Maroc : Pour lutter contre la corruption et les pratiques anticoncurrentielles, des instances qui ne servent à rien ?
Maroc : Pour lutter contre la corruption et les pratiques anticoncurrentielles, des instances qui ne servent à rien ?
En novembre dernier, c’est par une salve de communiqués que le cabinet royal a annoncé la nomination de nouveaux présidents à la tête de deux organismes : le Conseil de la concurrence et l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC).
Les citoyens marocains, les ONG de lutte contre la corruption et les collectifs de défense des consommateurs s’étaient alors autorisés des espoirs.
L’arrivée de Driss Guerraoui à la tête du Conseil de la concurrence a mis fin à l’un des plus longs blocages institutionnels de l’histoire contemporaine du Maroc.
« Congelé » depuis des années, le Conseil est appelé à remplir un rôle clé. Créé en décembre 2001 après l’adoption de la loi 06.99 sur la liberté des prix et de la concurrence, son premier président était un ancien ministre de l’Agriculture, Othman Demnati, qu’Abderrahman El Youssoufi, alors Premier ministre, avait flanqué de douze autres membres installés quelques mois plus tard, lors d’une cérémonie de prise de fonction durant laquelle El Youssoufi s’est enorgueilli de cette nouvelle « pièce maîtresse dans la régulation de l’économie » qui devait « renforcer les règles de la concurrence et permettre de mieux satisfaire le consommateur ».
Pourtant, il n’avait qu’un rôle consultatif et des compétences limitées...
Les lois entrées en vigueur, les attributions du Conseil de la concurrence renforcées, il a... poursuivi son hibernation
Depuis sa création, l’instance a connu une longue phase de sédentarité : à peine s’est-elle réunie quatre fois entre 2001 et 2007. Brièvement dépossédé de ses attributions, qui ont été dévolues au ministère des Affaires générales en 2007, le Conseil a repris de l’activité l’année suivante avec la nomination d’une nouvelle équipe présidée par Abdelali Benamour.
Qui oserait activer les sanctions ?
À son arrivée, Benamour s’est lancé dans une réforme législative visant à ériger une véritable autorité de la concurrence. Le chemin de croix a duré six années, jalonnées de blocages et d’obstacles, couronnées par la promulgation de deux textes législatifs en 2014 : la loi 20.13 relative au Conseil de la concurrence ainsi que de la loi n 104-12 relative à la liberté des prix et de la concurrence.
Les lois entrées en vigueur, les attributions du Conseil de la concurrence renforcées, il a... poursuivi son hibernation.
Le non-renouvellement de ses membres, dont le mandat a expiré en 2013, l’empêchait d’exercer ses nouvelles prérogatives. Il a continué de tourner à basse fréquence, se contentant de traiter les saisines et les demandes d’avis, malgré son large pouvoir théorique en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles.
La nomination de Driss Guerraoui à la tête de ce qui a été élevé au rang
d’institution constitutionnelle en 2011 devait marquer la fin de sa
léthargie. « Nous avons perdu beaucoup de temps et certains ont profité
de cette situation, comme l’a montré la campagne de boycott », regrette
un économiste marocain.
Le Conseil de la concurrence est appelé à faire respecter les règles du jeu de la concurrence, mais « tout dépendra de l’autorité et de l’indépendance qui lui seront véritablement octroyées. Le Conseil peut prononcer des sanctions importantes, allant jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires. Mais le fera-t-il ? », se questionne notre interlocuteur.
Alors même que l’entente entre les pétroliers marocains a fait l’objet d’un rapport parlementaire expurgé qui a mis en évidence les importants gains réalisés en surfacturant les carburants – treize milliards de dirhams (1,1 milliard d’euros) de surcoût selon le magazine TelQuel, dix-sept milliards de dirhams (1,5 milliard d’euros) selon le député Omar Balafrej, affilié à la Fédération de la gauche démocratique (FGD) – et que le Conseil de la concurrence enquête sur l’affaire depuis 2016, aucune sanction n’a à ce stade été prise.
« Une officine sans grands pouvoirs »
Créée en vertu de l’article de 36 de la Constitution, l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) remplace l’ancienne Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) aux prérogatives sommaires.
La nouvelle instance a pour missions « de coordonner, de superviser et d’assurer le suivi de la mise en œuvre des politiques de prévention et de lutte contre la corruption, de recueillir et de diffuser les informations dans ce domaine, de contribuer à la moralisation de la vie publique et de consolider les principes de bonne gouvernance, la culture du service public et les valeurs de citoyenneté responsable », selon la loi fondamentale du royaume.
La loi n°113-12 relative à l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption a été promulguée en juin 2015. Il a pourtant fallu attendre trois ans pour que le roi active cette dernière, en désignant Bachir Rachdi à sa tête.
« Les pouvoirs de l’instance ont été mutilés pour la transformer en officine sans grands pouvoirs », se souvient un parlementaire qui a pris part à l’étude du texte de loi en 2015.
Certains députés avaient proposé d’élargir la définition de la corruption pour que son champ de compétence couvre les délits d’initié, les délits d’ordre financier et les conflits d’intérêts
L’instance a pour objectifs de moraliser la vie publique en luttant contre la corruption, le trafic d’influence, le détournement de fonds et de concussion. Certains députés avaient alors proposé d’élargir la définition de la corruption pour que son champ de compétence couvre les délits d’initié, les délits d’ordre financier et les conflits d’intérêts. L’ex-ministre des Affaires générales, Mohamed El Ouafa, a opposé un veto à leurs amendements.
En manque d’attributions sérieuses
Les faibles gages d’anonymat dont bénéficient les dénonciateurs a également fait partie des griefs retenus par des députés et des ONG contre le texte de loi. Pour être recevable, la dénonciation ou la réclamation doit être écrite et signée par le dénonciateur ou le plaignant en personne. Elle doit comporter son nom complet et d’autres indications relatives à son identité. Lanceurs d’alerte anonymes, passez votre chemin.
Si les dénonciateurs sont en principe protégés par la loi sur la protection des témoins, celle-ci est lacunaire et pauvre en garanties. Elle a été vivement critiquée par des ONG comme Transparency, qui évoquent « le cas du capitaine Adib […] et celui de Chakib Elkhiari, […] qui nous rappellent aussi que la dénonciation de la corruption conduit en prison même si les faits sont indéniables ».
À peine arrivé à la tête de l’INPPLC, Bachir Rachdi souffre déjà des insuffisances de la loi encadrant ses missions et limitant son champ d’action.
Il réclame avec insistance la révision de la loi, pour doter l’instance de nouvelles prérogatives, dont l’autosaisine et des pouvoirs d’investigation et d’enquête. « Si nous ne disposons pas de ces attributions, l’INPPLC ne peut lutter contre la corruption », a-t-il déclaré au site d’information TelQuel Arabi.
Simple « rebranding » d’instances ?
En examinant les trajectoires des présidents des deux instances, « il s’agit moins d’un renouvellement que d’une rotation », observe un économiste marocain. Driss Guerraoui a été conseiller des Premiers ministres Abderrahman El Youssoufi (1998-2002), Driss Jettou (2002-2007) et Abbas El Fassi (2007-2011). Repêché par le roi en 2011, il a été nommé à la tête du Conseil économique, social et environnemental du Maroc (CESE).
Bachir Rachdi, lui, a été membre du CESE et du Comité exécutif de l’ancienne Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC). « On s’aperçoit que les mêmes figures occupent des postes différents.
C’est peut-être le signe d’une rareté des compétences technocratiques disponibles au service de l’État », analyse-t-il.
Non que le Maroc souffre d’un déficit de compétences, « mais le profilage de la monarchie va au-delà des critères de la compétence et de l’expérience, requiert des gens qui savent suivre, exécuter et appliquer », relève notre interlocuteur.
Il corrobore un constat du politologue Mohamed Tozy, qui relevait en 2007 déjà que le projet de la monarchie de « revoir les bassins de recrutement des élites n’a pas pu être mené à terme », celle-ci ayant « écrémé le marché des technocrates pour accompagner la diversification de ses besoins en compétence d’intermédiation et de gestion, mais les nouveaux chantiers de gouvernance participative exacerbent les manques en compétences ».
Dans les deux cas, il s’est agi de redonner vie à deux instances constitutionnelles ankylosées, en changeant leur composition et en élargissant a minima leurs prérogatives.
Pour un politiste marocain contacté par Middle East Eye, le Conseil de la concurrence et l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption, entre autres, participent d’une « institutionnalisation des problèmes qui ne sert au final qu’à les neutraliser, en les écartant de l’arène publique vers des dispositifs ad-hoc dépourvus de pouvoirs ».
Les déboires des nouveaux présidents l’illustrent bien : les efforts visant à moraliser la vie publique et à faire respecter les règles de la concurrence économique ne portent pas loin, faute de véritable volonté du pouvoir marocain.
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