" Le voile est chrétien avant d’être musulman "

"Le voile est chrétien avant d’être musulman".


© DR

Dans un essai intitulé Comment le voile est devenu musulman, Bruno-Nassim Aboudrar questionne la pratique du port du voile. Loin des polémiques, il renouvelle le débat et met au jour les malentendus qui entourent cette pratique millénaire.

Cet article a initialement été publié par notre partenaire Dîn Wa Dunia,.

Le point de départ de votre livre, Comment le voile est devenu musulman (Flammarion, 2014), est la photographie d'un couple islamiste parue le 8 juin 2007 dans le journal français Le Monde

En quoi cette image vous a-t-elle marqué ?

La photo montrait Abou Omar, un salafiste, enlevé en Italie, transféré en Egypte, probablement torturé, puis remis en liberté. Il posait à côté de sa femme. Lui barbu, vêtu d’une dichdacha blanche, chachia sur la tête, il regardait fixement l’objectif d’un air de défi. Elle n’était qu’une forme noire, gants, voile opaque sur le visage. En regardant cette photo, on était censé se dire : voilà un couple de musulmans très pratiquants, très pieux ou encore fondamentalistes. Mais je me suis rendu compte que, par rapport à cet horizon d’attente construit à la fois par le sujet, par le photographe et par le journaliste qui avait sélectionné la photo, quelque chose clochait. La scène était en intérieur, l’homme et la femme mariés : la femme n’avait donc aucune raison d’être voilée chez elle et en présence de son mari.

Dans cette image parue dans Le Monde en 2007, la gestuelle du couple
(sa main à elle posée sur sa cuisse à lui, lui la tenant par l’épaule) est
empruntée à la tradition picturale européenne.

D’autre part, la gestuelle conjugale du couple (sa main à elle posée sur sa cuisse à lui, lui la tenant par l’épaule) était directement empruntée à la tradition picturale puis photographique européenne, chrétienne, des portraits matrimoniaux.
Pour les chrétiens, le mariage, monogame, est un sacrement. Le couple est donc la cellule de base de la famille chrétienne. Le mariage musulman n’est pas un lien sacré, la monogamie n’est nullement une obligation religieuse et c’est la filiation qui crée la parenté, plus que le couple.
Une figure chrétienne était donc sous-jacente à cette image prônant en apparence la piété musulmane. En outre, les manifestations publiques d’intime tendresse conjugale sont absolument proscrites dans l’islam. Mais surtout, de toute évidence, ces musulmans fondamentalistes avaient voulu composer une image : or l’islam se méfie des images, quand il ne les interdit pas formellement.

Autant d'indices, donc, en contradiction avec l'intention manifeste de la photographie...

C’est ainsi, en regardant cette photo, que j’ai identifié ce paradoxe : le voile dit musulman est devenu une image de l’islam, religion sans image. Les femmes, en montrant qu’elles se cachent, cachent (tant bien que mal) qu’elles se montrent. Et cela m’a intrigué, suffisamment pour que j’essaye de comprendre comment on en était arrivé là.

Portrait d’une nonne de Sofonisba Anguissola, 1551. Jusqu’au concile
de Vatican II, toutes les moniales étaient voilées.

Parmi les trois grandes religions monothéistes,  quelle est, selon vous, celle qui est la plus attachée  au voilement des femmes ?

Le voile est chrétien avant d’être musulman. Des trois religions du livre, seul le christianisme accorde une place profondément religieuse au voile. C’est saint Paul – le véritable inventeur du christianisme – qui l’instaure. Dans la première épître aux Corinthiens, il explique que la femme doit être voilée (au moins pour prier) en signe de soumission à l’homme, son chef, lequel doit être tête nue parce qu’il a Jésus pour chef. Autrement dit, l’ordre chronologique de la Création (l’homme d’abord, puis la femme) devient un ordre hiérarchique, et le voile marque symboliquement la place de la femme dans cette hiérarchie – la plus basse. Par la suite, la volonté de saint Paul est commentée, développée et rendue dogmatique par les Pères de l’Eglise.
Tertullien, un père latin du 3e siècle qui a vécu à Carthage, affirme ainsi que la femme doit se couvrir entièrement d’un voile car «le voile est son joug», et il rend hommage aux « païennes d’Arabie » qui le faisaient déjà… trois siècles avant l’Hégire.

Comment peut-on avoir à ce point oublié que le voile est au cœur de la religiosité chrétienne ?

On a, c’est vrai, oublié beaucoup de choses. On a oublié que jusqu’au concile de Vatican II (1965), toutes les moniales étaient voilées et que, pendant des siècles, elles ont été très nombreuses. On a oublié aussi – bien que l’anthropologue Germaine Tillion le rappelle avec force dans son livre Le Harem et les cousins—, que se couvrir la tête est un usage féminin dans tout le bassin méditerranéen (au sens large), y compris pour les chrétiennes et que, jusqu’au milieu du siècle dernier, une femme digne ne sortait pas « en cheveux », c’est-à-dire sans chapeau. Mais il n’en est pas moins vrai que le voile, à proprement parler, est devenu l’apanage des religieuses, tandis que les laïques n’y sont pas soumises.

Vous expliquez qu'a contrario "le voile musulman n’a qu’une place très mineure dans la révélation"...

Le Coran n’évoque vraiment le voile pour les « femmes des croyants » qu’une seule fois, au verset 59 de la sourate 33, Les Coalisés. Il est alors explicitement présenté comme une mesure pratique, sans valeur symbolique ou religieuse : «C’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées». On doit aux travaux de la grande sociologue marocaine récemment disparue, Fatema Mernissi, d’avoir exhumé les conditions historiques de la révélation de ce verset, ses Asbâb al-nuzûl. A Médine, en l’an 5 de l’hégire (627), l’autorité du Prophète était contestée par une faction de croyants fraîchement convertis, les « hypocrites ». Ceux-ci, menés par un certain Abdallah Ben Ubayy, se livraient à toutes sortes d’exactions déplaisantes, parmi lesquelles molester les femmes qui sortaient la nuit et prétendre, le lendemain, les avoir confondues avec des esclaves.
Malgré cela, Mohammed se montra longtemps réticent à toute mesure qui pourrait être comprise comme une discrimination envers les femmes. Cependant, son ami Omar, pieux, fidèle et rigoureux, mais austère et misogyne, insiste pour qu’elles portent un signe de pudeur qui les distingue des esclaves. Finalement, le verset tombe.
Au regard de son origine coranique, on peut donc dire que le voile musulman n’est en aucun cas un symbole religieux (c’est-à-dire un symbole où se jouerait la relation de la fidèle à Dieu), mais une mesure sociale ambivalente, dans laquelle on trouve à la fois un élément d’émancipation (le voile protège les femmes libres, leur permet de sortir sans être embêtées, marque leur dignité) et un ferment d’aliénation (le voile est réclamé pour les femmes par un homme, il impute aux femmes la responsabilité exclusive de leur propre tranquillité, il régit de manière autoritaire leur tenue).

Le voile a longtemps été un instrument de dissimulation des citadines
de la bonne société. Les paysannes, elles, ne le portaient pas.

Comment est-on arrivé à ce double paradoxe qui fait qu'en Occident, le voile, pourtant au cœur de la religiosité chrétienne, ne s'est pas développé en dehors des couvents, alors même qu'il gagne du terrain dans les pays musulmans, sans avoir jamais été un impératif clair de l'islam ?

Quand l’islam est devenu le vecteur de civilisations florissantes, mais assez phallocrates, pratiquant notamment la réclusion des femmes, c’est le ferment aliénant du voile qui s’est développé. Le voile deviendra, pour des siècles, un instrument de dissimulation des femmes de la bonne société (en règle générale, les paysannes ne le portaient pas, ou à l’état de guenilles), au même titre que les portes closes du harem. Mais aujourd’hui, certaines féministes islamiques revendiquent le port du voile en réactivant sa qualité émancipatrice.
Elles affirment que le voile les libère : du regard masculin, des normes de féminité séductrice en grande partie élaborées en Occident, par la publicité, le cinéma, etc.
Et il est vrai que, dans des pays musulmans où la ségrégation sexuelle est sévère, des femmes ont pu accéder à la sphère publique – études, travail, responsabilités politiques, etc. – sous couvert du voile.

Vous affirmez que "l’épisode colonial a joué un rôle déterminant dans le processus de transformation du voile traditionnel en symbole féminin de l’islam"

Pourquoi ?

Avant la période coloniale, le voile ne semblait pas poser problème aux Occidentaux. Par exemple, au début du 18e siècle, Lady Montagu séjourne à Istanbul ; elle décrit le voile porté par les femmes de la haute société comme un vêtement beau, amusant et pratique, à l’abri duquel elles peuvent se permettre toutes sortes de privautés.
Mais quand les Français conquièrent l’Algérie, en 1830, la vue des femmes voilées leur apparaît très vite comme un signe de défiance.
Le général Bugeaud aurait déclaré : « Les Arabes nous échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards». A cette perception d’emblée politique des enjeux s’ajoute évidemment une dimension plus érotique : la plupart des colons et tous les soldats sont des hommes jeunes… Quoi qu’il en soit, la dissimulation des femmes arabes détermine chez les colons français une curiosité qui fétichise littéralement le voile.

Cela est visible notamment à travers les représentations picturales orientalistes qui fantasment la femme musulmane et mettent en scène un voile qui exhibe plus qu'il ne cache...

La fétichisation du voile connaît plusieurs phases, ou plusieurs degrés, qu’il faut distinguer. D’abord, la peinture orientaliste prend très souvent pour sujet des scènes de hammam (à l’heure d’ouverture aux femmes, évidemment) ou des scènes de « ventes d’esclaves ». Les unes comme les autres sont le prétexte à représenter des femmes nues, ou plus exactement dévoilées, le voile qui les couvrait tenu à la main ou tombé à leurs pieds. Il s’agit, bien sûr, de peintures fantaisistes – ou fantasmatiques – les artistes ne sont pas entrés dans ces hammams et n’ont pas assisté à des ventes d’esclaves (qui se tenaient plutôt en Louisiane ou à la Nouvelle-Orléans que dans les souks du Caire ou de Marrakech !). Mais on fait comme si c’était pris sur le vif : le peintre n’a-t-il pas fait un voyage « en Orient » ? Plus tard, la photographie prend le relais de la peinture.
Et là ce sont de vraies femmes – et très souvent des adolescentes à peine nubiles – contraintes de se déshabiller devant l’objectif du photographe. Le lambeau de voile qu’elles conservent sert, cette fois, à souligner leur totale nudité.
Mais là encore, ces photos (souvent belles, d’ailleurs) sont sans doute assez choquantes, mais elles relèvent de réseaux clandestins de photographie pornographique très florissants en Europe au début du 20e siècle. Elles sont racistes, si l’on veut, mais ni plus ni moins que leurs équivalents qui montrent des Bretonnes toute nues à l’exception de leur coiffe bigouden. Le pire est donc, sans doute, des images moins pornographiques mais plus profondément racistes : des cartes postales, représentant des femmes au voile très relâché (sur leur poitrine, ou laissant voir leurs jambes), intitulées « Types arabes », « Indigène des Aurès », etc. et vendues sur place. Là, les autochtones sont témoins de la fiction particulièrement dégradante dont ils font l’objet. Tout se passe comme si telle jeune femme débraillée était, par métonymie, la représentante des jeunes filles de sa génération.
Pendant ce temps, les femmes colons enjoignent leurs « sœurs musulmanes », comme elles les appellent avec un mélange de sollicitude et de condescendance, à se dévoiler pour accéder à la condition d’émancipation des Françaises.
On peut d’ailleurs se demander ce qu’elles entendent par émancipation si l’on considère qu’à l’époque les Françaises n’ont ni le droit de vote, ni même celui de signer un chèque sans l’autorisation de leur mari, et qu’elles sont, globalement, juridiquement mineures.

Deux Marocaines portant le haïk (George Washington Wilson, 1870).
Avant la période coloniale, le voile musulman ne semblait pas poser
problème aux Occidentaux.

Peut-on dire pour autant que le regain de popularité du voile musulman est une réaction à l'intrusion coloniale ?

Pendant la guerre d’Algérie, le voile est devenu une véritable pierre d’achoppement. Les musulmans le revendiquent cette fois comme un symbole de leur identité et de leur résistance à « l’assimilation » (le mot est d’époque) prônée par une partie des tenants de l’Algérie française. Mais il leur arrive aussi de dissimuler sous le voile des armes ou des grenades, voire, pour des combattants masculins, de se travestir à la faveur du voile. Le voile musulman devient donc à la fois un étendard et une arme. Dans ce contexte, les Français ne se contentent plus de le mépriser : ils le redoutent, et tentent de l’interdire.

En quoi le port du voile peut-il être perçu comme contradictoire avec la tradition musulmane, elle-même hostile à la représentation et à l'art figuratif ? 

On touche là au paradoxe du voile contemporain ; celui que nous évoquions ensemble lors de votre première question. Le voile, comme je l’ai dit, n’est pas religieux dans l’islam. En revanche, la méfiance profonde de l’islam à l’égard des images, elle, est religieuse. Il ne s’agit pas seulement d’interdire la fabrication et l’exposition d’images – interdiction totale dans le sunnisme, plus relative pour les chiites, notamment persans, mais même là les images étaient traditionnellement très rares.
Cette prohibition, qui reprend l’interdit édicté par le 2e Commandement de Dieu à Moïse : «Tu ne feras aucune image sculptée ni rien qui ressemble à ce qui est dans les Cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre», n’est pas nettement formulée dans le Coran.
Mais les hadiths transmettent l’aversion du Prophète pour les images et, plus généralement, pour tout ce qui flatte le regard. Dans le Coran, les versets 30 et 31 de la sourate 24 enjoignent aux hommes comme aux femmes de baisser les yeux et de protéger de la vue leurs parties intimes.
A partir de là, tout le système visuel des cultures musulmanes a été l’inverse de celui développé dans les civilisations chrétiennes occidentales. Ces dernières, comme on sait, privilégient le regard.
C’est le plus élevé des sens, celui qui permet d’accéder aux mystères de l’eucharistie, mais aussi aux liturgies du pouvoir. Bref, ce qui est sacré se donne à voir dans des mises en scènes épiphaniques.

Quelles sont les retombées laïques et séculaires de cette conception du visible ?

Elles sont innombrables : images artistiques, architecture qui privilégie les fenêtres, les transparences, paysages et, plus tard, cinéma, etc.
A l’inverse, le monde musulman a produit une culture de l’ascèse visuelle et de l’évitement du regard. Moucharabieh, patios fermés, vêtements couvrants et discrets, formes abstraites, géométriques ou calligraphiques. Dans ce contexte visuel, le voile était un moyen parmi d’autres "d’invisibiliser" les femmes. Non seulement il les cachait, mais il se cachait aussi : discret, au Maghreb il est blanc comme les murs chaulés, presque de la couleur du pisé des maisons.

Pensez-vous que cette culture visuelle de l'islam traditionnel est en passe de disparaître ?

Sous le coup de l’invention de la photographie, du cinéma, et maintenant d’Internet, cette culture visuelle de l’islam traditionnel s’est peu à peu délitée, perdue – c’est sans doute au Maroc que l’on en trouve les plus beaux restes.
Dès lors, le voile, qui fait son grand retour, n’est pas le voile traditionnel des sociétés d’Afrique du Nord, mais l’abaya noire des wahhabites ou le tchador des chiites popularisés par les chaînes de TV et la force de frappe symbolique des pétro-monarchies et de leurs grands ennemis iraniens.
Le voile est devenu une image de l’islam qui entend contester de l’intérieur, subvertir, saboter le règne des images.
C’est une image de la négation islamiste des images.
A cet égard, le voile intégral – burqa – que les fondamentalistes sont en train de tenter d’introduire en Europe et en Afrique du Nord (où il n’a aucune légitimité traditionnelle) doit être rapproché, hélas, de la mise en image des destructions du patrimoine pré-islamique ou étranger à l’islam.
Bamiyan, Tombouctou et maintenant Palmyre et Mossoul. Comme chacun sait, l’iconoclasme était une affaire interne au christianisme ; les conquérants musulmans respectaient assez largement les « icônes » (au sens large) qu’ils trouvaient dans les territoires conquis, que ce soit en Asie ou à Constantinople (où les fresques chrétiennes de Sainte Sophie subsistent sous les panneaux calligraphiés de la mosquée).

Désormais, les intégristes musulmans, convertis à l’iconoclasme, mettent en image leur haine des images – et le voile intégral fait partie de cette stratégie.

Commentaires