Négociations des ALE, la démocratie au placard.

Négociations des ALE, la démocratie au placard. ....


Négociations des ALE, la démocratie au placard  

« Plus le cercle des négociateurs est réduit, le thème débattu technicisé et les médias écartés, plus les progrès sont réalisés ». Ces propos de Mohamed Rachid Sbihi, universitaire et membre de l’Association des économistes marocains [1] résument le modus operandi du gouvernement marocain lors des négociations des Accords de libre-échange (ALE).
Que négocie le Maroc ?
Que négocie le Maroc dans le cadre de l’ALECA ? Qui négocie au nom des Marocains ? Quel est le planning des négociations ? Personne ne peut apporter des réponses précises à ces interrogations. Le mandat des négociateurs marocains et les projets à partir desquels ils travaillent demeurent secrets. Cela nous a été confirmé par quatre journalistes économiques marocains. « Nous ne disposons d’aucun élément sur le contenu des négociations », affirment-ils. Pourtant l’ALECA devrait chambouler les règles concernant notre santé, l’alimentation, l’environnement, le droit des salariés, les données personnelles, les services publics, le commerce, les services, l’agriculture, bref, tout le fonctionnement de notre société.
« Sur les sujets liés aux ALE, la majorité de mes sources sont étrangères ou proviennent des patrons. Au niveau de l’administration, il faut passer par des sources anonymes », explique Khalid Tritki, journaliste économique indépendant. Même son de cloche de son confrère Imad Adil, journaliste économique au quotidien Al Itihad Al Ichtiraki : « Faute d’accès à l’information du côté gouvernemental, je me dirige vers des sources de la société civile, ou des acteurs économiques (l’association des exportateurs). Ces contacts me fournissent des informations sur une partie du contenu de ces négociations ». Et de renchérir : « Sur l’ALECA, nous devons avoir au moins trois ministres capables de nous apporter des réponses, les Affaires étrangères, le Commerce et l’Agriculture. Ces trois ministres ne sont pas accessibles sur ce sujet. Pourtant, ils répondent présents quand il s’agit de sujets moins sensibles ».
Mohamed Zainabi, rédacteur en chef à L’Observateur du Maroc ne mâche pas ses mots : « La situation est opaque. Il y a un manque flagrant d’informations sur le sujet. Nous courons après des informations que certains responsables distillent au compte gouttes, souvent avec une langue de bois remarquable. Ils nous annoncent que l’accord sera « favorable » pour le Maroc sans jamais aborder les détails. Pour l’accord de pêche entre l’UE et le Maroc, la situation est similaire ».
« Travailler » la presse
Face aux nombreuses plaintes des médias marocains, la Commission européenne, le Parlement européen en collaboration avec le Ministère de la Communication marocain et l’ambassadeur auprès de l’UE organisent des visites pour des délégations de journalistes à Bruxelles. L’occasion de « travailler » la presse, comme on dit dans le jargon des communicants. « Lors d’un de ces séminaires, organisé en octobre 2013, l’état des lieux des négociations nous a été présenté, les points en suspens, mais sans entrer dans les détails du contenu de l’accord », rappelle Adil.
Mustapha Azougah, journaliste à l’hebdomadaire Al An a fait également ce déplacement, il en garde un souvenir amer : « J’ai découvert l’état d’esprit des députés européens Verts qui défendent le Maroc alors que nos parlementaires présents n’ont pas voulu que nous assistions aux réunions de la Commission, c’est un scandale ».  Et d’ajouter : « Alors que l’UE invite les journalistes, les officiels marocains sont incapables d’inviter les journalistes ne serait-ce que pour les briefer ou juste faire de la Com’. Pourtant, j’ai le droit de savoir ce que négocie le Maroc ».
La Commission contre le droit de savoir
Le déroulement des négociations sur l’ALECA montre le black out qu’impose la Commission européenne sur ce droit fondamental des citoyens à l’information. Sur les sites de la Commission comme du Parlement, ainsi que sur celui de la Délégation de l’UE à Rabat seuls quelques communiqués laconiques annoncent la tenue des rounds des négociations. Des euro-députés s’inquiètent du flou entourant le contenu de ces négociations. Gilles Pargneaux, député du groupe Socialistes et démocrates (S&D) a posé à deux reprises des questions écrites au commissaire au commerce extérieur de l’UE au sujet de « l’ALECA et accès aux médicaments au Maroc » et du contenu des « négociations entre le Maroc et l’UE »[2]. Côté marocain, les parlementaires marocains ne (se) posent pas de questions…Face aux inquiétudes de quelques députés européens et ONG marocaines, la Délégation de l’UE à Rabat, a fini par publier un document de Questions/réponses sur l’ALECA. Cependant, ces réponses restent dans le domaine des généralités et n’apportent rien de concret sur le sujet.
Pourtant, loin de l’image angélique que l’Union européenne (UE) tente de construire auprès des médias marocains, la Commission mène une guerre contre l’accès à l’information comme en témoigne le déroulement des négociations de la nouvelle génération d’accords commerciaux avec les Etats-Unis, le Canada, le Japon, etc. Les quelques invitations de journalistes du Sud ne font pas pour autant de l’UE un modèle pour ce qui est de l’accès à l’information. D’ailleurs, les communiqués de la Délégation de l’UE à Rabat sur le déroulement des négociations n’apportent aucune information nouvelle pour le public marocain. Par contre, ces déclarations ne manquent jamais d’insérer quelques phrases sur les lignes budgétaires dégagées par l’UE pour le Maroc, alors que cet aspect-là des choses ne rentre pas du tout en ligne de compte dans le cadre des négociations.
Au Maroc, un black out politique
Cette opacité rappelle celle qui a prévalue lors de la négociation de l’ALE avec les USA. « Au terme de la visite officielle du Roi du Maroc aux États-Unis d’Amérique, en avril 2002, ce dernier et le Président Bush s’étaient engagés à entamer des négociations en vue de l’établissement entre les deux pays d’une zone de libre-échange. Dès l’été, le monarque marocain nommait son secrétaire d’Etat aux affaires étrangères coordinateur et « interlocuteur unique » pour l’élaboration de ALE »[3], rappelle Najib Akesbi, économiste. Et d’ajouter : « Finalement, au bout d’un peu plus de treize mois et de sept rounds de négociation – négociations au demeurant conduites de bout en bout dans un climat de grande opacité, du moins du côté marocain- l’Accord de Libre-échange Maroc-États-Unis fut conclu le 2 mars 2004 à Washington ».
Cette situation n’est pas nouvelle. En 1994, le chercheur Abdelkarim Belguendouz  se plaignait déjà de l’opacité des négociations entre le Maroc et l’UE : « Peut-on donc savoir au savoir juste quelle est la position marocaine s’agissant du volet agricole et de la pêche ? »[4].

Les lobbys aux premiers rangs
Si les citoyens ne sont pas consultés, les entreprises, elles, sont parties prenantes de ces négociations. Hier lors de l’ALE avec les USA, aujourd’hui avec l’UE, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) défend ses intérêts. Dans le cas de l’ALECA, il a suffi de légères pressions de la CGEM pour que le Ministre délégué au commerce extérieur se précipite en février dernier pour « rassurer les patrons »[5] sur le contenu des négociations. Ces patrons ont obtenu la réalisation d’une étude d’impact avant que les négociations ne continuent et leur implication dans ce processus. Ces entreprises et leurs groupes d’intérêt jouissent d’un accès privilégié aux négociateurs marocains. Les grandes entreprises européennes sont également omniprésentes dans ces rounds. Rien n’est plus dangereux pour la démocratie que l’alliance des capitalistes des deux bords de la Méditerranée.
A ce contexte marocain, s’ajoute une tendance internationale réduisant l’accès à l’information lors de négociations d’accords commerciaux. Le culte du secret est devenu la règle dans les accords commerciaux en négociation par la Commission européenne depuis des années[6]. Sans Wikileaks, les contenus de l’ACTA[7], du traité de libre-échange transatlantique (TAFTA)[8], du Partenariat Transpacifique (TPP)[9], n’auraient jamais été révélés aux citoyens. Ces révélations ont montré l’ampleur des dangers que représentent de tels accords sur l’accès aux soins, à la culture et aux services publics. Au Nord comme au Sud, la question démocratique est au cœur de la lutte contre ces Accords de libre-échange.
 Par Salaheddine Lemaizi



NOTE

[1] Du GATT à l’OMC : rapport sur la table ronde du 24 février 1994, Mohamed Rachid Sbihi, in GATT Maroc, enjeux et implications. Revue de l’Association des économistes marocains (n°spécial, 1994).
[2] Sur ces deux questions, voir ALECA et accès aux médicaments au Maroc, 15 avril 2014 http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=WQ&reference=E-2014-003213&format=XML&language=FR ,
[3]  Akesbi Najib, Accord de libre-échange Maroc-Etats-Unis : un volet agricole lourd de conséquences, Revue Région et développement, n. 23 (2006). Voir http://region-developpement.univ-tln.fr/fr/pdf/R23/R23_Akesbi.pdf.
[4]  Quelles implications de l’Uruguay Round sur l’agriculture et la pêche au Maroc ? in GATT Maroc, enjeux et implications. (n°spécial, 1994).
[5]  ALECA, le Maroc prépare enfin les négociations (Édition N° 4290 du 2014/06/04) http://www.leconomiste.com/article/954696-aleca-le-maroc-prepare-enfin-les-negociations
[6]  Lire Martin Pigeon, Silence, on négocie pour vous, Le Monde diplomatique (Juin 2014). Voir : http://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/PIGEON/50491. Le titre du présent article est inspiré de ce texte du Monde diplomatique.
[7]  Anti-Counterfeiting Trade Agreement ou accord commercial anti-contrefaçon est un accord négocié secrètement de 2007 à 2010 par un « club » de 39 pays, dont le Maroc. Négocié plutôt que débattu démocratiquement, ACTA a contourné les parlements et les organisations internationales pour imposer une logique répressive dictée par les industries du divertissement et les labos pharmaceutiques.Voir : http://www.laquadrature.net/fr/ACTA et sur le Maroc voir http://attacmaroc.org/?page=4&postId=390 (en arabe)
[8] Accord commercial en cours de négociation entre l’UE et les États-Unis prévoyant la création en 2015 d’une zone de libre-échange transatlantique souvent appelée grand marché transatlantique voir  la campagne internationale des ATTAC d’Europe : http://www.attac.org/fr/node/15700
[9] Traité de libre-échange multilatéral actuellement négocié en secret par douze nations du Pacifique

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