Le pain nu, Mohamed Choukri

 Le pain nu, Mohamed Choukri




EXTRAITS :


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   (...) 
   Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur. Mon père, c'était un monstre. Pas un geste, pas une parole. Tout à son ordre et à son image, un peu comme Dieu, ou du moins c'est ce que j'entendais... Mon père, un monstre. Il battait ma mère sans aucune raison. Plusieurs fois, je l'ai entendu la menacer : 
   - Je vais t'abandonner, fille de pute ! Je vais te laisser seule et tu n'auras qu'à te débrouiller avec ces deux chiots. 
   Il prisait du tabac, parlait tout seul et crachait sur des passants invisibles. Il nous insultait et disait à ma mère : 
   - Tu es une putain et une fille de putain. 
   Il injuriait le monde entier, maudissait Dieu et ensuite se repentait. 
  
   Abdelkader pleure de douleur et de faim. Je pleure avec lui.  Je vois le monstre s'approcher de lui, les yeux pleins de fureur, les bras lourds de haine. Je m'accroche à mon ombre et je crie  au secours : "Un monstre  nous menace, un fou furieux est lâché, arrêtez-le !"  Il se précipite sur mon frère et lui tord le cou comme on essore un linge. Du sang sort de la bouche. Effrayé, je sors de la pièce pendant qu'il essaie de faire taire ma mère en la battant et en l'étouffant. Je me suis caché. Seul, les voix de cette nuit me sont proches et lointaines. Je regarde le ciel.  Les étoiles viennent d'être témoin d'un crime. Un profond sommeil règne sur la ville.  Je vois la silhouette de ma mère. Sa voix très basse. Elle me cherche dans les ténèbres. Pourquoi n'est-elle pas assez robuste et plus forte que le monstre ? Les hommes battent les femmes. Les femmes pleurent et crient. 
   (...)

Le pain nu, Mohamed Choukri
p. 31/33 
(...) Je sentais de plus en plus le désir sexuel s'éveiller en moi. Il m'habitait avec force et insistance. Mes femelles n'étaient autres que les poules, les chèvres, les chiennes, les génisses... La gueule de la chienne, je la retenais d'une main avec un tamis. La génisse, je la ligotais. Quant à la chèvre et à la poule, qui en a peur ? ... 
   Ma poitrine était comme endolorie. Les adultes à qui j'en parlais  me répondaient : "C'est la puberté". J'avais mal aux seins surtout au moment de l'érection. Je découvrais la masturbation de manière naturelle. Alors je ne me gênais pas. Je me masturbais sur toutes les images  et les corps interdits ou tolérés.  Quand j'éjaculais, je sentais comme une blessure  à l'intérieur de ma verge. 
    Un matin, je montai sur le figuier et je vis Assia  à travers les branches.  Assia, ce devait être la fille du propriétaire de ce jardin. Elle marchait lentement vers le bassin.  
Elle va peut être me voir et prévenir son père, un homme qui ne souriait jamais,  tel mon père qui, par sa violence, devait ressembler à bien d'autres hommes. La fille se retourna comme pour observer quelque chose ou quelqu'un, ou pour entendre des voix. J'aperçus ses yeux. Noirs et immenses. Très vifs. Elle faisait presque peur.  Si je ne la connaissais pas, j'aurais dit une diablesse. Elle s'approchait avec délicatesse du bassin en se retournant. Avait-elle peur ? Pourquoi ce tâtonnement  et ces hésitations ? Pourquoi marchait-elle ainsi ?  
Debout sur la marche qui  mène vers le bassin, elle se regardait  comme si elle était seule au monde.  Elle retira sa ceinture. Son corps m'apparut dans toute son innocence. Sa robe s'ouvrit telle les ailes d'un oiseau  qui tente en vain de s'envoler . 

Elle glissa sur ses épaules et je découvris son buste d'une blancheur éblouissante.
Ele se retourna de nouveau. J'eus comme un vertige tant le plaisir était fort.  
J'étais ravi et stupéfait. Jamais auparavant mon corps n'avait connu un tel bouleversement.  
Je tremblai. Une figue tomba.  J'en avalai une autre.  Mon panier perdait ses figues. Le soleil se leva.  Il était d'un rouge vif : un oeuf renversé  dans un plat bleu. Les animaux saluaient cet éveil.  
Certains chantaient et roucoulaient. Au loin brayait un âne que je ne voyais pas. 
En fait , je ne voyais que celle qui ... se dévêtait. Assia nue. Je m'imaginais toute la planète dans sa nudité : les arbres perdant leurs feuilles,  les animaux quittant leur chevelure. Nu. Tout l'univers se mettait nu.  
La robe glissa sur le corps d'Assia.  Toute nue. Assia  complètement nue. La fille du propriétaire du jardin était nue ! (...)

Mohamed Choukri