J'ai essayé de ne plus juger !

J'ai essayé de ne plus juger !

Critiques, moqueries, comparaisons... Nous passons notre temps à juger. Les situations, les autres, nous-même. Le plus souvent pour nous rassurer et pour fuir la réalité. Notre journaliste a tenté de mettre en pratique le non-jugement, un principe au cœur de la plupart des traditions spirituelles.
 

L’idée a cheminé en conférence de rédaction, au fil des échanges sur le livre L’Année où j’ai vécu selon la Bible d’A.J. Jacobs (Actes Sud, “Babel”, 2010). Mettre en pratique au quotidien des principes spirituels? Séduisant. Mais risqué, à y regarder de plus près. Difficile en effet d’éviter deux écueils majeurs : le prosélytisme ou le numéro d’acteur, pittoresque mais peu sincère. Et puis, une idée a pris forme : pourquoi ne pas essayer de pratiquer le non-jugement, un principe de vie préconisé par la plupart des traditions spirituelles ? Entre gloussements gentiment moqueurs et encouragements, j’ai été désignée pour une mission inédite : le banc d’essai spirituel ! Cesser de juger, de critiquer, et poser un regard de détachement bienveillant sur les autres, sur les situations et sur moi-même. L’objectif pouvait à première vue, sembler accessible. Le non-jugement exige non seulement contrôle de la parole et des pensées, mais aussi stabilité des émotions et acceptation de la réalité telle qu’elle est, satisfaisante ou pas. M’efforçant de garder à l’esprit ces repères, je me prépare à entamer une semaine « zéro jugement ». Premier coup de projecteur sur une zone sensible : autrui.

Et si c’était la peur ?

« Ce besoin persistant d’éliminer autrui d’un coup de jugement nous alerte sur une réalité que nous ne sommes pas enclins à prendre en compte : sommes-nous allés jusqu’au bout de notre peur d’autrui ? » écrit la théologienne protestante Lytta Basset dans « Moi, je ne juge per- sonne », l’Évangile au-delà de la morale (Albin Michel, “Spiritualités vivantes”, 2003). D’emblée, le lien entre le jugement sur autrui et la peur qu’il nous inspirerait me paraît un peu ténu. La critique frappe en général celui ou celle que l’on tient pour moins doué ou moins compétent que soi. Quoi qu’il en soit, l’autre, me semble-t-il, ne me fait pas spécialement peur. Bien décidée à jouer le jeu, je me rends à la réunion mensuelle du cercle de lecture auquel j’appartiens. Cela tombe bien, une nouvelle recrue nous est présentée. Premier coup d’œil, premier jugement. Je la trouve un peu froide, un peu imbue d’elle-même. Au cours de la soirée, contrite, je la découvrirai, timide et passionnée... La montre tourne, les interventions se succèdent, et mes jugements aussi. Ils fusent dans ma tête, au point que j’en suis troublée. Gestes, voix, débit, pertinence du choix des livres... je me rends compte que je passe tout au tamis de mes critères personnels ! À mi-soirée, je décide d’écouter vraiment ce qui est dit, d’entrer dans la vision et la sensibilité de l’autre. C’est magique, mes petites voix parasites sont enfin réduites au silence. Disponible, concentrée, je découvre la richesse de la différence de sensibilités et de points de vue de chacun. Et surtout, je perçois leur émotion, leur désir de bien faire, leur passion. Cette proximité qui me touche et me renvoie à ma propre vulnérabilité fait définitivement taire (pour la soirée en tout cas) mon juge intérieur.

Lorsque nous nous séparons, heureux de ce moment de partage joyeux, je prends toute la mesure de la difficulté d’accepter l’altérité, et aussi de l’impossibilité dans laquelle nous met le jugement d’écouter vraiment l’autre, d’être présent à sa parole. Je repense à la phrase de Lytta Basset. S’il est une métaphore du meurtre, je dois bien avoir des raisons pour désirer inconsciemment éliminer autrui. Le neutraliser pour mieux déployer mes ailes et voler au-dessus de la masse ? L’explication n’est pas très valorisante. Après une analyse, de nombreux stages de développement personnel et une pratique régulière de la méditation, en serais-je encore là, à me débattre avec des fantômes œdipiens et un ego aux aguets ? Difficile d’écarter l’hypothèse. Néanmoins, la mission « non-jugement » agit sur moi comme un coup de kyosaku, ce bâton plat utilisé pendant la méditation zazen, que l’on se fait administrer sur l’épaule et qui nous ramène brutalement dans la réalité, à l’ici et maintenant. Ma prise de conscience est aiguë.

Et moi, et moi, et moi...

« Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne l’as pas remarquée. » (Évangile selon Luc (chapitre 6, verset 41)). Pendant les jours qui suivent, je poursuis mon exercice, et je dois me rendre à l’évidence : la poutre dans mon œil ne me gêne pas, en revanche, que de pailles dans les yeux de ceux que je rencontre... En feuilletant les magazines, en regardant la télévision, en échangeant avec mes amis et mes proches, j’ai mon petit avis sur tout et sur tous. La générosité inattendue de ma tante Sophie ? Un peu suspecte... Le look de ma copine Claire ? Pas très flatteur. Sans parler de l’air suffisant de ce pseudo-écrivain interviewé au milieu de ses livres... Pourtant, mes sentences ne sont pas toutes négatives, loin de là. Je loue volontiers telle ou telle qualité chez un proche ou un collègue, et fais spontanément des compliments, toujours sincères. Mais je n’ignore pas que le jugement, qu’il soit positif ou négatif, lorsqu’il est systématique, renvoie toujours à une vulnérabilité émotionnelle et affective, à des blessures narcissiques. Si l’on n’avait pas été soumis au jugement, on ne jugerait pas autrui et on ne se jugerait pas soi-même.
Il est vrai que dans ma famille, pourtant chaleureuse et solidaire, coller des étiquettes, commenter les faits et gestes de chacun, émettre des critiques – drôles, de préférence – ont toujours fait partie des échanges ordinaires. Ce mode de communication n’est bien sûr pas anodin, il masque le désir de prendre le dessus sur l’autre, voire de briller à ses dépens ! Car c’est bien pour se rassurer soi-même que l’on critique, étiquette, raille et distribue bons et mauvais points. Au cœur du jugement, l’ego, avide de reconnaissance et d’amour, est toujours là. « Qu’est-ce que je vaux ? Suis-je intrinsèquement aimable ? » Plus je juge autrui, plus je doute de ma valeur. C’est aussi simple et aussi compliqué que cela. Si l’on envisage le jugement comme notre part d’ombre, de souffrance, de fragilité, il cesse d’être « mauvais », il se transforme en invitation à aller voir de plus près ce qui crie ou pleure en nous. C’est pourquoi on ne peut intégrer les exhortations religieuses ou spirituelles à lâcher prise, à exprimer de la gratitude, que si l’on s’est d’abord interrogé sur les ressorts profonds de son esprit de jugement.

Mon esprit s’agrandit

« Le lâcher-prise demande que nous renoncions à l’attachement à nos croyances, opinions et idées », rappelle le moine bouddhiste Bhante Henepola Gunaratana (In Les Huit Marches vers le bonheur de Bhante Henepola Gunaratana (Albin Michel, 2008)). Car, selon le bouddhisme, seul le détachement intérieur peut nous conduire à faire l’expérience de la réalité non parasitée par les interprétations. « La seule loi permanente dans l’univers est l’impermanence de toute chose », disait en substance le Bouddha. Un conseil judicieux dont je me souviens un matin en regardant la pluie tomber et en lâchant un « sale temps ! » agacé. « Pas pour la terre ! » me rétorque avec un petit sourire mon mari. Touchée ! Évidemment, « ma » réalité n’est pas « la » réalité. Première leçon. La deuxième me sera donnée un quart d’heure plus tard. Plongée dans un bon livre, bercée par les ronronnements de mon chat et les gouttes de pluie sur la vitre, le « sale temps » se sera transformé en « moment délicieux »... « Pourquoi divisons-nous la vie, qualifiant telle chose de bonne et telle autre de mauvaise, et créant par là même le conflit des contraires ? interroge le sage indien Jiddu Krishnamurti (In Le Livre de la méditation et de la vie de Jiddu Krishnamurti (LGF, “Le Livre de poche”, 2008)).
N’y a-t-il pas en réalité une seule et même chose – à savoir un esprit inattentif ? Sans nul doute, lorsque l’attention est totale, c’est-à-dire quand l’esprit est tout à fait conscient, alerte, vigilant, il n’y a ni bien ni mal – rien qu’un état de veille. » Je ressens profondément cet état chaque fois que je médite. En m’immergeant dans la réalité telle qu’elle est, je ne pense plus de manière binaire, mon mental s’apaise, mon esprit s’agrandit, ma pensée n’est plus parasitée par les « j’aime/ j’aime pas ». Je sens et ressens en profondeur. Sans jugement, en étant dans l’acceptation de l’autre et de ce que je suis, je me sens plus présente, plus vivante, comme unifiée en moi-même, en paix.
Comment étendre les bienfaits de la méditation à tous les domaines de ma vie ? Sans doute en gardant la vigilance en éveil, en prenant conscience du rétrécissement intérieur qui se produit après chaque jugement ou critique stérile, mais aussi en « entrant en amitié avec soi-même », pour reprendre l’ex- pression de la moniale bouddhiste Pema Chödrön auteure d’Entrer en amitié avec soi-même (Pocket, 2000)..

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