Nous sommes dans une phase de crise de gouvernance du système des relations internationales.
GIUSEPPE GILIBERTI, historien du droit, est né a Naples en 1950 et vit à Bologne. Il a été professeur ordinaire de Fondations du droit européen à l'Université d'Urbino et à present est chercheur à l'Istituto di Studi Mediterranei (ISMED-CNR) de Naples.
Il a coordonné des réseaux universitaires européens ('Immaginare l'Europa', 'A Philosophy for Europe') et a été président du Management Board de l'Euro-Mediterranean University de Piran, en Slovenie.
Il est responsable du projet de culture politique progressiste LAB promu par la Fondation 2000 de Bologne. Parmi ses oeuvres: Diritti umani.
Un percorso storico (Giappichelli, Turin 1990) ; Identité européenne et droits de l’homme (Fondation D. Mitterrand, Paris 1997); Cosmopolis. Politics and Law in the Cynical-Stoic Tradition (ESA, Pesaro 2006) ; Introduzione storica ai diritti umani (Giappichelli, Turin 2012)
- I-Dialogos : Professeur Giuseppe Giliberti, comme spécialiste des relations internationales quel regard portez-vous sur l’évolution géopolitique actuelle et en particulier sur une marginalisation progressive de l’Organisation des Nations Unies et, dans le contexte de conflit russo-ukrainien, de celle du Conseil de l’Europe ? Ces instances n’avaient elles pourtant pas été créées pour faciliter, dans une approche multilatérale, ce dialogue qui fait aujourd’hui tant défaut ?
- Giuseppe Giliberti : Nous sommes dans une phase de crise de gouvernance du système des relations internationales, d'où émergeront de nouveaux rapports de forces ainsi que de nouvelles institutions, à la fois de dimension « régionale » (c'est-à-dire continentale) et universelle. Par exemple, l'hypothèse d'une réédition de l'empire américain sous la forme d'une OTAN renforcée ou d'une « alliance des démocraties » me semble plausible, de même que la création d'un bloc sino-russe. Quant à l'Europe, la question est de savoir si elle veut ou non faire partie de l'empire américain. Pour le moment, il semble qu'elle n'ait pas la volonté ou la possibilité de devenir autonome.
Elle se considère encore comme une « puissance douce » dont l'influence sur le monde est déterminée par la force économique et le prestige de ses institutions démocratiques. Mais tout cela suppose la protection militaire américaine, l'inclusion dans l'empire américain. L'Europe ne pourrait jouer un rôle positif de puissance stabilisatrice (par exemple sur la question ukrainienne) que si elle reprenait le chemin de l'unité politique et se rendait au moins relativement autonome vis-à-vis de la protection américaine, créant sa propre force de sécurité crédible.
La sortie de la Grande-Bretagne aurait pu permettre une telle évolution en théorie. Mais cela aurait exigé une grande détermination et un accord entre la France, l'Allemagne et l'Italie, suffisamment profond pour pouvoir bloquer les inévitables réactions américaines. D'autre part, gardons à l'esprit qu'il a fallu près d'un siècle pour créer les États-Unis en tant que véritable État fédéral, de la révolution (1776) jusqu'à la fin de la guerre civile (1865). Au début, les États-Unis n'étaient - eux aussi - qu'une confédération d'États indépendants.
I-D : Le titre de l’ouvrage récemment publié par l’Ambassadeur de France Maurice Gourdault-Montagne « Les autres ne pensent pas comme nous » concerne surtout les Français. Est-ce, à votre avis, une spécificité française ?
G.G. ; Gourdault-Montagne ne se limite pas au constat que la domination de l'Occident prend fin, et avec elle son ambition de mondialiser ses propres idées et à imposer unilatéralement ses propres intérêts. Il soutient également que l'Occident ne disparaîtra pas, mais qu'il devra se repenser, apprendre à se concevoir comme non universel. Cela ne veut pas dire qu'il faille retomber dans une forme paradoxale de « relativisme absolu ». Il y a certes des valeurs locales, mais aussi des valeurs universelles, comme la dignité humaine ou la liberté. Mais il faut comprendre que, même ceux-ci, sont déclinés différemment par les divers peuples. La mondialisation pose avec urgence le problème du dialogue et du compromis entre différentes visions du monde. Je "crois" dans les Droits de l'homme et la Démocratie. Mais je sais qu'ils ne sont pas une religion à affirmer par le prosélytisme ou par la force.
Si l'Occident y croit vraiment, c'est le moment de réaffirmer ces valeurs avec la force de persuasion de l'exemple. Mais cela exige d'abord une profonde autocritique de la manière dont les idéaux théoriquement universels de 1789 ont été historiquement proposés sous la forme des droits du colonisateur masculin, blanc, bourgeois.
- I-D : Faut il envisager une nouvelle Organisation des Nations Unies plus adaptée, associant les peuples et sociétés civiles du monde ? comment alors ne pas risquer de brouiller plus encore le modèle onusien, déjà très compliqué avec la multiplication des sous-instances des Nations Unies ?
- GG : L'ONU a été conçue comme un instrument de préservation de la paix et de réalisation des droits de l'homme et du développement, sous l'égide des cinq puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale. Ce devait être une Société des Nations (ou une Sainte Alliance) mise à jour sur le modèle tracé par le 'Discours sur les quatre libertés' de FD Roosevelt en 1941. Mais sa perte de crédibilité n'est pas un fait récent. L'ONU n'est qu'en apparence une organisation universaliste, dans laquelle tous les États sont traités de la même manière selon les mêmes règles. Le Conseil de sécurité était et est encore dominé et paralysé par le droit de veto des cinq puissances hégémoniques. De plus, la Charte des Nations Unies de 1945 s'est très vite révélée inapplicable dans sa prétention à conférer au Conseil de sécurité le monopole universel de la force. L'organisation n'a jamais pu disposer de forces armées permanentes, il n'a jamais été possible de créer un état-major. L'ONU, pour le moment, c'est mieux que rien, mais on voit mal comment on pourra enrayer son long déclin, à moins que le droit de veto au Conseil de sécurité ne soit aboli. Cela exigerait à son tour que la Chine ou les États-Unis assument le rôle de superpuissance incontestée et de fédérateur du monde. Cela est peu probable. Peut-être Carl Schmitt avait-il raison de prévoir et d'espérer le développement d'une série de zones géopolitiques continentales en équilibre les unes avec les autres. Si un équilibre acceptable pouvait être créé, cela déterminerait la naissance de nouvelles institutions, pas nécessairement « généralistes » comme l'actuelle ONU.
- I-D : Que pensez-vous de la réflexion interculturelle qui a conduit le philosophe François Jullien à reposer la question de l’universel en l’affranchissant tant de l’universalisme facile (ethnocentrique) que du relativisme paresseux (culturaliste) et de son analyse de la perception des Droits de l’Homme tel que perçus dans différentes cultures ?
- GG : Une culture doit être vécue comme un ensemble de ressources, dit F. Jullien dans Il n'y a pas d'identité culturelle, et ne doit pas être imposée ou prêchée comme une religion. Je trouve passionnante la proposition de Jullien de voir les différences comme des "écarts" d'une culture à l'autre, qui créent des tensions et donc favorisent la comparaison, la recherche du "commun", et non du "semblable". Mais je ne suis pas d'accord avec la nécessité d'abolir le concept d'« identité culturelle », car il serait nécessairement ethnocentrique et en tout cas scientifiquement infondé. Si les cultures n'existaient pas, ou s'ils n'étaient en aucun cas définissables, les différences n'existeraient pas et nous n'aurions pas à nous soucier d'établir un dialogue interculturel. Au lieu de cela, un bouddhiste zen dirait : "Il n'y a pas d'identité... et même de non-identité". Je pense qu'il existe une identité culturelle française et une identité culturelle chinoise, avec des variations notables en termes de lieu, de classe, de sexe.
C'est une identité très relative, interconnectée avec toutes les autres, changeante dans le temps, contradictoire, à la fois originale et traduisible. Les langues y jouent un rôle très important : E. Cioran disait qu'on n'habite pas un pays, mais une langue.
- I-D : Vous avez joué un rôle essentiel dans le développement des programmes ERASMUS, notamment au sein de l'Euro-mediterranean University (EMUNI) de Piran, en Slovénie. Les Universités et leurs réseaux internationaux n’auraient elles pas un rôle à jouer dans le renouvellement du Dialogue, notamment Nord-Sud, alors que les phénomènes de migrations s’intensifient ?
- GG.: Les acteurs des relations internationales ne sont plus depuis longtemps les seuls États. Sont également impliquées de grandes multinationales, des communautés religieuses, des entités infra-étatiques telles que des villes et des régions, des organisations non gouvernementales, les universités et la communauté scientifique. Toutes ces entités ne forment pas nécessairement un bloc sympathique à leur gouvernement. Ils ont leur propre politique étrangère, qui met en œuvre leurs intérêts et leur vision du monde, parfois avec un degré considérable d'autonomie. Sur la scène euro-méditerranéenne, les universités pourraient jouer un rôle moteur dans le développement économique et social commun. Le Partenariat euro-méditerranéen ("processus de Barcelone"), s'est fixé en 1995 l'objectif de créer un espace de sécurité, une zone de libre-échange et un cadre de protection des droits de l'homme et de coopération culturelle. Ces objectifs ont été manqués. Même l’ 'Union pour la Méditerranée’ est restée un fantôme. Une proposition de créer un espace euro-méditerranéen d'enseignement supérieur et de recherche a émergé avec la Charte de Tarragone, promue par un groupe d'universités des deux rives de la Méditerranée lorsque j'ai coordonné le réseau thématique Socrates "Une philosophie pour l'Europe '.
Elle a inspiré en 2007 une Conference interministérielle de 27 pays, mais reste encore un rêve. Les diverses tentatives pour donner vie à des institutions universitaires euro-méditerranéennes n'ont pas eu beaucoup de succès. Reste pourtant la nécessité de s'unir pour faire face aux crises énergétique et climatique, pour aider les pays de la rive sud, notamment le Maghreb et le Sahel, à développer leurs économies et stabiliser leurs institutions, dans l'intérêt également du nord. Quand ce processus commencera, les universités seront nécessairement parmi les protagonistes.
- I-D : Comment percevez-vous, monsieur le Professeur et cher Giuseppe Giliberti, la création de cette initiative I-Dialogos, cette sorte de Think Tank ou « Laboratoire d’idées » à vocation partagée et internationale ?
- GG : J'avoue que je comprends très peu les médias. Mais créer un réseau international d'intellectuels, de militants, et peut-être de décideurs politiques autour des thèmes de la démocratie, du dialogue interculturel, de la liberté de la presse (et de la véracité des médias), me semble assez à contre-courant de ce qui se fait, car c'est très Lumières. Donc, pour moi, c'est une bonne idée. Il serait très intéressant de ne pas concentrer l'activité du réseau uniquement sur la dénonciation, mais au moins autant sur les bonnes pratiques de dialogue, non seulement entre individus ou entre États, mais entre villes et régions.
* Interview de Giuseppe Giliberti
Propos recueillis par Pierrick Hamon
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