Oufkir, le roi, mon père et moi.

Oufkir, le roi, mon père et moi. ....


Un chapitre du livre de Driss Ghali sur son père Harazem


Oufkir, le roi, mon père et moi
Le général Mohamed Oufkir (à droite) aux côtés d'Ahmed Dlimi, chef des services de sécurité marocains, Rabat, octobre 1965 / AF
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A l’occasion de la sortie de la sortie du livre de Driss Ghali, Mon père, le Maroc et moi: une chronique socialeCauseur republie pour tous ses lecteurs le chapitre publié en avant-première dans son numéro de janvier 2018. 

Comme le relate son fils, Harazem Ghali, qui a créé et dirigé la Radio Télévision Marocaine dans les années 1960 et 1970, a observé de près l’ascension et la chute du général Oufkir, ministre proche de Hassan II « suicidé » après l’échec de son coup d’État.


Il y avait des sujets où mon père avait toujours le dessus, ce sont ses histoires d’agent secret qu’il répétait à l’envi. Au premier verre de vin, il « passait à table » pour donner sa version de moments historiques insoupçonnés de l’histoire du Maroc. « Tu dois te dire que ton père radote puisque je te raconte cette histoire pour la centième fois, mais je veux que tu t’en souviennes à jamais. ». Si j’avais su qu’il allait mourir aussi vite, je l’aurais obligé à me les raconter face caméra. En 1969, le Maroc accueillait la première conférence des États islamiques (dite « Conférence islamique »). Des dirigeants mythiques comme Nasser ou Bourguiba avaient fait le déplacement à Rabat. C’était l’époque de l’optimisme, des non-alignés et de la centralité du conflit israélo-palestinien. Mon père avait installé les équipements nécessaires pour diffuser la conférence de presse finale donnée depuis les salons de l’hôtel Hilton, fraîchement inauguré trois ans auparavant. Un projecteur énorme s’écroula à l’exact endroit où Kadhafi, l’ex-président libyen tout juste arrivé au pouvoir, s’était tenu pendant de longues minutes. Plusieurs dizaines de kilos de métal se fracassèrent sur le sol. « On a failli tuer cet enfoiré de colonel Kadhafi par notre bêtise ! Grâce à Dieu, personne n’a été blessé, mais j’ai perdu le sommeil plusieurs nuits durant après l’accident. Tu t’imagines si le projecteur s’était cassé la gueule une ou deux minutes avant ? Le Maroc se serait débarrassé d’un de ses pires ennemis, mais moi j’aurais eu la tête coupée et tu ne serais pas né ! ».

Comme nous le savons tous, Kadhafi n’est pas mort au Maroc en 1969 et par ce biais, en quelque sorte, je suis né dix ans plus tard. Ce sera Sarkozy, aidé de Cameron, qui débarrassera le monde de Kadhafi de la manière la plus vile et dégradante qui soit : acculé dans une conduite d’égout à Syrte, le président en fuite a été lynché sous le regard approbateur des drones et avions occidentaux. J’ai honte en tant que membre revendiqué de la civilisation française de voir un gouvernement démocratique comme celui de la France souscrire à de telles horreurs et crier victoire par-dessus le marché. Sarkozy et Cameron ont déshonoré l’Occident ce 20 octobre 2011.

Avec Kadhafi, mon père avait une inimitié de longue date. Au début des années 1970, la radio libyenne déversait sur le Maroc des heures et des heures d’émissions hostiles au régime sous forme de cassettes et de diffusions AM. Désargenté, le Maroc n’avait pas les moyens techniques pour se défendre. On envoya mon père quelques mois à Madrid pour obtenir l’aide du gouvernement espagnol. Franco était encore en vie, mais le régime dictatorial s’assouplissait déjà. La maladie du Caudillo y était pour beaucoup. En Espagne, le mentor de mon père fut Adolfo Suárez, alors patron de la radiotélévision espagnole. Cet homme extraordinaire est devenu plus tard le premier chef de gouvernement de la transición democrática qui a suivi le décès de Franco. L’Espagne lui doit beaucoup, car il a négocié les grands virages qui ont ramené le pays vers la démocratie, sans violence ni déchirements inutiles. Mon père admirait Suarez en tant qu’être humain, il aimait la personnalité aristocratique et agréable de ce grand commis de l’État qui, comme lui, était beaucoup plus qu’un simple technicien de l’audiovisuel. C’était un grand monsieur, un Espagnol extraordinaire comme mon père était un Marocain d’une grande trempe. Les deux se sont côtoyés à Madrid durant les longs mois où mon père se familiarisa avec les technologies en usage en Espagne pour le brouillage des ondes. L’armée lui expliqua comment elle arrivait à empêcher chaque grande ville espagnole d’écouter les émissions procommunistes émises depuis l’Europe de l’Est. Je suppose que le Maroc s’inspira de ces procédés de guerre électronique contre Kadhafi. Je n’ai jamais su les détails concrets de cette affaire, car mon père savait rester secret quand il le fallait.

Parler d’opérations spéciales et d’actions clandestines sans évoquer Oufkir serait faire l’impasse sur l’une des figures les plus marquantes du renseignement marocain. S’il y eut un homme des coups de main de ce côté-ci de la Méditerranée, ce fut bien Oufkir. Le roi Hassan II lui-même le reconnaissait au micro d’un journaliste français au lendemain du coup d’État manqué de juillet 1972 : « Les patrons militaires d’Oufkir en Indochine vous le diront : Oufkir est l’homme des coups de main, ce n’est pas l’homme des batailles rangées. » Et le roi d’ajouter que le général qui venait de se « suicider » dans son bureau lui avait proposé quelques mois auparavant d’envoyer un F5 marocain intercepter puis abattre l’avion présidentiel de Kadhafi en route vers Nouakchott. L’opération devait se faire ni vu ni connu, sans que le Maroc revendique cet acte de « piraterie en plein ciel contre un chef d’État ». De Gaulle en sait quelque chose aussi, sa propre police s’est mise au service du général marocain en 1965 lorsque des flics français ont couvert, voire participé, à l’enlèvement de l’opposant Ben Barka à Paris. Grâce à des soutiens dans les services français, Oufkir et ses hommes ont réussi à faire disparaître le corps de Ben Barka et à s’enfuir vers le Maroc depuis Orly sans se faire inquiéter. De Gaulle s’en trouva fort indisposé. Et ce grand ami de la monarchie marocaine mit la pression sur Hassan II en gelant la collaboration entre les deux pays.

Je n’ai jamais entendu mon père dire du mal d’Oufkir, bien au contraire. Dans sa bouche, deux mots revenaient à son sujet : « patriote » et « efficace ». Dans le Maroc des années 1960-1970, Oufkir était un gardien du temple, il tenait le pays en laisse face aux intrigues conçues par l’Algérie socialiste de Boumediene et la Libye révolutionnaire de Kadhafi. Le Maroc exaspérait ses voisins et causait chez leurs dirigeants des réactions à la limite de l’irrationnel. Les Algériens ne supportaient pas de voir une monarchie millénaire tenir bon dans un monde arabe traversé par le socialisme et les idéologies révolutionnaires, les Libyens à leur tour ne pouvaient souffrir la figure de Hassan II, un roi jeune et déterminé. Kadhafi avait mis fin au régime d’Idriss Ier, un monarque vieillissant et effacé, et désirait ardemment voir le Maroc suivre le même chemin. Comme les bolcheviks dans les années 1920, le dictateur libyen voulait exporter sa révolution. La gauche marocaine, ou une partie non négligeable de celle-ci, était au contact de ces forces étrangères ; j’admets qu’elle y était bien obligée car la répression intérieure était sans pitié à son encontre. Un des cameramen de la RTM obtint une bourse d’études en France pour parfaire sa formation technique ; papa signa son ordre de mission ; à son retour, il se porta volontaire pour suivre les déplacements du roi (sujet principal du journal télévisé au Maroc). Alors que mon père était sur le point de donner son avis favorable, les services secrets le convoquèrent pour l’engueuler, son cameraman était un agent à la solde des Libyens prêt à tenter quelque chose contre l’ennemi numéro 1 de Kadhafi.

Dans ce contexte, Oufkir était sans aucun doute un défenseur de la patrie. Un rempart efficace contre les visées de nos « frères » arabes qui nous ont fait le plus de mal après l’indépendance, acquise en 1956. Faut-il rappeler que la première guerre du Maroc indépendant nous a opposés à l’Algérie (1963) pour un différend frontalier ? Que le Front Polisario – le mouvement indépendantiste du Sahara occidental – a été armé par l’Algérie et la Libye ? À l’inverse, Israël – et malgré l’envoi de troupes marocaines pour l’attaquer en 1973 – nous a toujours considérés avec une bienveillante neutralité.

Oufkir était un véritable tueur. Il a commencé sa carrière militaire au 4ème RTM (régiment de tirailleurs marocains, ndlr) lors de la Seconde Guerre mondiale. Envoyé en Italie, il s’est porté volontaire à toutes les folies possibles pour déloger les Allemands du Monte Cassino. Ensuite, et comme beaucoup de Marocains, il a choisi de s’engager auprès de l’armée française en Indochine, dès le début de la guerre d’indépendance. Quand je lis qu’il y a peut-être 3 000 combattants marocains en Syrie aujourd’hui, je me rappelle que nous avons envoyé plus de 8 000 soldats en Asie du Sud-Est entre 1948 et 1954. Ils sont partis de leur plein gré et ils ont fait autre chose que de l’intendance. Il n’y a donc rien de nouveau, hier comme aujourd’hui, l’attrait pour l’outre-mer et l’aventure anime une partie de notre jeunesse. Jadis, ils quittaient leur village de l’Atlas sans savoir lire ni écrire, désormais, ils proviennent des faubourgs populeux de Tanger et communiquent par Facebook. En Indochine, Oufkir a monté un commando spécial composé de « fous furieux » qui s’infiltraient derrière les lignes ennemies. Ils se faisaient passer pour des soldats déserteurs qui souhaitaient rejoindre le Viêt-minh et se convertir au communisme. Et au point de rencontre programmé avec l’ennemi qui ne se doutait de rien, Oufkir et ses hommes prenaient les guérilleros par surprise et les canardaient. Comment cet homme du désert marocain a réussi à s’adapter aussi facilement aux conditions de la péninsule indochinoise au point de forcer le respect des militaires français et de leurs adversaires locaux ? Cette énigme me fascine et constituerait, sans l’ombre d’un doute, un beau sujet de recherche. Plus tard, aux commandes des forces de l’ordre marocaines, Oufkir monta dans un hélico et mitrailla lui-même les manifestants qui réclamaient du pain et des réformes (émeutes de Casablanca, 1965). Ces faits sont choquants. Quel que soit le critère moral adopté, on ne risque pas l’anachronisme en considérant que tirer sur une foule désarmée est une mauvaise décision. Mais, à la même époque, les Algériens venaient de massacrer (au couteau de cuisine et au ciseau) près de 200 000 concitoyens accusés d’avoir collaboré avec les Français : les harkis ont été cuits à petit feu, étripés, violés devant leur famille entre juillet 1962 et fin 1963. Sans vouloir excuser Oufkir et ses complices, il faut juste garder à l’esprit la brutalité des années postindépendance et la propension des gouvernements nouvellement investis à s’acharner sur des êtres qui ne représentaient aucun danger réel.

Harazem Ghali (au centre), entouré de cadres de la Radiodiffusion Télévision Marocaine (RTM), à l'hôtel La Mamounia à Marrakech, décembre 1988. / Driss Ghali
Harazem Ghali (au centre), entouré de cadres de la Radiodiffusion Télévision Marocaine (RTM), à l’hôtel La Mamounia à Marrakech, décembre 1988. / Driss Ghali

Mon père eut tout le loisir de vivre de première main le versant le plus sinistre d’Oufkir. Quelque part en 1968 ou 1969, il reçut une convocation pour rencontrer le général. Dans le Maroc d’alors, c’est la police qui vous remettait le billet et vous priait de la suivre séance tenante. À la vue des deux inspecteurs escortant son frère aîné, un de mes oncles se mit à pleurer : « Demande pardon rapidement pour que ta vie soit épargnée ! Dis-leur tout sans attendre ! »

– « Harazem, c’est toi qui as transmis une demande de subvention à la Banque mondiale ?, l’interrogea Oufkir.
– Oui, mon général.
– Elle porte sur quoi ta demande ?
– La Banque mondiale veut doter le Maroc d’une télévision éducative.
– Une télévision éducative dis-tu ?
– Oui, mon général.
– Eh bien, voilà ton dossier, tu peux le brûler maintenant ! Je ne veux plus en entendre parler ! »

Le général montre du doigt un maroquin contenant la paperasse remise par mon père la veille au ministère des Affaires étrangères, plusieurs feuillets dactylographiés dans la langue de Shakespeare. Nul en anglais, une langue qu’il n’a jamais réussi à apprendre, papa s’était fait aider par un pigiste de la RTM aujourd’hui à la tête d’une grande université marocaine.

– « À vos ordres, mon général.
– Tu m’en veux Harazem ? Tu me détestes toi aussi ?
– Non, mon général.
– Harazem, la prochaine fois que tu veux envoyer quelque chose à la Banque mondiale, tu demandes d’abord la permission à mon chef de cabinet.
– Oui, mon général. Le dossier a été visé par les Finances. Le directeur général de la RTM l’a même fait passer en conseil d’administration.
– Je m’en fous. Je suis le ministre de l’Intérieur et de l’Information. Tout ce que tu fais doit être visé par mon cabinet.
– Entendu, mon général.
– Il y avait quoi dans ton dossier ?
– Mon général, j’y expliquais aux bailleurs de fonds que le Maroc veut en finir avec l’analphabétisme, mais que nous manquons de moyens pour scolariser tous les enfants. Pour le moment, on veut mettre le paquet sur le collège, qui connaît un taux élevé d’abandon scolaire touchant les milieux les plus modestes. La télévision éducative, c’est un studio dans chaque siège de préfecture pour diffuser localement des émissions de soutien scolaire et des cours de langue.
– Il manquait plus que ça ! Des cours de langue aux bergers du Rif !
– Pas seulement mon général. Le système peut couvrir tout le territoire grâce aux faisceaux hertziens. La Banque mondiale veut financer le projet à 100 % : studios, relais et programmes.
– Tais-toi, tu m’énerves avec tes certitudes. Tu crois aux bobards de tes fournisseurs français. Je parie que c’est Thomson qui t’a mis ça dans la tête et maintenant tu veux couvrir le pays d’antennes pour leur faire plaisir.
– Entendu, mon général.
– Vous autres techniciens ne pensez qu’à vous-mêmes. Si toi tu montes ta TV éducative, moi je peux poser ma démission. Tu sais de combien de policiers je dispose à Casablanca ? Mille ! Mille, je te dis. Tu sais combien il m’en faut ? Dix fois plus. C’est ta Banque mondiale qui va me payer les effectifs dont j’ai besoin ? Je dois choisir entre acheter des munitions ou embaucher des policiers, et toi tu veux dépenser de l’argent pour apprendre aux gueux à lire les tracts de l’opposition ! Eh bien, je te l’interdis ! Reviens me voir quand tu auras trouvé des financements pour le ministère de l’Intérieur, je te laisserai peut-être faire ta télévision à ce moment-là. Tiens, dis à tes amis français que le Makhzen mobile a besoin d’une nouvelle caserne à Ain Cheggag ! »

Procès des responsables du "coup d'Etat des aviateurs" contre le roi Hassan II, mené par le général Oufkir, 29 juin 1972. / GHARBIT/SIPA 00523645_000010
Procès des responsables du « coup d’Etat des aviateurs » contre le roi Hassan II, mené par le général Oufkir, 29 juin 1972. / GHARBIT/SIPA 00523645_000010

Mon père respectait Oufkir parce que le général était cohérent et ne se prenait pas au sérieux. Militaire et commis de l’État, rien de plus, Oufkir ne s’est jamais prétendu démocrate. Il n’avait pas de temps à perdre à faire de la communication. Papa insistait sur un fait précis : « Oufkir n’était pas corrompu, il vivait dans une petite villa de l’actuelle rue des Princesses, 500 m² rien de plus. De l L’argent, il s’en foutait. Il aimait son boulot, boire et jouer aux cartes avec un cercle d’amis sélectionnés venus de tous horizons, pas forcément des militaires ou des flics. » J’ai du mal parfois à entendre les positions assumées par mon père quand je pense que les coups de force d’Oufkir ont failli lui coûter la vie à deux reprises. Lors de la tentative du coup d’État de la plage de Skhirat, mon père a pris une balle. Un an plus tard, en août 1972, des chasseurs de l’armée de l’air ont mitraillé le Boeing qui ramenait le roi et la cour d’une visite officielle à Madrid. Son avion a réussi à se poser, déplorant des dizaines de blessés à bord. Les pilotes mutins crurent le monarque décédé (un message radio du cockpit les induisit volontairement en erreur en annonçant la mort d’Hassan II avant d’implorer clémence pour l’équipage). Les officiels qui l’attendaient sur le tarmac de l’aéroport de Rabat ne se doutèrent de rien, Hassan II passa en revue le détachement d’honneur avant de s’engouffrer dans une voiture banalisée. Mon père était sur place, il suait à grosses gouttes dans son car de reportage chauffé à blanc par les machines tournant à plein régime. Des cameramen distribués çà et là filmaient la solennité pour les besoins du JT de la soirée. Soudain, l’apocalypse : les chasseurs se sont rendu compte de leur méprise ; enragés par l’échec de leur entreprise et la fuite du roi, ils s’acharnèrent sur tout ce qui bougeait aux alentours de l’aéroport. Les images disponibles sur internet montrent des hommes en costume courant s’abriter sous les pins parasols du petit bois qui fait face au salon d’honneur. Harazem Ghali l’a échappé belle ce jour-là, les balles ne sont pas passées très loin. Et malgré tout, il ne m’a jamais fait part d’une quelconque inimitié avec Oufkir, l’instigateur de ces deux régicides manqués. Partageaient-ils les mêmes idées ? Pas le moins du monde, car un Maroc sans monarchie était inconcevable pour mon père. Avait-il connaissance de circonstances atténuantes qui auraient rendu les actions du général moins odieuses ? Cette dernière hypothèse a ma faveur. Papa garda le silence toute sa vie. Il avait connaissance de quelque chose, ses paroles portaient à croire qu’il a eu accès à la vérité vraie, celle que l’histoire officielle éloigne de notre vue. « Tu sais le problème des militaires avec Hassan II était simple. Le roi passait ses nuits à travailler et à lire. Il se réveillait tard, pas avant 11 heures. Nous, à la RTM, nous le savions et faisions antichambre le temps qu’il fallait. Mais, le protocole royal convoquait le gratin de l’armée à 10 heures et le roi ne les recevait qu’à 14 heures. Un général n’accepte pas de poireauter quatre heures dans les jardins du palais le temps que “moul el belad” daigne se pointer. Les militaires l’ont mal pris, c’est tout. Parmi eux, il y avait des types bien, je te l’assure. J’ai assisté par intermittence aux procès militaires. C’était à Kénitra et on m’avait demandé de tout filmer. Sur le banc des accusés, il y avait des copains de l’armée de l’air, des anciens de la base de Benslimane. L’un d’eux me faisait un bras d’honneur à chaque fois que je tournais la caméra vers lui. On lui avait rasé la tête, il était méconnaissable. La maigreur lui donnait un aspect méchant. J’avais envie de lui cracher dessus, car il avait voulu tuer le roi ! Plus tard, j’ai su qu’il avait rejoint le complot pour venger sa sœur. Elle était partie enseigner dans le Rif et le caïd du coin l’avait molestée. La pauvre n’obtint jamais justice et son frère en garda une profonde haine contre le régime qui garantit l’impunité d’un violeur. » Au regard d’Oufkir et de ses motifs véritables, mon père ne disait rien. Deux ans avant sa mort, lors de ses longs après-midi où lui regardait la TV française tandis que je lisais, il me déclara que le général ne s’était pas suicidé dans son bureau comme l’affirme la version officielle. Il a été abattu de plusieurs balles dans le dos à bout portant dans une des allées de la résidence royale de Skhirat.

– « Qui a tiré alors ?
– Même si je te le disais, cela ne te servirait à rien. Les Marocains sont trop lâches pour se pencher sur cette phase de leur histoire. Sois-en sûr, ils te combattront si tu leur apportes la vérité.
– C’est quand même dommage d’attendre cinquante ans pour qu’un Français ou un Anglais vienne nous expliquer notre histoire !
– Tu as raison, comme d’habitude, mais ce que tu gagnes en sagacité tu le perds en roublardise. Sois malin et tais-toi. Fais d’abord ta vie avant de vouloir sauver le Maroc. Si tu te sacrifies, tu seras combattu par les bœufs qui à défaut d’avoir ton intelligence savent mener leur barque, eux. De toute façon dans ces affaires-là, ceux qui en savent le moins sont ceux qui en parlent le plus. »

Papa a emporté son secret dans la tombe. J’ai respecté son vœu et ne suis jamais revenu à la charge. Les derniers mois précédant son décès, je sentais qu’il s’ouvrait plus facilement et que ses épanchements étaient plus spontanés. Il sentait quelque chose, peut-être, et sa langue se déliait, suprême liberté de celui qui n’a besoin de plaire à personne ni d’honorer des pactes noués sous la contrainte. Les historiens – à condition qu’ils soient indépendants et courageux – pourront reconstituer la vérité. Il est encore temps, plusieurs témoins de l’époque sont encore parmi nous, la moindre des choses serait de les encourager à écrire ou enregistrer leur version. Bien entendu, ils magnifieront leur rôle et réduiront leurs manquements éventuels. Peu importe, cette matière brute ne doit pas nous échapper. Nous n’avons rien d’autre à quoi nous accrocher, notre culture étant orale, de facto, car nous rechignons – par paresse ou lâcheté – à documenter notre époque. Je rêve d’un film qui s’attellerait à restituer l’ambiance de ces années décisives où le sort du Maroc moderne s’est joué. On y trouvera des intrigues de harem, des récits de soudards de l’Indochine et des aventures d’espions.

Agent secret, mon père n’avait pas besoin de l’être pour causer l’un des épisodes les plus honteux de mon adolescence. J’avais 15 ou 16 ans et mes hormones étaient en éruption continue. Je me souviens que nous étions en juillet, car les rues de Rabat se vidaient à vue d’œil au gré des départs en congé des fonctionnaires. Internet venait de faire son apparition et mon père avait un abonnement 128k, un luxe aux alentours de 1995. Tout seul dans son bureau dans l’après-midi, je m’égare sur le site web de Playboy USA. Comme tous les Marocains de ma génération, une femme blonde aux formes généreuses était pour moi l’objet de désir le plus excitant (j’ai évolué depuis). Je me suis permis d’imprimer – en couleurs s’il vous plaît – des planches où figuraient de belles créatures aux yeux bleus et aux cheveux soyeux. À ma grande surprise, l’imprimante refusa de collaborer et contraria mes inavouables tentations. 

Le soir en rentrant à la maison, je trouvai sur la table où je m’asseyais pour faire mes devoirs une chemise plastifiée de couleur rouge. Elle contenait l’intégralité des photos téléchargées et envoyées en impression. Mon père ne fit jamais aucun commentaire sur le sujet.



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