« Le masque peut nous faire crever » : La mécanique complotiste à l'œuvre.
VIDÉO. Face au coronavirus, ils refusent le port obligatoire du masque dans les lieux publics clos, se gargarisent de vérités alternatives et détournent la réalité…
Par Julie Malaure : Le Point.fr
Du haut de son 1,60 m, Léa l'avoue tout de go : il lui sera « impossible physiquement » d'empêcher quelqu'un qui refuserait de porter un masque d'entrer dans sa galerie d'art du 3e arrondissement parisien. « Et qu'est-ce que je fais s'il le retire à l'intérieur ? » poursuit la jeune femme de 29 ans. Elle nous raconte l'histoire d'un voisin, restaurateur, qui « s'est pris un coup de poing pour avoir refusé l'accès à l'intérieur de son établissement ». Non seulement elle n'entend pas faire la police à la place de la police, mais elle estime en plus que « l'obligation de porter un masque va forcément pénaliser les commerces, qui ont déjà bien souffert de la crise pendant le confinement ». Les ventes n'ont pas repris, les aides d'État ne couvrent pas le loyer de son local resté vide durant plus de deux mois : sa situation économique est tendue.
Mais, rapidement, les arguments légitimes de la commerçante se mâtinent de doute : « J'ai choisi de ne pas vivre dans la peur, le masque devrait être un choix, nous dit-elle. Et puis, je me pose des questions. Quand je vois la courbe de l'épidémie, je me demande si cette mesure est justifiée. » « Nous ne sommes plus en zone rouge, plus en urgence sanitaire, alors, pourquoi maintenant, pourquoi pas avant ? » Des questions qu'elle retourne dans tous les sens, mélange avec celle de la gratuité des masques, de leur efficacité. Léa ne porte pas de masque, n'en a jamais porté, n'a pas encore réfléchi à la façon dont elle va pouvoir faire ses courses en pratique, et glisse peu à peu vers l'idéologie de ceux qui, sur les réseaux sociaux, se revendiquent « anti-masques ».
« Décret de la honte »
Après les États-Unis, la Belgique, l'Allemagne, on les a vus se rassembler pour protester au Québec, former une première organisation à Londres dimanche 19 juillet, avec la naissance du mouvement #KeepBritainFree (Garder la Grande-Bretagne libre), lequel entend défendre les droits et libertés des Britanniques, depuis l'annonce faite par le Premier ministre Boris Johnson que le port du masque était obligatoire dans les magasins, selon The Independent.
En France, les premiers adeptes de ce mouvement contestataire ont commencé à sourdre avec la simple préconisation de porter le masque durant le confinement. Aux aguets, depuis le 11 mai, date du déconfinement, lorsque les masques sont devenus obligatoires dans les transports en commun, le décret national du 20 juillet, qui étend la mesure aux lieux publics fermés, les a galvanisés. Ce « décret de la honte », peut-on lire sur les réseaux sociaux, est issu « d'une dictature sanitaire ». Dictature qui légitimise des actes de résistance. Certains appellent au boycott des magasins qui demandent que la loi soit respectée, d'autres, comme Damien B., lancent des invitations à « s'amuser avec les contrôles aux entrées des supermarchés pour les faire chier au maximum ».
Une « masque-arade »
Ce qu'ils reprochent au masque ? D'abord, son « inutilité ». « Le masque ne protège pas des virus », ou « ne protège pas le porteur », « c'est marqué sur la boîte ». Les masques faits maison ne sont « pas aux normes », et puis les autorités ont dit que « ça ne servait à rien il y a deux mois ». Aux États-Unis, certains réfractaires, comme dans un supermarché Walmart à Tampa en Floride, choisissent donc de porter un masque en tulle ou en dentelle. Par provocation, tout en restant inattaquables quant à une conformité d'apparat. Le masque n'est alors plus une mesure restrictive pour lutter contre la pandémie, c'est une « masque-arade ».
Autre argument massue : le masque serait dangereux pour la santé. Paradoxal pour une mesure sanitaire ? Pas vraiment si l'on considère qu'il est avant tout inutile. Aux États-Unis, les opposants à cette obligation dans les magasins mesurent les émissions de CO2 sortant des bouches masquées pour prouver l'empoisonnement progressif du porteur. Des enfants, en particulier, sont mis en scène, ce qui ne manque pas de faire vibrer notre corde sensible. En France, le grand pourfendeur du masque asphyxiant s'appelle Franck Renda. « Le masque peut nous faire crever, parce qu'il nous prive d'une grosse partie de notre oxygène », explique sur une vidéo mise en ligne par ce révolté chronique.
L'État serait-il donc en train de tuer la population ?
« C'est choquant, ça peut paraître fou », nous dit Rudy Reichstadt, mais c'est bien ce que les anti-masques défendent. Pour le fondateur du site Web Conspiracy Watch, édité, depuis 2007, par l'Observatoire du complotisme et des théories du complot, ces anti-masques ne sont qu'un « nouvel épisode » du continuum de théories fumeuses et conspirationnistes qui traverse notre époque. « On a l'impression de découvrir le phénomène alors qu'il faut apprendre à vivre avec. La semaine dernière, c'était Raoult, la prochaine, ce sera le vaccin », nous explique celui qui s'évertue à les étudier. Et, en effet, Léa nous confie qu'elle refusera, aussi, le vaccin, s'il existait.
Nos gouvernants, « nazis », « reptiliens », « buveurs de sang d'enfants », pour les plus durs. « Ce qu'ils n'ont pas réussi à faire avec le H1N1, ils essayent de le faire maintenant avec le Covid, soudoyant les médias, et les autorités pour ce faire. Ça marche, des tas de gens ont la trouille du couillonavirus scénarisé par des bandits », peut-on lire sur un groupe fermé sur Facebook. On doit à Yannick, cogérant d'une société d'assainissement dans le Finistère, un post sous forme de sondage : « Ce virus est un outil de propagande pour manipuler les peuples occidentaux libres ? » Répondez par oui ou par non…
La question du budget masques, qui varie selon les études entre 75 et un peu plus de 200 euros par mois pour une famille, mis face à l'argent engrangé par l'industrie pour leur fabrication, 175 millions d'euros, fait grincer les dents et émerger les conspirationnistes. Clarisse H., par exemple, créatrice de bijoux artisanaux près de Nancy, qui poste à répétition des messages rageurs : « Allez les moutons, tous à vos portefeuilles ! » Clarisse est convaincue que le décret du 20 juillet est une décision « pour vendre leur surstock de masques chirurgicaux ».
Où les anti-masques vont-ils chercher tout ça ?
« Ils s'auto-intoxiquent », nous explique Reichstadt. Les adeptes sont tributaires de youtubeurs ou d'administrateurs de sites complotistes qui interprètent en permanence l'actualité à l'aune de la théorie du complot. « Il y a même eu un pic délirant en début de confinement, où des vidéos totalement absurdes ont été partagées des millions de fois en 24 heures. » On voit aussi la façon dont l'information est déformée par ce filtre. Sur les sites anti-masques, on remarque, par exemple, le passage en boucle des interviews d'un urgentiste parisien, Yonathan Freund. Son opinion –l'épidémie « telle que nous l'avons connue il y a trois mois » est terminée – est relayée par les médias nationaux (BFM, France Info et Le Point), mais devient, revue et tronquée, : « L'épidémie est terminée », tout court. Les « probablement », les conditionnels sont gommés. Il en reste qu'il n'y aura pas de deuxième vague et que les masques sont, par conséquent, inutiles.
L'intérêt de ces gourous de la fausse vérité ? « Certains monétisent, avec de la publicité sur le site, mais peu en vivent. Le moteur est principalement idéologique ». L'auteur de L'Opium des imbéciles, un essai sur la question complotiste paru chez Grasset en septembre dernier, mentionne Alain Soral et Dieudonné, bien identifiés, ou, plus confidentiel mais bien actif concernant le masque, le fameux Franck Renda. « Lui-même est tributaire de sources d'information qui renvoient à des sites comme Sott.net (Signes of the Times), un site complotiste assez hardcore, limite sectaire sur le grand complot mondial, universal, anhistorique », explique Rudy Reichstadt. Il évoque encore Wikistrike, le site s'affiche contre « le récit médiatique dominant », où l'information n'est pas forcément vérifiée, dixit notre spécialiste, mais où « l'important est de participer à l'hystérisation du débat, maintenir sous pression le lectorat, les gens que l'on veut influencer, qui veulent entendre qu'on leur ment, et tout ce qui peut alimenter cette idée est bon à prendre ».
Et si rien ne peut freiner le complotisme des anti-masques, c'est que nous sommes tous coupables ! Reichstadt rappelle que cette culture du complot est un produit d'importation. Nous la devons à notre imprégnation par la culture américaine, consciente ou non, et c'est elle qui nous fait ressentir toute obligation collective comme une violation de nos droits, « ce qu'elle n'est pas dans notre pays ». « Nous avons des lois, par exemple, contre le négationnisme, la loi Gayssot, mais pas le premier amendement américain, ce qui ne fait pas de nous des pays dictatoriaux ou liberticides », précise le spécialiste. Ce qui est en jeu, en revanche, c'est notre participation, tacite mais active dans la circulation de la désinformation.
Du fait qu'Internet est un média cumulatif, qui garde tout en mémoire, « un millefeuille argumentatif », pour reprendre la formule de Gérald Bronner. D'autre part, parce que les smartphones ont transformé le public passif en public actif. C'est-à-dire en amplificateur, par le simple fait de partager les contenus, « gratuits, donc soit non vérifiés, soit mauvais, et sans parler de l'effet des algorithmes, qui poussent en avant les contenus complotistes parce qu'ils sont sensationnalistes, et qui prétendent toujours dévoiler la vérité », ajoute-t-il. Avec l'aide de notre « responsabilité diluée », comme dit Reichstadt, les anti-masques, hurluberlus paranoïaques doués de formidables porte-voix technologiques, même « ultra-minoritaires », se voient tracer des autoroutes sur les réseaux sociaux. « Et il serait fou de penser que ça n'influence pas nos représentations collectives », conclut Reichstadt.
Le magazine Books relevait récemment que le temps que passe chaque année un Américain sur son smartphone équivaut à 20 fois celui qu'il lui faudrait pour lire les sept volumes de La Recherche de Proust.
Pour aller plus loin : L'Opium des imbéciles, de Rudy Reichstadt (Grasset, 192 pages, 17 euros).
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Merci de commenter nos articles