Pierre Rabhi : « S’examiner soi-même avec réalisme »

 

Pierre Rabhi : « S’examiner soi-même avec réalisme »

ENTRETIEN. Décédé ce 4 décembre, ce paysan et philosophe, né en Algérie, contempteur de l'économie de marché et contemplateur de la nature, s'était confié au Point Afrique en 2017. 

Pierre Rabhi a pose sur l'evolution du monde un regard critique. Il avait anticipe beaucoup de desillusions nees des rapports economiques entre les pays et les hommes.
Pierre Rabhi a posé sur l'évolution du monde un regard critique. Il avait anticipé beaucoup de désillusions nées des rapports économiques entre les pays et les hommes. © Guillaume Atger/Divergence

Pierre Rabhi était un homme pluriel et singulier. 

Pluriel, car tout à la fois agriculteur bio dans ses Cévennes aimées, essayiste, écologiste, poète et romancier. Cet homme à la silhouette fine mais non fragile, le visage au regard végétal sur lequel se lisaient ses origines sahariennes, avait aussi une singularité de paroles et de parcours. Né Rabah Rabhi en 1938, musulman dans le Grand Sud algérien, confié à l’âge de 5 ans à un couple français catholique, converti ensuite au christianisme. 

Singulier également, car il a pu se faire aussi philosophe, voire prophète. Philosophe quand il observait la société de (sur)-consommation, ses failles et faillites, l’argent-roi, il partagera peut-être le mot de Léon Bloy qui disait que « l’argent, c’est le sang des pauvres ».

Prophète aussi. Mais sans imprécation et anathème. Le ton restait égal, la voix demeurait douce, mais les avertissements étaient là, annonçant apocalypse écologique et feu du ciel en pluies acides et nuages noirs de charbon. Pour ceux qui cherchaient encore chez lui un Manifeste du parti écologiste, ce petit livre vert n’existait pas. Mais Pierre Rabhi a compilé dans divers livres, en auteur prolixe de La Convergence des consciences à La Part du colibri ou encore un Manifeste pour des oasis en tous lieux, toute une philosophie simple, qui s’adresse en individualité à chacun. Des documentaires aussi, de L'Odyssée de l'empathie à Demain, films dans lesquels il a promené sa figure désormais presque en signature logo, chemise à carreau, pantalon de velours côtelé, bretelles et sandales.

Pas de lendemains qui chantaient donc pour Pierre Rabhi mais des actes quotidiens – « Cultiver son jardin est un acte de résistance », disait-il ainsi, complétant la sentence voltairienne. Une approche apolitique, voire méfiante envers elle. Certains de ses détracteurs lui reprochaient d’ailleurs d’axer sa pensée sur la seule transformation individuelle, négligeant ainsi les rapports de forces et l’action collective devant émerger contre ceux-ci, au risque de ne pas interroger au mieux les causes concrètes de la pollution. 

D’autres polémiques encore qui venaient brouiller son bonhomme de chemin. Mais ne dit-on pas que nul n’est prophète en son pays ? En novembre 2017, il s'était confié au Point Afrique. Voilà ce qu'il nous avait dit.

Le Point Afrique : Vous avez grandi dans le Sahara algérien, avez travaillé, entre autres, au Burkina Faso. Qu’avez-vous retenu de votre expérience africaine ?

Pierre Rabhi : Mon implication dans les zones sahéliennes concerne évidemment une énorme problématique qui est celle de la faim, donc de l’agriculture et des populations qui sont à la dérive. Elles se retrouvent piégées par une logique internationale qui les pousse à produire toujours plus pour exporter donc gagner de l’argent, tout cela au détriment de leur mode de vie séculaire qui consistait à travailler la terre, à s’occuper des troupeaux, toutes sortes d’activités qui sont par nature de survie et qui n'ont, au final, pas si mal fonctionné que cela. À partir du moment où l’on a connecté ces modes de vie à la logique du marché international, on a fait à ces populations africaines énormément de mal. Dans un village africain de 100 personnes par exemple, si on demandait à chacune d’apporter ses économies, on collecterait peu d’argent. Pourtant, elles vivaient et non survivaient, car ces populations savaient répondre à leurs besoins et nécessités de façon directe. Tout un savoir-faire qui se transmettait de génération en génération. Mais la logique productiviste a considéré que cette force de travail devait être intégrée dans le cadre de la mondialisation. À partir de là, certains pays sont tombés dans la monoculture, car il fallait produire des produits exportables, cacao pour tel pays, arachide pour tel autre, etc. L’argent est entré dans leur système et on les a ruinés. Ils ont travaillé pour enrichir des trusts tournés vers l’exportation et se sont appauvris eux-mêmes. On a créé une rupture dans l’équilibre de vie de ces populations qui ont été affamées. À cela, il faut ajouter les aléas climatiques et les variations de la loi du marché. Cela a exacerbé les pénuries et les famines, et je maintiens cela de façon très forte, ces populations ont été dévoyées et obligées de s’adresser à des coopératives qui leur proposent en outre pesticides, semences sélectionnées, engrais chimiques. Une logique mortifère que ces paysans africains ne maîtrisaient pas.

Pourtant, vous dites dans votre livre La Convergence des consciences que l’un des freins à la prospérité de l’Afrique, ce sont les Africains eux-mêmes. C’est faire fi de ce que vous venez de décrire et de l’histoire qui mêle colonialisme et pillage organisé.

Je ne dédouane pas les pillards et toutes ces fripouilles qui cherchent à faire du profit sur le dos de ces populations. Mais ces pillards ont trouvé des complicités à l’interne. Certains États africains n’ont pas protégé leurs peuples et les ont livrés à des multinationales qui ne les ont fait produire que pour l’exportation. Le cas de Thomas Sankara est exceptionnel, car il avait vite compris que ce qui ruinait l’Afrique est l’énergie que les Africains consacraient à des produits exportables, tout cela dans le cadre de trusts internationaux organisés. Tout cela également avec la complicité ou l’intérêt même de ces responsables politiques africains. 

Tous ne sont pas corrompus évidemment, mais cette corruption est une gangrène. Nous fermons les yeux sur cela, en Occident, car on nous livre alors des produits peu chers. Pourtant, l’Afrique est un continent immensément riche, qui est même, comparé à d’autres continents, sous-peuplé. Commet se fait-il qu’un continent riche et pas si peuplé que cela, n’arrive pas à se nourrir parfaitement ? 

La réponse est dans ce pillage organisé, comme le reste de la planète y est soumis aussi par ailleurs.

Dans vos livres, vous dénoncez souvent « la monoculture ». Ce terme semble recouvrir autre chose que la seule production agricole…

La monoculture se retrouve aussi dans les pays occidentaux. Nous avons désormais des exploitants agricoles, mais nous n’avons presque plus de paysans. Ils produisent, et non cultivent, des céréales, des protéagineux qui sont destinés à alimenter des animaux simplement pour correspondre à la demande alimentaire actuelle qui a donné à la protéine animale une prépondérance sur la protéine végétale. On arrive à des élevages où l’animal, immobilisé, est gavé de céréales pour produire le plus possible de lait ou viande. D’où encore un déséquilibre puisque la France, par exemple, doit importer des céréales pour nourrir ses animaux alors qu’elle pourrait tout produire sur place. 

Il faut en effet 5 à 6 protéines végétales (certains disent 10) pour une protéine animale. On arrive à une situation où des camions circulent sans cesse pour nourrir un système absurde et avide. On ne devrait aller chercher ailleurs que la rareté, ce qu’on ne peut produire. C’est une folie furieuse. On raconte que dans les années 80, un camion provenant de Hollande et transportant des tomates hollandaises a percuté dans la vallée du Rhône un camion venant d’Espagne chargé de tomates espagnoles. Chacun se rendait dans le pays de l’autre. Une grande partie de l’alimentation urbaine pourrait pourtant être produite dans les ceintures des villes.

Mais effectivement, la monoculture s’entend aussi comme une standardisation de la culture. Tout est lié d’ailleurs. Les gens sont alors conditionnés à fonctionner en monopensée, au détriment d’une culture plus large et plurielle, qui mêlerait connaissances, spéculations intellectuelles, philosophies de l’existence.

Vous préférez le terme de sobriété, qui en appelle au comportement individuel, à celui de décroissance, lequel terme est plus politisé. Pourquoi ?

J’avais utilisé ce terme de « sobriété » en 2012. J’avais alors pensé à me présenter à l’élection présidentielle pour profiter de l’échéance politique et demander une insurrection des consciences. Et pour poser des questions : pourquoi la femme est-elle dominée partout dans le monde ? Plus largement, pourquoi le féminin est-il subordonné au lieu d’être mis au centre ? Quels enfants laisserons-nous à la planète ? Pourquoi les éduque-t-on dans la compétitivité et non la complémentarité ? Cela a débouché non pas sur une réelle campagne présidentielle, mais sur une multitude de petits forums qui ont posé ces questions essentielles. Nous pensions obtenir trois parrainages d’élus, tout au plus. Or, nous avons obtenu près de 200 signatures. Cela a réamorcé le mouvement, notamment sur cette question de « décroissance ». Fallait-il utiliser cette notion en termes économiques et sociaux, ou ne fallait-il pas mieux inviter à une forme de sobriété, mais une sobriété heureuse. Car nous sommes dans une surabondance, certes, mais une surabondance malheureuse. L’être humain est comme pris dans un système où il consomme, un système qui le consume. 30 à 40 % de ce qui est produit est inutile, c’est une surconsommation sans joie.

Avez-vous une méfiance envers les idéologies, la politique et les mouvements collectifs et misez-vous plutôt sur l’individu et la prise de conscience propre à chacun ?

Non, pas forcément. Nous avons lancé des mouvements collectifs aussi, tel le mouvement Des colibris. Mais la politique en tant que telle ne m’intéresse pas. Je ne critique pas les politiciens, je ne voudrais pas être à leur place d’ailleurs. Nous sommes dans une société qui a mis le profit au centre de tout. Or je n’ai pas envie de consacrer ma vie au PIB. J’ai envie de consacrer ma vie à la vie.

Mais on a pu vous faire le reproche de développer une vision du monde tournée vers l’individu dépolitisée, une vision qui ne tiendrait pas compte des rapports de force donc des mouvements collectifs nécessaires pour faire évoluer les choses. En somme, une philosophie individuelle qui serait compatible avec l’individualisme libéral…

Ce sont des constructions théoriques qui n’ont aucun sens. Je suis dévoué aux paysans, aux gens. Ma fille Sophie a créé le hameau des Buis, éco-village intergénérationnel où l’école est au centre, tant d’autres projets concrets, des lieux de formation, d’expérimentation, de sensibilisation. Au Sahel, on a apporté des solutions concrètes pour aider les paysans. Je ne peux pas mieux faire. Je ne suis en rien un saint. Mais j’agis. Mais je ne me reconnais pas de mérites. Les jugements sont aisés, je suis très lié au Christ, et s’il n’a parlé que d’amour, il a fini sacrifié. Ma grand-mère disait « tourne-toi comme tu voudras, tu auras toujours le dos derrière » (sourire). Il faut intégrer le fait qu’on plaira et déplaira toujours. Les faits et actes parlent d’eux-mêmes.

Vous semblez puiser dans un syncrétisme religieux et philosophique. Quelles sont vos influences majeures ?

J’ai été musulman puis j’ai été chrétien. J’ai lu beaucoup de philosophes et le prince des philosophes selon moi est Socrate, car il a dit simplement que « tout ce que je sais est que je ne sais rien ». C’est là la vérité absolue. Personne ne sait vraiment. Personne n’a la vérité. J’ai aussi adhéré aux idées de Krishnamurti, car il n’avait aucune doctrine ou précepte. 

Il a proposé que chacun se connaisse par soi-même, n’ayant ni maître ni disciple. Cela amène chacun alors à une dialectique existentielle nécessaire. Cela m’a permis de me libérer de toutes mes béquilles pour m’obliger à tenir debout par moi-même et à avancer ainsi en me comprenant. 

S’examiner soi-même par soi-même, avec réalisme. La vraie base de l’évolution est de se connaître soi. Je suis toujours en quête.

 

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