La fin d’un monde.
Le témoignage accablant la semaine dernière de l'ex-employé de Facebook, Frances Haugen, devant le Sénat américain a de quoi faire réfléchir.
Sa description des techniques de mise en marché de son ancien employeur pour maximiser ses profits grâce à ses algorithmes favorisant d'une certaine façon les contenus haineux, la discorde et la diffusion de fausses informations devrait nous alarmer sur nos chambres d'échos sur les réseaux sociaux.
Il est vrai que cette lanceuse d'alerte ne nous apprend rien de vraiment neuf.
L'année dernière, le réalisateur Jeff Orlowski dans un film coup de poing intitulé Social Dilemma et traduit en français sous le titre évocateur Derrière nos écrans de fumée avait bien montré l'impact néfaste des réseaux sociaux sur les humains et comment ceux-ci favorisent la polarisation des idées et des débats dans nos sociétés. S'il fallait en avoir un exemple, la présidence de Donald Trump peut nous en convaincre davantage.
Si un nouveau monde émerge, c'est que nous en avons perdu un plus ancien.
C'est ce monde ancien de l'information télévisée qui est en vedette dans l'excellent livre de Philippe Lapointe.
Réflexions libres sur un avant et un après dans la création de notre vivre-ensemble.
Un livre à lire
S'il y a un livre que tous devraient lire d'ici la fin de 2021 c'est bien celui de Philippe Lapointe intitulé Aventures au pays des nouvelles télévisées paru chez Libre expression il y a quelques semaines.
Philippe Lapointe n'a pas besoin de présentation pour celles et ceux qui connaissent le monde de l'information. C'est une personnalité connue et respectée du monde des médias qui se distingue par son expérience professionnelle où il fut le seul à avoir dirigé les salles de nouvelles des deux principales chaînes de télévision québécoises, TVA et Radio-Canada. Il a donc été au cœur de la machine à fabriquer nos opinions communes tant du côté du privé (TVA) que du public (Radio-Canada).
C'est l'ancien ministre péquiste et animateur vedette de TVA, Claude Charron qui signe la préface de ce livre n'a que des éloges pour Philippe Lapointe qu'il présente comme un grand artisan de la télévision québécoise. Il écrit « Des années après ma disparition du petit écran... je ne saurais mettre le doigt sur ce qui lui donnait ce talent. J'aime penser que sa formation en philosophie l'avait depuis longtemps préparé.
Il n'y a pas d'école pour qui prétend aux fonctions périlleuses qu'il a occupées, tout le monde le sait dans le métier. Mais cet art - et c'en est un ─ d'obtenir autant de ces vedettes couronnées par le public que des moins bons à l'antenne à qui il est toujours possible de s'améliorer en a fait un homme que les médias convoitaient.
On savait qu'il saurait comment faire. » (Phillipe Lapointe, p. 8)
Un récit passionnant
Le récit que nous propose Philippe Lapointe dans ce livre est un voyage au cœur de la bête de l'information où l'on peut voir émerger de grandes vedettes comme Pierre Bruneau et Bernard Derome. On y sent aussi comment l'information était un parent pauvre au canal 10 à l'époque ou TVA s'appelait Télé-Métropole et aussi comment la politique pesait lourd à Radio-Canada au temps de la lutte de tous les instants entre les séparatistes et les fédéralistes.
Cela a atteint son point de corde au référendum de 1995 où les souverainistes ont perdu leur combat aux mains des fédéralistes. Les plus nostalgiques de cette cause refusent l'idée d'avoir perdu et préfèrent plutôt une version où le référendum a été volé aux Québécoises et aux Québécois avec bien sûr le concours de Radio-Canada et de La Presse à Desmarais.
Le triomphe de l'émotion et de l'image
Outre les grands débats qui ont ponctué le Québec en matière constitutionnelle, il y a aussi de petits et grands drames comme la crise d'Oka et le déluge au Saguenay. Le récit de Lapointe est « ... documenté, fascinant et bourré d'anecdotes est basé sur une expérience professionnelle exceptionnelle, des années 1980 à nos jours, dans le milieu de l'information télévisée, là où la politique, le sport, les moments historiques, les grands personnages et tous ces hommes et ces femmes de l'ombre qui font l'information s'entrecroisent. » (tiré de la présentation du livre par l'éditeur.)
On peut s'intéresser à ce livre en empruntant divers points de vue soit celui plus anecdotique de la montée des vedettes de notre petit écran comme les Marie-Claude Lavallée, Stéphan Bureau, Jean-Luc Mongrain et Simon Durivage pour ne nommer que ceux-là. D'un point de vue féministe qui permet de constater que les femmes sont très absentes pendant longtemps du monde décrit et raconté par Philippe Lapointe. Ce qui fait donner plus de valeur à la présence aujourd'hui de Céline Galipeau, Sophie Thibault et Noémie Mercier à la tête des bulletins de nouvelles des grands réseaux de télévision. Finalement, d'un point de vue plus organique, on peut constater le développement de l'information télévisuelle tant par ses moyens techniques que par les ressources financières qui y sont consacrées.
On peut voir comment les bulletins télévisés de nouvelles prennent de l'importance à partir des années 1970 détrônant ainsi la puissance de la presse écrite pour modeler nos opinions communes.
C'est aussi le triomphe annoncé du monde de l'émotion avec les images et les silences de nos bulletins de nouvelles qui nous informent sur les aléas de nos vies quotidiennes.
Un monde qui se meurt...
Philippe Lapointe raconte qu'il a travaillé en information télévisée de 1980 à 2005, « en plein cœur, dit-il, de ce qu'on considère aujourd'hui comme l'âge d'or de l'information télévisée, entre l'époque de la prédominance des journaux comme médias d'information et l'âge numérique actuel. » Ce qui ne l'empêche pas de s'inquiéter lui aussi de l'ère numérique actuelle où le règne des fausses nouvelles et la polarisation des idées et des gens sont plus que jamais les maîtres incontestés du jeu.
Philippe Lapointe écrit en conclusion de son récit que deux défis se posent à l'information télévisée qui a vu son âge d'or balayé par le tsunami numérique soit celui de la diversité et du défi numérique.
Si l'on s'attarde au défi de la diversité, pas besoin de palabrer longtemps pour se convaincre qu'il est important que la société pluraliste dans laquelle nous vivons aujourd'hui doive être plus présente dans nos écrans. Des progrès se manifestent de ce côté même s'il faut convenir avec l'auteur que cela est loin d'être suffisant : « Si vous êtes noirs, ou d'origine asiatique ou maghrébine, vous ne vous voyez pas à l'écran et ne vous reconnaissez pas dans le propos. Vous regardez l'information télé d'ici comme celle d'un pays étranger. Dans le dossier des Premières Nations, c'est encore pire » (ibid. p. 295).
Quant à la question du défi numérique, la tâche est encore plus lourde. La polarisation et la division tiennent aujourd'hui lieu de vivre-ensemble. Les bienfaits que devaient apporter Internet et les réseaux sociaux sont pourtant tangibles, mais à ce moment précis, cela crée de la bisbille, du mécontentement et surtout un ressac jamais vu contre nos institutions.
La surabondance et la diversité d'informations disponibles aux citoyennes et aux citoyens ont trop souvent des effets pervers et crée des mondes parallèles parfois carrément fictifs où la désinformation et la haine règnent alimentées par des fake news et des manipulations de toutes origines.
L'ère Trump aux États-Unis et le climat toxique de la désinformation en ce temps de pandémie de la COVID-19 pas encore terminé devraient suffire à nous convaincre que ce qui se passe n'est pas anecdotique et que de profondes transformations s'opèrent.
Nous vivons ensemble la fin d'un monde. ...
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