Comment un être humain devient un monstre.

 Comment un être humain devient un monstre.

« Prenez une personne bonne, honnête et aimante, privez-la de ses besoins essentiels, et vous obtiendrez bientôt un monstre méconnaissable, elle fera tout pour survivre sous une pression extrême – un être humain devient un monstre en trois semaines de stress intense. »

Il ne s’agit pas d’une théorie morale ni d’une analyse philosophique abstraite. C’est le témoignage d’un homme qui a passé dix-sept ans dans des camps de travail soviétiques, endurant une faim chronique, un froid mortel et un travail forcé exténuant jusqu’à la mort. Chalamov n’a pas écrit sur le mal, mais sur la désintégration. Il n’a pas décrit une dépravation morale, mais un effondrement biologique. L’être humain dans les Récits de la Kolyma ne choisit pas de devenir un monstre ; il y est réduit.

La moralité présuppose la capacité de choisir. Lorsque le corps est affamé pendant des semaines, lorsqu’une personne perd un tiers de son poids et que ses muscles s’atrophient, son cerveau cesse de produire suffisamment d’énergie pour une pensée complexe. Ce que nous appelons « conscience » s'estompe car la structure neuronale qui la porte cesse de fonctionner. Il ne s'agit pas d'une métaphore. La faim extrême modifie littéralement la chimie du cerveau. 

Le cortex préfrontal, responsable de la planification et du contrôle moral, devient moins actif lorsque le taux de glucose chute. Le cerveau entre alors en mode de survie d'urgence, où la seule priorité est la survie immédiate.

Chalamov évoque trois semaines. Ce n'est pas un chiffre arbitraire. C'est une estimation basée sur l'observation de centaines de personnes s'effondrant selon la même séquence : durant la première semaine, l'individu reste relativement calme, tentant de préserver sa dignité et de résister. 

La deuxième semaine, sa résistance commence à s'effriter ; il vole du pain, ment, trahit un ami pour une ration supplémentaire. À la troisième semaine, la personne qu'il était a disparu. Il ne reste qu'un être purement biologique, mû par l'instinct de survie le plus primaire, incapable d'empathie, de solidarité, voire même de se souvenir de qui il était avant l'effondrement.

Le problème ne réside pas dans la faiblesse de la moralité humaine. Le problème réside dans notre présupposé que la moralité est indépendante du corps. Nous parlons de « valeurs » et de « principes » comme s'il s'agissait de vérités métaphysiques transcendant la matière. Or, la réalité est que chaque pensée noble, chaque décision morale, chaque instant d'empathie est le fruit d'une activité neuronale énergivore. 

Lorsque cette énergie s'épuise, tout s'effondre. Ce n'est pas parce que les humains ont « choisi » le mal, mais parce que les mécanismes biologiques qui rendent possible le choix moral cessent de fonctionner.

Cela ne signifie pas que la moralité soit une illusion. Cela signifie simplement qu'elle est un luxe : celui d'un corps bien nourri, d'un esprit serein et d'un environnement propice à la réflexion sur le bien.



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