La prévention de la corruption au Maroc, entre discours et réalité

 

La corruption révèle les points de souffrance d’une construction sociale. Elle permet d’assurer des avantages à ceux qui disposent de ressources de pouvoir, de statut, d’argent ou de protection. Elle se manifeste généralement sous forme de convention tacite. Un « contrat » qui se réfère à un système de prix articulé sur un marché qui fonctionne sous l’action simultanée de l’offre, de la demande et des opportunités de gains indus que cette action incite. 

Le processus se met en place discrètement, progressivement et cumulativement en s’auto-alimentant et en sécrétant ses propres règles, ses mécanismes, ses intermédiaires et ses tarifs. Pour analyser tous les dispositifs mouvants du contrat de corruption il faut considérer toutes les données du système qui génère ces relations, qui les encourage et qui met en cause forcément plusieurs niveaux de responsabilités.

La corruption se rencontre avec une intensité variable dans nombre de pays et donne lieu à des analyses nécessairement différentes. 

Chez certains, elle est marginale, conjoncturelle et semble être maîtrisée grâce au fonctionnement efficace des institutions en place et l’application des lois en vigueur ; alors que chez d’autres elle est pesante, structurelle, systémique ; désactive et bloque le contrôle politique et juridique censés la combattre et l’endiguer. 

 

Au Maroc, la tolérance sociale vis-à-vis de la corruption est aujourd’hui très forte – influencée par un sentiment diffus d’impunité et une inégalité des citoyens devant la loi. La corruption se banalise et s’assume comme comportement normal, à tel point que certains de ses actes se pratiquent de manière confiante et tranquille. L’arbitrage en sa faveur dénote d’un type de rationalité calculatrice des agents au sens de Becker ».

Plus la perception du risque encouru est faible, que ce soit en termes de détection ou de sanction, plus la dissuasion perd de ses attributs, et plus la corruption est admise et l’arbitrage en sa faveur élevé. Déjà en 1973, John Waterbury écrivait qu’au Maroc « la corruption flotte librement et (se trouve) manipulée, guidée, planifiée et désirée  ». Ou encore, en 1982, lorsque le ministre des Finances avait déclaré qu’au Maroc « la corruption a gagné beaucoup de terrain, et s’est ancrée dans les mœurs et les habitudes […]. La lutte contre elle doit partir d’une volonté politique et doit imprégner tous les niveaux de la hiérarchie ».

Depuis lors, les choses se sont un peu compliquées et le coût de la lutte contre la corruption semble devenu, politiquement, économiquement et socialement dissuasif. Des pans entiers d’échanges se soustraient progressivement à la contrainte juridique et se soumettent à un autre ordre normatif produisant des échanges corruptibles à répétition, alimentant des gains indus, faussant le jeu de la concurrence et de l’égalité des chances, alourdissant les dépenses de l’État et réduisant de manière significative ses ressources. Les zones de droit reculent et celles de l’ombre prennent place, s’auto-alimentent et imprègnent le construit social. 

Le volet transactionnel de l’acte de corruption laisse supposer que derrière l’apparence de la dysfonction se dissimule, en fait, une sorte de fonction d’adaptation. Grâce à elle, les acteurs anticipent sur l’aspect contraignant de leur environnement. Les règles de droit se trouvent alors subordonnées aux aléas de leur pratique »,…

Le recours à la corruption finit par produire des normes concurrentes à celles que le droit tend à imposer. Son extension à plusieurs niveaux de la vie en société traduit, dans les faits, des formes de cohabitation entre le respect du droit et la non-reconnaissance partielle de ses effets. Pareille attitude appelle forcément l’adhésion à des codes de conduite occultes et à des valeurs non déclarées qui s’intègrent forcément d’une manière ou d’une autre à la culture sociale. Manifestement, le sujet est fertile en paradoxes. 

 

 

 

En public, elle est décriée, dénoncée, condamnée. Mais en cercle restreint comme dans les conduites effectives au quotidien, nombreux sont ceux qui démissionnent face à son ampleur, finissent par relativiser ses impacts, justifient le fait d’y recourir, voire l’externalisent en la sous-traitant comme nous l’avait un jour affirmé le dirigeant d’une grande entreprise privée. 

La corruption est devenue un phénomène macro-social touchant indistinctement tous les espaces de la vie économique, politique, sociale et institutionnelle. Son questionnement se situe désormais à l’intersection entre ces diverses sphères et recoupe des problématiques multiples. Son analyse comme la conception de mesures destinées à la combattre gagnerait à partir de ce constat.

4Différents rapports, analyses et enquêtes, nationaux et internationaux, attestent clairement d’une prégnance forte de la corruption, qui ne semble épargner aucun secteur. Cette corruption ne saurait être analysée comme cause en soi, mais plutôt comme la conséquence d’un système national d’intégrité largement défaillant, qui alimente et encourage ses sources les plus répandues et ses multiples manifestations. 

Les résultats de ces diverses enquêtes quant à la prégnance de la corruption au Maroc, d’un côté, et la force du discours politique affiché censé la combattre, de l’autre, soulèvent plusieurs interrogations. Mohamed Tozy et Béatrice Hibou les résument parfaitement : « comment interpréter [les] différents épisodes d’une lutte contre la corruption désormais rendue visible et même presque devenue routinière ? Y a-t-il vraiment rupture programmée avec le passé ? S’agit-il d’un véritable tournant dans le traitement de ce “fléau” ? Est-on en présence d’une pure et simple mise en scène ? Ou d’une instrumentalisation d’un pouvoir encore fondé sur l’achat, l’échange de services et la corruption ? » 

Pareils questionnements autorisent plusieurs lectures et s’inscrivent dans le paradoxe entre la force affichée de sa dénonciation – au niveau des intentions, de la prise en charge du phénomène de la corruption au Maroc comparativement à d’autres pays de la région –, et la force de la corruption au quotidien. 

Les courbes que tracent ces deux éléments de l’équation semblent être ascendantes. Le discours contre la corruption est fort, la réalité de la corruption l’est aussi et le non-respect de l’autorité de la loi augmente tendanciellement, ayant comme corollaire le délitement du lien social. 

La désillusion de l’opinion publique véritablement intéressée par une moralisation des affaires tant publiques que privées est facilement perceptible aujourd’hui.

Le processus d’adaptation des acteurs joue à plein par la production quotidienne de canaux multiples se situant souvent en marge du droit, et donc du politique. On aura d’un côté le droit fait de règles, de lois, de normes et d’obligations, et de l’autre une « pratique sociale » où se développent les possibilités de faire ce que les lois ne permettent pas. Le lien social est alors immanquablement en divorce avec le lien politique. Le risque que représente ce divorce est lourd de conséquences. Les résistances multiples au changement encouragent et confortent la non-application des textes. 

 Nous pensons que c’est le cas, aujourd’hui au Maroc, s’agissant de la lutte contre la corruption et les corrompus. Ne pas accorder toute l’attention nécessaire à cet aspect des choses risque à terme de décrédibiliser l’action et la parole de l’État, de limiter sa marge de manœuvre et de réduire significativement toute velléité de combattre la corruption.

 

Commentaires