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Le débat Zemmour-Mélenchon prouve le hacking électoral des chaînes d'info en continu.
Il ne s'agit pas d'un combat à armes égales entre deux visions politiques.
C'est une défaite de la politique et de la démocratie.
Jamais une élection n'aura été aussi conditionnée, formatée, fabriquée par les médias d'ultra-droite qui en déterminent les enjeux, choisissent les personnages principaux, élaborent son intrigue et son timing. C'est à un véritable hacking électoral que se livrent les chaînes d'info en continu. Zemmour en est le cheval de Troie. S'il en fallait une preuve, le débat Zemmour-Mélenchon vient de l'apporter.
Car ce débat n'est pas un combat à armes égales entre deux visions politiques; c'est une défaite de la politique et de la démocratie. Il renforce l'hégémonie trumpiste des chaînes TV sur la campagne présidentielle et consacre le cliché d'une complicité des extrêmes. On croit combattre l'extrême droite alors qu'on enfourche son cheval de Troie.
Ce cheval de Troie a fait la preuve de son efficacité aux États-Unis où il a corrompu tous les échelons de la vie médiatique, des talk-shows aux réseaux sociaux, sous l'action quotidienne des polémistes à la Zemmour qui ont fait florès sous le trumpisme. Il se manifeste sous la forme perverse d'une injonction au débat. Cette injonction est devenue l'arme non létale de la guerre idéologique menée par les polémistes de l'ultra-droite. Elle a même son hashtag sur les réseaux sociaux: #DebateMe, ou «viens débattre avec moi».
Les chrétiens fondamentalistes exhortent les gens à enseigner le débat sur l'évolution, même si un tel débat n'existe pas. Les climato-sceptiques exigent un débat sur le changement climatique et font de cette revendication non satisfaite la preuve de l'existence d'un complot scientifique. Les suprémacistes blancs revendiquent un débat sur le grand remplacement. Et les machos qui pullulent dans les talk-shows, un débat sur l'infériorité intellectuelle des femmes... En 2009, George Monbiot a refusé le défi d'un débat en direct sur le changement climatique anthropique avec le géologue Ian Plimer. «Il faut trente secondes pour faire une déclaration scientifique trompeuse et trente minutes pour la réfuter», a écrit Monbiot.
Le débat d'idées est le format roi de l'ère du clash et c'est pourquoi il ne cesse d'envahir l'espace public. C'est l'espace non pas de la libre expression mais de la libre circulation des trolls qui aspirent, comme toute marchandise, à être libérés de toute entrave à la circulation et refusent d'être soumis au contrôle de la preuve qui accompagne les arguments écrits.
Éric Zemmour, notre Richard Anthony politique
Zemmour est perçu dans le contexte hexagonal comme un phénomène. Son irruption dans la campagne fait sensation. Une preuve de plus de notre provincialisme hexagonal. C'est quand nous revendiquons le plus fort notre exceptionnalisme français que nous sommes le plus soumis culturellement à l'Amérique. Dans les années 1960, nonobstant le souverainisme gaulliste, le phénomène yéyé a conquis l'opinion en recyclant les standards du rock américain. Richard Anthony en fut la figure empâtée, allant jusqu'à donner une version soporifique de «Blowin' in the Wind» de Bob Dylan.
Qu'il m'en excuse à l'avance, mais je vois Éric Zemmour comme notre Richard Anthony politique. C'est peut-être son pire défaut. Il est une version française, mal fagotée, du suprémacisme blanc américain.
Car il y a des dizaines de Zemmour dans les talk-shows américains. Ses émules le gratifient de Trump, voire de Steve Bannon français. Mais il n'a ni la richesse désinvolte du milliardaire, ni l'esprit subversif du stratège de Trump. Trump est un amuseur public, il vient de la télé-réalité. Bannon est un idéologue fasciste équipé du savoir des algorithmes. Il a forgé son propre espace journalistique avec Breitbart, il était extérieur au système médiatique.
Rien de tel chez Zemmour qui est un pur produit du système, nourri au biberon de Catherine Barma et Laurent Ruquier; élevé à l'école du Figaro; cajolé par les hommes politiques de tous rangs et de toutes tendances. Son cinquantième anniversaire où accourut tout Paris en fut la consécration, le dernier acte de son intégration sociale et le début d'une nouvelle ère médiatico-politique marquée par l'apparition des chaînes câblées et des réseaux sociaux partout dans le monde.
C'est un phénomène qui dépasse Zemmour. Une mutation de l'écosystème d'information qui a révolutionné l'espace public et a produit partout aux États-Unis des clones à la Zemmour.
Si Zemmour a un équivalent aux États-Unis, c'est Tucker Carlson, l'animateur célébrissime d'un talk-show sur Fox News, dans lequel on voit un candidat possible à la présidence des États-Unis. Comme «Face à l'info» de Zemmour, son show attire trois millions de téléspectateurs chaque soir à 20h.
Comme Zemmour, Carlson défend des positions extrêmes sur le grand remplacement, le racisme anti-blanc, les partis politiques traditionnels. Il ne se gêne pas pour qualifier les Irakiens de «singes semi-alphabétisés» et tous les immigrés sans-papiers de criminels violents. Comme Zemmour, sa misogynie ne connaît pas de limites, considérant que les femmes en général sont «extrêmement primitives, basiques, et ne sont pas si difficiles à comprendre», allant jusqu'à traiter Arianna Huffington de «cochon» et qualifier Britney Spears et Paris Hilton de «deux des plus grandes putes blanches d'Amérique».
Il a soutenu à plusieurs reprises –contrairement aux conclusions officielles– que George Floyd était décédé d'une overdose de drogue. Il a comparé le fait de faire porter des masques aux enfants à l'extérieur à de la maltraitance. Il ne craint pas d'affirmer que les élites envisagent de remplacer les électeurs chrétiens blancs par des immigrants non blancs, ce qui a fait de lui un héros pour de nombreux nationalistes blancs. La «manie anti-blanche» américaine pourrait conduire selon lui à une situation comparable au génocide rwandais.
«Il ne réagit pas à l'agenda, il dirige l'agenda»
Pourtant, comme celle de Zemmour, la carrière de journaliste de Carlson avait commencé au sein des médias conservateurs respectables. Il était partisan d'un journalisme basé sur les faits. Mais comme il en fit l'aveu récemment, «il n'y avait pas de marché pour ça». En fait, c'est l'écosystème médiatique qui était en train de changer. En 2003, Carlson a écrit un livre sur son expérience de la télévision par câble dans lequel il affirme: «Le conflit est bon, l'intelligence est mauvaise.» Il a placé en épigraphe ce conseil de Larry King pour réussir à la télévision: «La nuance, il va sans dire, est l'ennemie d'un débat clair.»
Aujourd'hui, Carlson est la voix de droite la plus écoutée du pays. Selon Brian Stelter de CNN, Carlson occupe désormais l'espace que Donald Trump occupait il y a seulement quelques mois. Jeff Roe, un communiquant républicain qui a dirigé en 2016 la campagne de Ted Cruz, a même déclaré: «Il ne réagit pas à l'agenda, il dirige l'agenda.»
Au cours des quatre dernières années, alors que son émission sur Fox News adoptait des positions de plus en plus radicales (scepticisme à l'égard des vaccins, nationalisme blanc, soutien croissant aux régimes de droite illibéraux et antidémocratiques dans le monde, antiwokisme et dénonciation de la cancel culture, etc.) Carlson s'est concentré sur un storytelling du détail, ce que les Américains appellent «guerre culturelle» et qui n'est souvent qu'une micro-culture du complot: les immigrants jetteraient beaucoup d'ordures et de détritus, les écoles privées enseigneraient le woke, le système métrique serait une théorie du complot...
Le but de Carlson est de détruire toute boussole morale, de ridiculiser –y compris dans le camp conservateur– tout attachement aux valeurs reconnues. Son rôle est de troller les belles âmes, c'est-à-dire tous ses détracteurs. Comment? En les défiant. En les invitant à débattre sur la place publique. Ce n'est pas l'agora. C'est le combat de rue. Tactique machiste s'il en est.
Il fait partie d'une cohorte de débatteurs pour qui «débattez avec moi» est devenu un cri de ralliement. #DebateMe, c'est l'équivalent discursif de la provocation au combat de rue. Des personnalités médiatiques conservatrices comme Ben Shapiro et Milo Yiannopoulos ont donné à l'expression un sens totémique, une formule qui associe la poursuite sans limite de l'intérêt personnel avec la fétichisation du débat public. L'objectif immédiat est évident: gagner des applaudissements –et des dollars publicitaires.
Alexandria Ocasio-Cortez a été la première aux États-Unis à flairer le piège de l'injonction au débat lancé à la gauche par l'extrême droite. Après sa victoire remportée à la primaire démocrate de 2018 à New York, Ben Shapiro, la star de la télévision alt-right et ex-animateur de Breitbart, lui a offert publiquement 10.000 dollars pour débattre avec lui.
Elle a répondu sèchement sur Twitter: «Just like catcalling!» («c'est juste du chahut»): «Je n'ai pas à répondre à des invitations à débattre venant d'hommes mal intentionnés.»
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