L’expulsion programmée de la population de Gaza est en cours.

L’expulsion programmée de la population de Gaza est en cours.

Carte de l’armée israélienne indiquant l’emplacement des centres de distribution d’aide. (Porte-parole des FDI)

Publié le 20 juin 2025.

Israël utilise l’aide humanitaire pour forcer les Gazaoui.es à s’implanter dans des « zones de concentration ». Ce plan est pour le moment à l’arrêt, mais cela ne laisse présager qu’une plus grande brutalité.

Peut-être vous attendiez-vous à des sonnettes d’alarme, ou à ce que le porte-parole de l’armée israélienne fasse une annonce officielle. Mais l’expulsion massive des Palestinien.nes de Gaza, longtemps appelée dans le jargon israélien « transfert », est déjà en cours. Il n’aura pas lieu dans un lointain futur. Il a lieu en ce moment même.

Il n’a pas tout à fait lieu sous les yeux des Israélien.nes – il est toujours possible de détourner le regard – mais on entend parler jusque dans les foyers israéliens. Les explosions tonitruantes à Gaza, entendues dans tout le pays sont des messages personnels, comme ceux que l’armée avait l’habitude d’envoyer aux Gazaouis dans de précédents épisodes de cruauté : « Votre maison est sur le point d’être bombardée. Partez immédiatement. » Il s’agit de la version mise à jour du message, adressée non pas à la population de Gaza, mais aux citoyen.nes israélien.nes : « Le transfert est en cours. Il progresse. Et il ne peut être arrêté. »

Bien sûr, le transfert ne vient pas de commencer, et dans l’horrible chaos des derniers mois, il est difficile de saisir pleinement l’échelle et le sens de ce qui est en train de se dérouler. Et cela ne se passe pas exactement comme l’auraient souhaité ses instigateurs. Mais c’est précisément le danger : quand un processus comme celui-ci prend du retard, la réponse la plus probable est l’escalade, et un résultat encore plus terrible.

Comment alors le transfert est-il mis en œuvre en ce moment? Par la famine et la destruction d’infrastructures vitales. Par l’utilisation de l’« aide humanitaire » comme une arme. Par des bombardements incessants et systématiques. Nombre de ces tactiques ont été rapportées dans les médias, mais la « méthode de distribution alimentaire » reste l’une des moins intuitives. Il est essentiel de comprendre que ce qui peut sembler être un « échec logistique tragique » est, en fait, une stratégie délibérée.

Monopolisation de l’aide alimentaire

Les massacres récurrents de Palestinien.nes qui se précipitent dans les centres de distribution de vivres (au moins 245 Palestinien.nes tué.es au cours des deux dernières semaines) ont beaucoup choqué. Mais ces incidents ne devraient pas nous détourner de cette évolution structurelle : au lieu de centaines de centres de distribution de vivres opérant dans toute la bande de Gaza par des organisations internationales expérimentées, Israël a créé quatre centres pour plus de deux millions de personnes. Ce n’est pas comme cela que l’on répond aux besoins d’une population après de nombreux mois de dévastation et de privations. C’est comme cela qu’on affame et dépouille les survivant.es de leur dignité humaine.

L’emplacement des quatre centres n’est pas moins important. L’une se trouve dans la partie centrale de la bande de Gaza, le long du couloir Netzarim et trois sont dans le sud, à l’ouest de Rafah. Un rapide coup d’oeil à la carte suffit à comprendre : il n’y a pas de lien entre les emplacements des « centres de distribution » et les besoins de la population.

Au lieu de cela, l’objectif est de promouvoir le « déplacement de la population vers le sud », idéalement dans les « zones de concentration ». Étant donné qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité, Israël utilise des stratégies de dissimulation : d’abord expulser les organisations humanitaires installées sur place qui pourraient fournir de l’aide efficacement, puis externaliser la distribution à des entités opaques comme la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), soutenue par les États-Unis.

Dès le 11 mai, Benyamin Nétanyahou aurait déclaré lors d’une séance secrète de la Commission des affaires étrangères et de la défense que « l’aide serait subordonnée au fait que les habitant.es de Gaza ne retournent pas d’où ils et elles viennent ». La logique sous-jacente de cette politique a été confirmée par le Dr. Tammy Caner, avocate et directrice du Programme de droit et de sécurité nationale à l’Institute for for National Security Studies (INSS), un think tank ayant des liens étroits avec l’armée israélienne.

En effet, le récent et soudain revirement du ministre israélien des finances d’extrême droite, Bezalel Smotrich – qui s’opposait farouchement à toute aide humanitaire apportée aux « Arabes » puis qui l’a acceptée afin que « le monde ne nous arrête pas et ne nous accuse pas de crimes de guerre » – devrait également être compris comme une approbation du programme de Netanyahou visant à utiliser la distribution alimentaire pour extorquer « un accord » des Gazaoui.es à leur déplacement.

Dr. Caner a également confirmé que, selon la plupart des expert.es, si Israël s’inquiétait réellement que le Hamas ne s’approprie l’aide humanitaire, la solution logique serait d’inonder Gaza d’abondantes provisions afin d’éliminer la capacité d’un groupe à monopoliser les ressources. Le monopole est, en fait, précisément l’objectif : Israël veut avoir ce monopole, qu’il exerce un effet de levier contre la population civile. La famine et la distribution aux seules conditions de l’occupant sont deux méthodes complémentaires de l’utilisation de la distribution alimentaire comme arme.

Une défaillance dangereuse

Faciliter le « transfert de population » par la privation et l’apport sous conditions de produits de première nécessité n’est pas une stratégie nouvelle pour Israël. Dans une étude encore non publiée, j’ai pu constaté qu’au début des années 50, les autorités israéliennes ont utilisé, à dessein et de manière systématique, l’accès aux produits de premières nécessités, principalement contre les Palestinien.nes et dans une mesure moindre mais significative contre les Juif.ves (principalement les Mizrahim) que l’État cherchait à installer dans les régions frontalières.

Cependant, il n’est pas encore clair si le plan de transfert par la faim atteint les objectifs visés ou non. Les rapports de Gaza suggèrent que celles et ceux qui atteignent les centres de distribution sont essentiellement les plus fort.es physiquement, capables de marcher plusieurs kilomètres et de rapporter une semaine de nourriture. En outre, Israël n’a pas réussi à forcer les centaines de milliers de personnes qui se trouvaient encore dans le nord de Gaza à faire le long voyage vers le sud – et à ce stade, il n’a pas non plus réussi à empêcher beaucoup d’y retourner. Après tout, qui se lancerait dans un parcours si éprouvant sans pouvoir ramener de la nourriture aux proches resté.es derrière ?

Cela signifie-t-il que le danger diminue, que le plan de transfert par la faim ne fonctionne pas ? Pas nécessairement. Le plan n’en est encore qu’à ses débuts et, s’il parvient à se poursuivre, les souffrances qu’il engendrera pourraient très bien atteindre l’effet escompté. Plus important encore, en l’absence de critiques publiques, de contrôle ou de pressions internationales significatives, la réponse probable à l’échec à court terme des mesures coercitives est l’escalade : davantage de destructions et davantage de violence. On peut d’ores et déjà en voir les signes dans le nord de Gaza, avec l’anéantissement total de Rafah par l’armée. L’objectif apparent de cette démolition systématique des infrastructures vitales et des bâtiments résidentiels est de forcer les habitant.es à partir et à faire en sorte que leur retour soit impossible.

Il y a même confirmation explicite de cette intention dans les remarques divulguées par Netanyahou au cours de la même session de la commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset : « Nous détruisons de plus en plus de maisons – ils et elles n’ont nulle part où revenir. L’unique conséquence logique sera que les habitant.es de Gaza voudront émigrer hors de la bande de Gaza. Notre principal problème concerne les pays d’accueil.»

C’est ce que sont censés réaliser les bombardements en cours : poursuivre les vagues de destruction des mois précédents et rendre inhabitables le nord de Gaza, ainsi que d’autres zones. Le projet de transfert de masse reste très présent, avec la participation active de diverses factions de la droite israélienne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Gouvernement.

Conséquences des «zones de concentration»

Où les gens sont-ils censés aller s’ils et elles ne peuvent pas résister à cette pression insupportable? Depuis des mois, Israël est en pourparlers avec de potentiels « pays d’accueil » – une sélection de régimes autoritaires qui, on peut le supposer, mettent en balance certains facteurs, comme la stabilité du régime, la légitimité internationale et, bien évidemment, ce qu’ils recevraient en échange de leur coopération. Mais tant qu’il n’y a pas de pays « d’accueil », la question demeure : où, exactement, est-ce qu’Israël essaie-t-il de transférer ces personnes ?

Les autorités israéliennes parlent ouvertement de créer trois « zones de concentration » à l’intérieur même de Gaza. Ces zones sont apparues sur une carte publiée par le Times le 17 mai, basée sur des sources diplomatiques. Mais la carte est trompeuse : elle omet le fait que les résident.es ont déjà été expulsé.es de toute la zone frontalière de la bande de Gaza, et qu’une campagne systématique de démolition a déjà eu lieu là-bas. Selon des déclarations officielles, les habitant.es de Gaza ne seront pas autorisé.es à rentrer chez elles.eux ou à y vivre.

Dans une carte publiée dans Haaretz la semaine suivante, les « zones de concentration » désignées semblent encore plus petites. Selon des estimations approximatives, la zone de Gaza couvre environ 50 km², les

Des informations collectées par des organisations humanitaires confirment également que les Palestinien.nes de Gaza continuent d’être expulsé.es vers des territoires de plus en plus petits. Avant la guerre, Gaza déjà en ruine, avait une densité de population comparable à celle de Londres. Si Israël parvenait à forcer la population civile dans les zones marquées sur la carte de Haaretz, plus de 2 millions de Gazaoui.es seraient entassé.es sur seulement 40 % de la bande de Gaza. La densité qui en résulterait atteindrait environ 15 000 personnes au kilomètre carré – vivant sur une terre brûlée, dépouillée d’infrastructures.

Les porte-paroles israélien.nes les appellent « zones de concentration », mais leur petite taille, l’interdiction d’en sortir et l’absence quasi totale d’infrastructures ou de moyens de survie, permettent sans aucune hésitation de les appeler camps de concentration.

De manière réaliste, il n’existe pas 36 manières de confiner des millions de personnes sous contrôle militaire sur une bande de terre étroite. Pour les dirigeants militaires et politiques, la fuite de cartes et de plans sert une autre fonction : tâter le terrain, voir si quelqu’un va résister, savoir jusqu’où on peut aller avant d’en subir les conséquences. Peut-être parviendront-ils à concentrer les survivants en trois « zones de concentration ». Peut-être que le résultat final sera autre chose. Voulez-vous vraiment attendre de le découvrir ?

Il n’est besoin d’aucune feuille de route.

Mes ami.es palestinien.nes le disent : bien sûr, comme nous l’avons toujours dit, la Nakba n’est pas un événement unique, mais un processus continu. C’est tout à fait vrai. Mais cela ne doit pas signifier que nous devons passer à côté de l’importance ce qu’il se passe en ce moment.

Premièrement, la dépossession et l’expulsion se déroulent à un rythme variable, avec des périodes d’accélération et d’escalade, ainsi que des périodes de stabilisation. Il y a même eu des moments de retour modeste, mais significatif, des Palestinien.nes. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est une accélération presque inconcevable des déplacements forcés.

Deuxièmement, le rythme n’est pas seulement une question de temps. Lorsque le rythme du processus s’accélère, sa violence accélère également. La frontière entre le nettoyage ethnique et l’extermination peut disparaître rapidement, presque automatiquement, lorsque les forces armées accélèrent sans retenue le processus. Dans des conditions de guerre, sans contrôle international et sous couvert de chaos, un transfert défectueux ou en pause peut glisser vers le massacre.

C’est comme cela que le transfert devient meurtrier, surtout quand il s’arrête. Le déplacement répété de personnes à l’intérieur du territoire confiné de la bande de Gaza vise non seulement à les séparer de leurs maisons, mais aussi à déchirer le tissu de leur vie. Certain.es meurent « seul.es ». Les autres deviennent un « problème » qui doit être réglé par des moyens encore plus brutaux. La destruction systématique crée une nouvelle réalité : des zones entières rendues inhabitables, ce qui permet de justifier une nouvelle expulsion pour des « raisons humanitaires ». La réinstallation forcée dans des « zones de concentration » produit des conditions de vie insupportables, à dessein.

Lorsque les gens cherchent à se soulager de la pression d’écrasement, la porte de sortie peut s’ouvrir, mais seulement dans une seule direction. L’alternative ? La vie à l’intérieur des « zones de concentration » peut à un moment donné pousser la population à résister, de toutes les manières possibles. Cette résistance pourrait alors servir de prétexte à des raids de police, à des opérations de vengeance, à des massacres – qui accéléreraient le processus. Il est tout à fait possible qu’échouant à parquer la population dans des enclos de détention collective, à les forcer à quitter Gaza ou à « gérer » la catastrophe humanitaire qu’elle a elle-même créée, l’armée poussera encore plus loin sa dynamique meurtrière.

Le XXe siècle nous a montré, à maintes reprises, la rapidité avec laquelle les forces armées se radicalisent lorsqu’elles opèrent dans le cadre de la doctrine de la guerre totale contre les populations civiles. C’est ainsi que les personnes les plus engagées à détruire prennent le commandement – des gens comme le Général de brigade Ofer Winter .

Pour passer d’un transfert raté à un nettoyage ethnique à grande échelle, pour aggraver cette catastrophe au-delà de tout ce que nous avons encore vu, aucune feuille de route n’est nécessaire. Notre silence suffit.

Merci à Amira Hass, Liat Kozma, Lee Mordechai, Alon Cohen-Lifshitz, Gerardo Leibner et Meron Rapoport pour leur aide et leurs commentaires.

 Par Gadi Algazi
 - Source : +972 Magazine
 - Traduction par : LG pour l’Agence Média Palestine.




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