élaborées après la Deuxième Guerre mondiale, pour prévenir la répétition de telles barbaries. 

Il faut que ça cesse, parce que ce qui se passe à Gaza pourrait devenir le modèle d'autres conflits, d'autres crises où tout s'effondrerait. Et on voit bien que Trump, dans les coups de boutoir qu'il donne à l'aide internationale et à l'ordre international, va malheureusement tout à fait dans ce sens."


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