Sommes-nous les derniers hommes ?

Sommes-nous les derniers hommes ?

Grégaire, oisif, hédoniste et humaniste, le dernier homme de Nietzsche incarne le terme d’un processus de dégénérescence d’une humanité endormie par les narcotiques que sont les valeurs chrétiennes et démocratiques. 
Nietzsche aurait-il été visionnaire ?


Comme son nom l’indique, le dernier homme représente l’homme le plus méprisable qui soit, le terme possible de l’évolution – ou plutôt de l’avilissement – de l’humanité, si le processus de décadence se poursuivait jusqu’au bout et mettait fin à toute perspective d’avenir. 

Cet homme crépusculaire est aux antipodes du surhumain, qui incarne au contraire l’avenir de l’humanité. 
Une distance infinie sépare en effet l’homme fragmentaire, servile, qu’est le dernier homme du surhumain, c’est-à-dire de l’homme complet, souverain. 
En accentuant de la sorte le contraste entre ces deux pôles extrêmes de la hiérarchie humaine, Nietzsche a voulu dépeindre de la manière la plus vive le choix décisif entre montée et déclin que chacun de nous est, selon lui, nécessairement amené à faire. 
Ainsi, lorsque Zarathoustra brosse le portrait peu flatteur du dernier homme dans le Prologue, c’est dans l’espoir de susciter le mépris de la foule, que la description du type surhumain n’avait guère émue. 

Cet homoncule, cet homme avorté que Nietzsche voyait avec dégoût se profiler à l’horizon de la modernité a renoncé à toute grandeur et n’aspire plus qu’à vivre confortablement et le plus longtemps possible. 
Semblable à un puceron hédoniste, il a en aversion le danger et la maladie : « On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on révère la santé. » Il veut travailler le moins possible et met au-dessus de tout la paix, la tranquillité, la sécurité. 
Nietzsche compare pour cette raison cet adepte d’une vie sédentaire, en troupeau, à un animal grégaire. Si la civilisation conduit à ce piètre résultat, estime-t-il, c’est qu’elle est en réalité une entreprise de domestication de l’homme : sous prétexte de rendre l’homme meilleur, elle le rapetisse, le dévirilise, le déshumanise.

Le troupeau unique
Nietzsche se montre ainsi très sévère à l’égard de la morale chrétienne, la morale grégaire par excellence à ses yeux, et de l’idéologie humanitaire qui en est issue, car elles font de l’homme domestiqué, diminué, l’homme idéal, le sens et la fin de l’histoire. L’histoire de la civilisation occidentale est de ce fait l’histoire du déclin de l’Occident, de la « médiocrisation » et du nivellement des Européens, qui partagent les mêmes besoins grégaires. Certes, les sentiments grégaires ont toujours existé et ont toujours constitué un frein puissant à l’affirmation de fortes personnalités, mais ils avaient au moins mauvaise conscience avant le christianisme. Sanctifiés par lui, la paresse, la pusillanimité (l’« humilité »), la lâcheté (la « prudence »), le goût du confort matériel et intellectuel s’étalent désormais au grand jour, sans la moindre vergogne. Les valeurs chrétiennes et démocratiques encourageraient de la sorte une vie parasitaire, tout entière vouée à la poursuite d’un bonheur mesquin et étriqué. Nietzsche n’hésite pas à qualifier de « parasite » l’avorton produit par la morale chrétienne et égalitaire, puisqu’il se niche dans tous les recoins et interstices de la vie et qu’il cherche à survivre aux dépens de son hôte involontaire. Délibérément provocante, cette image décrit à merveille la vie grégaire, une vie de totale dépendance, animée d’un secret ressentiment envers cela même qui la nourrit, tout comme le vrai parasite essaie de détruire le corps même qui lui sert de refuge... Ce sombre portrait correspond-il à l’homme d’aujourd’hui ? Notre civilisation est-elle en chemin vers le dernier homme ? Sommes-nous nous-mêmes les derniers hommes ? Voyons si la triste prédiction de Nietzsche s’est réalisée. Force est de constater tout d’abord que le progrès technique, loin de libérer l’homme de l’aliénation, l’a rendu plus dépendant du monde extérieur que jamais. Il est frappant à cet égard de voir à quel point les nombreuses innovations technologiques de notre temps incitent à la paresse et à la servitude sous prétexte de faciliter la vie. Or, d’après Nietzsche, « la paresse, conçue comme inaptitude à un effort soutenu, est le propre de la dégénérescence ». Si l’on flatte de façon aussi éhontée la propension naturelle à la paresse, c’est dans le dessein non avoué d’affaiblir la volonté, de la rendre incapable d’une application durable. 

Aussi ne faut-il pas s’étonner si la plupart des hommes d’aujourd’hui se liquéfient face à la plus infime épreuve, si la moindre tension les désagrège. L’anémie de la volonté n’est que le résultat prévisible d’une vie en grande partie assistée, où on laisse à l’État, aux institutions sociales, entre autres, le soin de prendre des décisions pour soi et où, à tout moment, l’on attend d’eux quelque secours. 

Que notre société ait élevé la sécurité, c’est-à-dire la volonté d’être assuré contre tout, même contre la vie et contre soi-même, au rang d’idéal ne saurait dès lors nous surprendre. 

On retrouve en effet chez le consommateur l’obsession du dernier homme pour le confort et la sécurité, en même temps que son hédonisme mou. La société de consommation l’asservit aux petits plaisirs, ne lui laissant pour seul horizon que la recherche effrénée du profit. Car qui possède est bientôt possédé à son tour, fait remarquer la Généalogie de la morale, qui distingue le fait d’avoir plus de celui d’être plus.


Comme l’avait déjà noté Schopenhauer, l’homme moderne lui-même n’est qu’un « produit industriel que la nature fabrique à raison de plusieurs milliers par jour ». Aussi, dans la « Considération inactuelle » qu’il consacre à son éducateur, Nietzsche dénonce-t-il vivement la déshumanisation qu’entraîne la société industrielle, qui fait de ses fonctionnaires de simples rouages de la gigantesque machine qu’elle est au fond : « À la question “Pourquoi vis-tu ?”, ils répondraient tous vite et fièrement – “pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme d’État” – et pourtant ils sont quelque chose qui ne pourra jamais devenir autre chose, et pourquoi sont-ils justement cela ? Hélas, et rien de mieux ? » L’humanité est ainsi irrémédiablement fragmentée par l’exigence économique de rentabilité, qui vise à confiner chacun dans un recoin, dans une spécialité. L’éducation moderne se donne d’ailleurs ouvertement pour tâche de perpétuer cette spécialisation excessive, dans la mesure où elle forme à des métiers particuliers plutôt qu’elle ne tente de développer l’indépendance d’esprit.
L’ambition suprême de la modernité semble être de constituer « le troupeau unique » dont parle Dostoïevski : la fameuse mondialisation reflète cette volonté d’uniformiser le monde, de supprimer la diversité et d’imposer à tous les mêmes désirs limités, les mêmes ambitions mesquines.

On tient là la formule du bonheur pour tous, du bonheur grégaire qu’annonce l’idéologie du progrès selon Nietzsche : une vie presque végétative, en tout cas étriquée, réduite aux besoins les plus élémentaires, où il n’y a pas de place pour la grandeur et le dépassement de soi.

La douleur, mal absolu
Le caractère décadent de ce bonheur lénifiant, qui est avant tout volonté d’engourdissement, aspiration à un profond sommeil, ne fait donc aucun doute. Il masque à peine la profonde détresse spirituelle d’êtres qui cherchent plus à anesthésier la vie qu’à vivre. 
En ce sens, il exprime la lassitude plutôt que la maturité de l’homme. Les derniers hommes ont en effet un grand besoin de divertissements, de récréations, pour oublier leur misère affective, pour s’oublier eux-mêmes : « Un peu de poison de-ci de-là : cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement. » Ils ne pensent qu’à se reposer, qu’à se laisser aller, qu’à se relâcher, parce que pour eux la douleur est le mal absolu et qu’il leur faut littéralement se rétracter pour souffrir le moins possible. 

La forte séduction qu’exercent les valeurs chrétiennes et démocratiques vient ainsi de ce qu’elles rendent possible l’oubli de soi, la dépersonnalisation. D’après Nietzsche, le christianisme est, avec l’alcool, un des deux grands narcotiques européens : il donne un sens à la douleur et, surtout, indique au malade toutes sortes de palliatifs. 

Car l’homme qui souffre d’être lui-même est « avide de raisons et de narcotiques », selon la Généalogie de la morale. Il tâche en premier lieu de se trouver des excuses, de se décharger de toute responsabilité, de rationaliser la souffrance : les moutons aliénés cherchent en permanence des boucs émissaires ! Nietzsche met particulièrement en exergue l’adoption complaisante de la posture de la victime et l’aptitude à justifier, à pardonner la faiblesse : on sait se montrer compréhensif et tolérant, c’est-à-dire accommodant, envers les autres, et on attend d’eux en retour la même indulgence. Ce manque de probité est flagrant dans ce que Nietzsche appelle la « comédie de l’idéal », à savoir dans le fait de jouer les grandes consciences morales, d’affecter par exemple la noble indignation. Il s’indigne lui-même de cette manière malhonnête qu’a le dernier homme de travestir sa honteuse effémination en grandeur morale : « Je n’ai pas de sympathie pour toutes ces punaises coquettes dont l’ambition insatiable est de sentir l’infini jusqu’à ce qu’au bout du compte l’infini sente la punaise. »

L’inertie de la pensée
Plus encore que d’excuses pour endormir sa conscience, l’homme physiologiquement épuisé a besoin de narcotiques pour engourdir la vie, synonyme de souffrance. Petites joies, distractions constantes, spiritueux : tout est prétexte afin de se fuir. 
Nietzsche parle d’auto-hypnotisation pour caractériser cette volonté active de se perdre, de s’oublier, d’éviter à tout prix l’éveil et la lucidité. 

Au-delà des narcotiques proprement dits, il dénonce les « manières de penser et de sentir qui produisent un effet narcotique » (le Gai Savoir), comme dans le cas des végétariens. 

Car la plus grave forme de paresse est pour Nietzsche la paresse de l’esprit, l’inertie de la pensée, qui affectionne les idées reçues ou fixes. Il n’a pas de mal à montrer que le conformisme intellectuel est bien plus étendu qu’on ne le croit d’ordinaire et que la liberté de penser, à l’image de la liberté de la volonté, est le plus souvent une illusion. Les idées du jour s’insinuent ainsi en nous sans même que nous nous en rendions compte : ce sont bien nos idées, mais elles deviennent innées par une sorte de suggestion hypnotique. Nous reprenons à notre insu les opinions régnantes, véhiculées par les journaux ou par la publicité, mais nous sommes surtout dépendants des jugements de valeur dont nous avons hérité, de sorte que notre pensée est conditionnée là où nous la croyons libre, spontanée. Les habitudes de pensée se transmettent comme une maladie héréditaire de génération en génération ; ce qui était raisonnable et personnel au départ devient avec le temps machinal et absurde. Dans les prétendus débats d’idées, on observe de la sorte en permanence un coupable relâchement de la pensée, qui suit pour ainsi dire des circuits préférentiels, prédéterminés. « Opinions publiques, paresses privées », répète Nietzsche : l’apparente liberté de penser et de s’exprimer recouvre une grande docilité de l’esprit... Le journalisme, qu’il abhorre, est l’illustration parfaite de cette inertie de la pensée, réduite à des formules creuses et machinales. Nietzsche, pour qui la grandeur d’âme réside avant tout dans la liberté de l’esprit, établit que cette reproduction rassurante du même, cet entêtement injustifié manifestent le refus de penser par soi-même. Il insiste ainsi sur le soulagement qu’on éprouve à s’en remettre entièrement à d’autres – parents, professeurs, lois, préjugés de classe, opinion publique – du souci de penser librement, luxe que l’immense majorité des hommes ne peut se permettre. 

D’où une critique précoce du suffrage universel, qui s’appuie précisément sur la croyance que chacun est en mesure de se faire une opinion en toute indépendance : Nietzsche met en évidence l’utilisation de techniques de suggestion hypnotique qui expliquent l’apathie générale des citoyens qui indigne tant de nos jours ; on voit dans cette apathie une menace pour la démocratie, alors qu’elle en est une conséquence directe. Dans ce jeu de dupes qu’est le vote démocratique, la ruse consiste donc à entretenir hypocritement l’illusion de liberté afin de ménager aux comédiens de l’idéal le confort intellectuel requis pour dormir tranquillement. Le fait que l’on commence à se fatiguer de ce jeu gratifiant donne raison à Nietzsche, qui estimait que la curiosité émoussée et les nerfs fatigués des derniers hommes les obligeraient à recourir à des stimulants toujours plus forts. Poussé à son comble, ce besoin physique de narcotiques en tout genre pourrait conduire à ce qu’il appelle le « bouddhisme européen », c’est-à-dire à une époque de consomption sénile.


Le slogan « Ni Dieu ni maître » serait alors réalisé : il n’y aurait plus de berger, mais un seul troupeau, comme le dit le Prologue du Zarathoustra... En identifiant ainsi l’évolution de l’Europe à un long processus de décadence, Nietzsche veut guérir des illusions du progrès ceux qui croient en la science ou aux thèses socialistes. Il met d’abord en garde contre l’idéologie plébéienne de la science, qui reste pieuse dans la mesure où elle reprend à son compte la promesse chrétienne de bonheur et de droits égaux pour tous. Le progrès scientifique participe en effet de l’hypnotisation de l’humanité puisqu’il accélère la vie et encourage l’oubli de soi. Marx pensait au contraire que la science permettrait à l’homme fragmentaire de surmonter l’aliénation et de s’épanouir pleinement en réduisant la durée de la journée de travail. Son gendre Paul Lafargue va encore plus loin dans « le Droit à la paresse » : il voit dans la machine le « rédempteur de l’humanité » et exige la réduction du temps de travail quotidien à trois heures.

Vivre en beauté
Dans Aurore, Nietzsche dénonce lui aussi les arrière-pensées des apologistes du travail, qui veulent briser l’individu, l’étourdir, mais il est loin de voir dans la paresse un remède à l’oubli volontaire de soi par le travail. Elle est bien plutôt une autre manière de s’oublier, de se vautrer, de s’affaler de tout son long, et n’a donc rien de commun avec l’otium, le loisir actif que Nietzsche oppose à la hâte indécente et au travail abrutissant qui caractérisent les Occidentaux. Nietzsche insiste ainsi sur l’égale passivité de l’affairement et du repos intégral qui le suit, de la suractivité morbide et de l’avachissement auquel donnent lieu aujourd’hui les sacro-saintes vacances, qui signifient en réalité vacance de l’esprit... Dans les deux cas, il s’agit de se fuir, de se distraire, comme si on ne supportait pas de rester un seul instant seul avec soi-même. La réforme socialiste en faveur de la semaine de trente-cinq heures donne encore raison à Nietzsche : l’aliénation par le travail laisse place à l’aliénation par les industries du loisir ; c’est qu’on ne sait pas quoi faire de son temps libre et qu’on est reconnaissant à ceux qui montrent comment l’occuper utilement... 
Dans un texte posthume, Nietzsche juge ainsi les divertissements modernes « d’une parfaite médiocrité, car il faut y éviter une trop grande dépense d’esprit et de force – il s’agit de se reposer ». 
On retrouve là les petits plaisirs dont raffole le dernier homme, qui ignore tout de la contemplation ou de l’oisiveté active, propres au surhumain. 

Peut-être le type surhumain n’est-il qu’un horizon inaccessible ; il représente néanmoins un contre-idéal inestimable à la décadence humaine. Par philanthropie, comme il le dit, Nietzsche indique à l’homme la voie de la grandeur, de la remontée, et laisse espérer que la pente du conformisme n’est pas fatale. « Il y a des pessimistes paresseux, des résignés, écrit-il dès 1874, à l’âge de trente ans, nous ne voulons pas être des leurs. » Malgré son dégoût pour l’homme moderne, dans toute son œuvre il s’efforce de redonner à l’homme confiance en soi et en l’avenir, l’exhortant à être toujours plus ce qu’il est et à vivre en beauté. 

Mais il est à craindre que les hommes d’aujourd’hui, s’ils étaient amenés à se prononcer, répondraient, comme la foule à Zarathoustra : « Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain ! »

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