Pour diriger un orchestre, il faut tourner le dos à la foule.



Pour diriger un orchestre, il faut tourner le dos à la foule.




Il y a de cela sept siècles, Ibn Khaldoun avait vu juste dans son «Introduction» en disant ceci : La voix de la fausseté sera tonitruante et celle de la justice sera inaudible.





C’est là que vont apparaître des visages douteux alors que les bons cœurs vont disparaître. C’est là que les rêves seront avortés comme l’espoir sera mort. C’est là que le sage sera exilé alors que tous les traits humains vont se ressembler pour former une foule compacte contre l’esprit libre. Ce que toutes les sociétés vivent aujourd’hui est résumé dans ces lignes prémonitoires d’un monde finissant. Tous les signes sont réunis : ignorance, manipulation des masses, démagogie, idéologies assassines, stéréotypes érigés en vérités absolues, abêtissement des foules, embrigadement par la pensée unique, esthétique du visage dupliqué, sérigraphie humaine, obésité du cerveau, décomposition des valeurs, coagulation des sens, absorption excessive d’images subliminales, dégénérescence de l’esprit… La situation a atteint un tel degré que l’on peut faire faire aux gens tout ce que l’on veut, sans les forcer, mais juste en leur mettant un jouet entre les mains qui finit par les couper du monde, des réalités et d’eux-mêmes.

L’aveuglement est tel que la cécité devient la règle, les yeux grands ouverts. Cela nous rappelle cette phrase de Sören Kierkegaard disant ceci : Le feu a pris dans les coulisses du théâtre. C’est là qu’un clown est arrivé pour avertir le public du danger. Les gens pensent que c’est une blague, ils rient et applaudissent. Le clown insiste et réitère son avertissement. Les applaudissements redoublent d’intensité. C’est ainsi que tourne le monde et file vers sa fin, avec les hourras de ceux qui pensent que la fin est juste une blague de plus. C’est ainsi que va le monde quand les marioles font autorité et deviennent les porte-voix d’une décadence assumée. Un monde si hybride qu’il est devenu une espèce de grande surface commerciale où l’on monnaie tout. Tout a un prix, mais rien n’a de valeur. Un penseur a dit un jour ceci de juste : Il y a beaucoup de choses que je n’aime pas dans les sociétés modernes. La première est celle qui dit que tout et tous sont à vendre. Pas uniquement les produits et les services, mais aussi les idées, l’art, les livres, les gens, les principes, les émotions, le sourire sincère… C’est une immense braderie, un bazar à ciel ouvert où l’on merchandise, où l’on troque, où l’on fait monter les enchères. Dans cette nouvelle configuration des sociétés dites modernes, tout le monde s’est mis un prix sur sa personne à tel point que rares sont les individus que l’on peut croire. Ce qui a un prix n’a aucune valeur, c’est connu depuis la nuit des temps. A plus forte raison quand il s’agit de personnes dont l’essence même est d’être au-dessus de toute transaction mercantile. Mais, il faut bien se résoudre à cette réalité cruelle : la vie humaine n’a plus de valeur en dehors de la pièce sonnante et trébuchante. Quand c’est l’argent qui définit le statut et les rapports qui doivent en découler, c’est bel et bien fini de toute valeur humaine. Les rapports entre les uns et les autres s’effectuent comme dans une Bourse, avec des actions qui fluctuent, des marchés noirs et des dessous de table et autres conflits d’intérêts. Dans ce sens, un ami qui a quitté ce monde m’a dit un jour : Je me suis assis à une table où nourriture et vins riche étaient en abondance, et le service obséquieux, mais où n’étaient ni sincérité, ni vérité; et c’est affamé que j’ai quitté l’inhospitalière maison. Voici l’exacte définition des sociétés d’aujourd’hui : ostentation, façade, vitrine, mais les coulisses sont si hideuses.

Sans oublier que «Le pire dans les rencontres humaines lors d’occasions et autres rassemblements, c’est que cela ouvre la porte à tous les hypocrites de t’adresser la parole et même de te faire la bise», disait Jorge Luis Borges. Dans cette frénésie de la superficialité sans limites ni garde-fou, tout le monde a oublié qu’un homme est riche de ce dont il peut se passer. Et que mieux que l’amour, mieux que l’argent, mieux que la gloire, donnez-moi la vérité, celle d’une poignée de main sincère, d’un regard franc et droit, d’un sourire qui naît dans le cœur. Tout le reste n’est que fioritures, un ersatz insignifiant qui ne peut, en aucun cas, avoir la moindre incidence sur un cœur vaillant et un esprit libre. 

Pour un homme comme Jack London, la solution peut venir de ceci : Un jour viendra où les hommes, moins occupés des besoins de leur vie matérielle, réapprendront à lire. Mais rien n’est plus hypothétique, dans un monde d’incultes et d’imbéciles heureux. Alors que l’on devrait, tous, sans exception, quelle que puisse être notre capacité cognitive suivre ce conseil de l’auteur de 

La métamorphose : On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et qui nous mordent. 
Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? 
Des livres, il faut en avoir quelques-uns, mais seulement des livres qui touchent l’âme comme un désastre. Des livres porteurs d’idées qui sont aux antipodes de l’amusement. 
Car tout ce qui amuse, use l’âme. Tout ce qui fait passer le temps, le tue. 
Car le temps n’est pas fait pour qu’on le fasse passer, il est à l’origine de notre existence et de notre condition d’humain. Dans les moments de profonde solitude, nous réalisons que la vie est fragile et friable, comme nous sommes faibles devant la toute-puissance du temps qui avale tout sans merci, ne nous laissant que des rêves oubliés, écrivait James Joyce, qui en savait long sur la puissance déterminante du temps. 
Cette durée qui continue à se déployer devant nous et qui ouvre sur tant d'inconnus. 
Cette aventure durant laquelle, tout homme digne de ce nom doit avoir comme viatique cette pensée : Soyez comme l’arbre, changez vos feuilles, mais jamais vos racines. 
Vous pouvez changer vos opinions, mais jamais vos principes. 

Car, un homme compte pour la force de ses principes qui ne peuvent d’aucune manière être négociables. 
Ces principes qui puisent leurs racines dans les tréfonds de nos âmes. 
Connaître ses ténèbres est la meilleure façon de pouvoir gérer les ténèbres des autres, disait Carl Gustav Jung. 
Sans oublier qu’il y a des erreurs mêlées à toute vérité. 
Et il n’y a encore rien dans la pensée de l’homme d’assez parfait pour être définitif.

Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste

Commentaires