La pauvreté en France.

La pauvreté en France. ....






Dans notre pays, chaque gouvernement feint de découvrir la réalité de la pauvreté et annonce ensuite un grand plan pour l'éradiquer, quitte à pratiquer encore la tartufferie en coupant parallèlement les aides sociales comme je l'expliquais dans ce billet. Ce rituel est tellement rodé qu'il finirait par en devenir risible, s'il ne s'agissait de vies humaines... Emmanuel Macron ne déroge pas à la coutume et vient d'annoncer ce matin, au musée de l'Homme, son plan pauvreté qui n'a pas plus de probabilité d'en finir avec la pauvreté que ses illustres prédécesseurs, puisqu'il s’accommode d'emplois sans perspectives ou mal rémunérés.

C'est pourquoi, mon billet, plus long que d'habitude, se veut une petite analyse de la pauvreté sous ses diverses formes. Nous analyserons les chiffres en les mettant notamment en regard avec d'autres pays européens, puis nous évoquerons les aides sociales et les inégalités, pour montrer que seul un travail bien rémunéré et effectué dans des conditions décentes est à même de sortir les ménages de la trappe à pauvreté.

Un sujet qui préoccupe les Français

Comme le montre le graphique ci-dessous, issu du baromètre publié par la DREES, la pauvreté est un sujet qui préoccupe beaucoup les Français, ce qui au demeurant est rassurant au vu des chiffres que nous examinerons plus loin et de l'état du marché de l'emploi :



[ Source : DREES ]

Les mesures de la pauvreté

Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que l'éradication de la pauvreté fait partie des 17 objectifs du développement durable de l'ONU :





[ Source : https://www.cnis.fr ]

En France, peu de personnes savent que nous disposons d'un Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), créé par la loi d’orientation n°98-657 du 29 juillet 1998, et dont les missions sont les suivantes :

 * rassembler les données relatives aux situations de pauvreté, de précarité et d’exclusion jusqu’alors dispersées, sous-exploitées et difficilement accessibles au public.

 * contribuer au développement de la connaissance de ces phénomènes, notamment dans des domaines mal couverts par les études et les statistiques existantes.

 * faire réaliser des travaux d’études, de recherche et d’évaluation en lien étroit avec le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE).

 *diffuser l’ensemble des informations recueillies sous la forme d’un rapport annuel sur la pauvreté et ses évolutions à destination du Premier ministre, du Parlement et de l’ensemble du public.

Bref, en France on ne sait pas résoudre le problème de la pauvreté, mais on sait mesurer assez précisément l'étendue du problème ! Et dire que jadis face au manque de pétrole on semblait bien moins désarmés, au point d'avoir un trop-plein d'idées...

Mais comment mesure-t-on la pauvreté, sachant qu'elle est loin de se résumer à son seul aspect monétaire ? Cette infographie du Monde, issue des travaux de Nicolas Duvoux, nous donne les principaux indicateurs de pauvreté, qui n'ont aucune raison de se recouper, ce qui revient à dire qu'une personne pauvre selon l'un de ces critères ne l'est pas forcément selon un autre :





[ Source : Le Monde ]

La pauvreté en conditions de vie

La pauvreté en conditions de vie mesure la part de ménages qui déclarent connaître au moins huit restrictions parmi 27 répertoriées conventionnellement. Ces restrictions sont regroupées en quatre domaines : consommation, insuffisance de ressources, retards de paiement, difficultés de logement. Et comme le montre le graphique ci-dessous, c'est l’insuffisance de ressources qui demeure le problème essentiel :





[ Source : INSEE ]

La pauvreté monétaire

Un individu est considéré comme pauvre, au sens monétaire, lorsqu'il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté, généralement fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie, ce qui en 2016 correspond à 1 026 euros par mois pour une personne seule (1 015 en 2015 dans la petite vidéo ci-dessous).

Les chiffres sont tout simplement alarmants dans un pays riche comme la France, d'autant que parmi les personnes pauvres au sens monétaire nombre d'entre elles travaillent (voir plus loin) :





[ Source : Observatoire des inégalités ]


Au reste, les disparités régionales sont nombreuses :




[ Source : INSEE ]

Dans le détail, on peut montrer que les enfants, les jeunes adultes de 18-24 ans et les familles monoparentales sont les plus touchés par la pauvreté. D'où ce chiffre qui tourne en boucle actuellement dans les médias : le taux de pauvreté des moins de 18 ans s'élève à 19,8 % !
Les titulaires de minima sociaux

Par définition, les minima sociaux visent à assurer un revenu minimal à une personne (ou à sa famille) en situation de précarité. Ce sont des prestations sociales non contributives, c'est-à-dire qu'elles sont versées sans contrepartie de cotisations mais sous conditions de ressources.




[ Source : Le Parisien ]

Le graphique ci-dessous nous montre l'évolution du nombre d’allocataires de minima sociaux depuis 2000 :



[ Source : DREES ]

Pour le dire d'une phrase : 4,15 millions de personnes percevaient un minimum social fin 2016. En même temps (phrase magique en macronie...), les prestations sociales destinées aux plus pauvres ne représentent guère qu'une petite part des 32 % du PIB de dépenses sociales, mais cette réalité est à dessein négligée dans les débats.

Le tableau ci-dessous montre même tout l'intérêt de cette redistribution, puisqu'en l'absence de ces transferts sociaux et fiscaux, il n'y aurait pas eu en France 14,2 % de pauvres en 2015 mais 22,3 % ! Pas si mal pour un modèle social tant décrié.



[ Source : DREES ]

Le sentiment de pauvreté

Depuis 2000, la DREES publie un baromètre  pour analyser  l’évolution  de  l’opinion  des  Français  sur leur santé,  sur  la protection  sociale (assurance maladie, retraite, famille, handicap, dépendance, pauvreté et exclusion) ainsi que sur  les inégalités  et  la  cohésion  sociale. En 2017, il ressort que 23 % des sondés estiment qu’il y a un risque qu’ils deviennent eux-mêmes pauvres dans les cinq prochaines années, tandis que 13 % se considèrent déjà comme pauvres (alors même que 37 % d'entre eux ont un emploi) :



[ Source : DREES ]

Les travailleurs pauvres

Par définition, un travailleur pauvre est une personne qui travaille mais dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. En général, les statistiques tiennent compte des revenus de son foyer, dans la mesure où si l'un des deux conjoints gagne peu l'autre peut gagner beaucoup plus et permettre ainsi au couple de sortir de la pauvreté monétaire.



[ Source : Observatoire des inégalités ]

La conclusion est sans appel : contrairement à ce qui est trop souvent dit, l'emploi ne protège pas de la pauvreté et il faut vraiment faire preuve d'abnégation ou d'un sens moral affirmé pour travailler lorsqu'on n'en retire pas de quoi vivre décemment ! Et pourtant, c'est le lot d'un million de travailleur au bas mot...

La pauvreté en Europe

Tout un chacun se doute bien que la situation est très contrastée au sein de l'Union européenne, ce que vient confirmer la carte ci-dessous :



[ Source : https://www.touteleurope.eu ]

Et quitte à me répéter, le graphique ci-dessous montre qu'en l'absence de transferts sociaux, le taux de pauvreté serait encore bien plus élevé !

Baisse du taux de pauvreté après redistribution (hors pensions de retraite), % du PIB


[ Source : Alternatives Économiques ]

Les inégalités de revenus

Les inégalités sont difficilement dissociables de la pauvreté, si bien qu'il m'a semblé intéressant de montrer comment notre modèle social tient encore bon malgré les coups de rabot qui lui sont portés.

Bien que les inégalités soient de natures diverses (accès à un médecin, à des équipements cultuels, différences salariales entre hommes et femmes, inégalités scolaires, inégalités d’espérance de vie, etc.), c'est très souvent la dimension salariale qui est retenue. C'est pourquoi, nous allons comparer l'évolution de la part des 1 % et 10 % les plus aisés dans le revenu national avant impôt en France :





[ Source : WID ]

Le graphique ci-dessus démontre au passage tout l'intérêt qu'il y a à avoir un système fiscal progressif, seul capable de limiter la concentration mortifère des revenus.

Au sein de chaque pays, les inégalités de revenus peuvent être appréhendées par l'indicateur de Gini, qui compare l’état de la répartition des revenus à une situation théorique d’égalité parfaite. Ainsi, plus il est proche de zéro, plus on s’approche de l’égalité ; plus il est proche de un, plus on s'approche d'une situation où un seul individu reçoit tous les revenus. Voilà l'évolution de cet indice avant et après redistribution, entre 1998 et 2014 :




[ Source : Natixis ]

Bref, le tant décrié modèle social français arrive encore tant bien que mal à corriger les trop fortes inégalités de revenus... pour l'instant !

Et le plan pauvreté de Macron ?

Actuellement, on assiste à un passage de l'assistance sociale aux plus pauvres (welfare) à l'aide sociale avec pour contrepartie un travail souvent mal rémunéré (workfare). Autrement dit, le gouvernement se persuade que l'inconditionnalité des aides sociales est en grande partie responsable de la trappe à pauvreté. Or, si l'on regarde le résultat du modèle de workfare mis en place aux États-Unis, on est en droit de douter de sa capacité à éradiquer la pauvreté surtout lorsqu'une crise passe par là (attention, la mesure du taux de pauvreté aux États-Unis est différente de celle utilisée en Europe, mais cela ne change rien à la conclusion)...




[ Source : Census Bureau ]

Au reste, quelle que soit la nature du plan pauvreté annoncé par Emmanuel Macron, il ne peut qu'être mal engagé puisque engoncé dans un lit de Procuste budgétaire. Et c'est là tout le problème, d'où le peu de place que je lui concède ! Peu de gens ont en effet compris que la politique économique et sociale de Macron se faisait toujours à périmètre financier constant, ce qui revient au fond à déshabiller Pierre pour habiller Paul. Dès lors, avant de se réjouir de telle ou telle mesure en faveur des plus pauvres encore faudrait-il se demander quel autre ministère a pour ce faire été dépouillé...

Ainsi, c'est à grand renfort de citations d'Antoine de Saint-Exupéry que Macron a cherché, ce jeudi 13 septembre 2018, à nous convaincre qu'il fallait "enrayer les inégalités de destin qui se perpétuent de génération en génération". Dont acte ! Mais comment peut-on espérer éradiquer la pauvreté avec les mesurettes suivantes, qui montrent à l'évidence que le gouvernement ne s'est pas donné les moyens de répondre au fléau de la pauvreté :

 * des repas à la cantine à 1 euro ;

 * davantage de crèches dans les quartiers prioritaires ;

 * obligation de formation portée de 16 à 18 ans ;

 * hausse du nombre de contrats d'insertion par l'activité économique (IAE) ;

 * création d'un service public de l'insertion pour mieux accompagner les personnes très éloignées de l'emploi et "réhumaniser le parcours de retour à l'emploi" ;

Et le nirvana est atteint avec la création d'un revenu universel d'activité, c'est-à-dire la fusion de plusieurs prestations sociales en un guichet unique, afin que le système devienne « simple, équitable et transparent ».Hélas, un rapide coup d'oeil de l'autre côté de la Manche aurait refroidi les ardeurs d'Emmanuel Macron. En effet, la fusion de six aides sociales au Royaume-Uni en 2010 - curieusement là aussi dans un souci de simplification et d'efficacité pour inciter à la reprise d'un emploi - a viré à la catastrophe, en raison de la création d'une véritable usine à gaz (critères différents pour chaque allocation, problèmes de compatibilité des systèmes informatiques, délais très longs...). 

Un travail décent et une volonté politique pour sortir de la pauvreté

Au vu des chiffres que nous avons analysés ci-dessus, et en gardant à l'esprit qu'en France ce sont les prestations sociales (familiales en particulier) qui ont le plus d'effet sur la baisse de la pauvreté, le cap à suivre pour éradiquer la pauvreté est très clair :

 * maintien des prestations sociales (en particulier familiales), quitte à dépoussiérer certains dispositifs mais sans fusion ;

 * réduction des inégalités, car on est pauvre relativement aux autres sous nos latitudes ;

 * réforme sérieuse de la formation professionnelle, afin qu'elle bénéficie à ceux qui en ont le plus besoin ;

 * poursuite de l'insertion par les structures spécialisées (chantiers, associations intermédiaires...) ;

 * aides aux territoires les plus en difficulté (voir par exemple mon billet sur l'expérience territoires zéro chômage de longue durée lancée par ATD Quart Monde)

 * création d'emplois décents et correctement rémunérés (donc limitation des emplois précaires par taxation ou incitation fiscale), car l'emploi nous permet aussi de rester membre d'une communauté, celle des travailleurs, ce qui nous permet de maintenir une affiliation à la communauté des humains pour reprendre les termes du sociologue Robert Castel, problématique que l'on retrouvait déjà chez Freud.

Bien sûr, les causes de la pauvreté étant multiples et pas seulement économiques, ces quelques propositions doivent impérativement s'inscrire dans un schéma de cohésion social, tant au niveau de l'individu dans sa famille (nous avons vu que les familles monoparentales sont plus concernées par la pauvreté que les autres), qu’au niveau de la population dans son ensemble où un projet de vie commun est à (re)définir.

Car les liens de cause à effet ne sont parfois pas évidents à mettre en lumière et c'est plutôt une longue chaîne indirecte de problèmes qui débouchent sur la pauvreté. Personne ne peut ainsi négliger le coût des dépenses pré-engagées que subissent tous les ménages (eau, électricité, loyer...) et qui peuvent très facilement les conduire dans la précarité et la pauvreté. De même, vivre dans certains départements complique à l'évidence la recherche d'emploi, si tant est qu'il reste autre chose que du travail inintéressant même à haut niveau, ce que David Graeber appelle des bullshit jobs. Et quant à l'école qui permettait naguère encore de prendre l'ascenseur social, elle a subi tant d’assauts qu'elle n'offre aujourd'hui au mieux que des escaliers pour tenter la grande ascension.

Quant à ceux qui m'objecteront qu'il est illusoire d'imaginer sortir les ménages de la trappe à pauvreté, je rappellerai que c'est la volonté politique qui a amélioré le sort des retraités depuis les années 1970, au point que ces derniers se voient désormais reprochés d’être devenus trop riches et donc taxables à merci pour équilibrer le budget.

Autrement dit, quitte à faire un peu de provocation (à peine...), certains politiques aux manettes auraient-ils intérêt à ce que la trappe à pauvreté ne se referme pas ? 
En effet, voudrait-on que les plans contre la pauvreté ne servent pas à grand-chose que l'on ne s'y prendrait pas autrement. 

Ou bien toutes ces mesurettes ne sont-elles qu'une incantation permettant de se donner à moindres frais bonne conscience, lorsqu'on ne souhaite pas changer l'ordre des choses ? 
La formule du Guépard "il faut que tout change pour que rien ne change" serait alors un bon résumé de la situation française jusqu'à l'inévitable explosion sociale...

Commentaires