Personne n’a le droit de me juger, de décréter si oui, ou non, je suis une «bonne» ou une «mauvaise» musulmane, ni de présumer de l’idée que je me fais de Dieu et de ma religion.
Mardi matin, 9 heures passées.
Je suis à nouveau en retard pour me rendre au boulot.
Une fois de plus, je décide de héler un taxi, je n’ai pas le temps de longer le boulevard Zerktouni, dans le centre-ville de Casablanca, où les klaxons hystériques des automobilistes pressés, retentissant à intervalles réguliers, me galvanisent, juste avant de démarrer ma journée de travail.
Je n’ai pas le temps ce matin encore, mais j’aime ça, prendre le pouls casablancais de bon matin, marcher rapidement en soupirant d’agacement devant toutes ces dondons engoncées dans leur djellaba, qui se dandinent, à petits pas lents et comptés, au beau milieu des trottoirs défoncés.
Les dépasser impatiemment, à grandes enjambées, en baskets, mon cartable sur une épaule et mon sac en bandoulière, c’est mon sport matinal favori.
Ouais. Je suis moderne et vilaine.
Ce matin-là, dûment accompagnée de mon sale caractère, très habituel à cette heure-ci, légèrement calmée par un café bu à la va-vite, je me retrouve une nouvelle fois à l’arrêt sur un trottoir du boulevard Zerktouni, où j’attends un providentiel taxi.
Grouille, j’ai pas que ça à faire. Dépêche-toi de débarquer, le tacot.
Un véhicule rouge, brinquebalant, s’arrête enfin à ma hauteur. C’est une Peugeot 205 vétuste qui a connu des jours meilleurs, voici au moins trois décennies. Je pousse un soupir de découragement à la vue de cette guimbarde délabrée, mais je n’ai pas trop le choix, je suis en retard, alors j’ouvre la portière et m’engouffre là-dedans.
Commence alors un trajet affreux, auquel je décerne, sans hésiter, la palme du moment d’horreur hebdomadaire.
A peine mon généreux postérieur calé à l’arrière du véhicule, que mes cinq sens sont brusquement assaillis par une sauvage agression.
- L’ouïe, d’abord : le chauffeur, un vieux bonhomme bougonnant, maigrichon et barbu, a imposé le Coran à bord. Les psalmodies s’élèvent depuis son autoradio vieillot.
Je suis seule avec lui, il ne me demande pas mon avis.
- La vue: tout est sale là-dedans.
La banquette arrière sur laquelle je suis installée est faite de skaï noir défraîchi, déchiré par endroits, laissant apparaître le rembourrage.
Les portières sont crasseuses, les poignées, gluantes, le plafond, maculé d’auréoles.
- Le toucher : à dire vrai, je n’ose rien toucher, je m’agrippe à mon cartable et à mon sac.
Des milliers de doigts plus ou moins propres se sont posés un peu partout…
Je n’ai qu’une seule hâte: me retrouver rapidement devant un lavabo et me laver les mains à grande eau, avec force savon.
- Le goût: non, rassurez-vous, je n’ai rien goûté, il ne manquerait plus que je me penche pour lécher ce plancher noirâtre, berk, berk, berk.
Mais mon dégoût, lui, est réel.
Je retiens ma respiration, car …
-… Last but not least, l’odorat: ah, ces remugles immondes, ce pot-pourri de centaines d’odeurs de sudations humaines aux pores encrassés, mêlées aux effluves de gasoil et d’huile de moteur…
Le chauffeur n’a pas fait cent mètres, que je suis déjà hors de moi. Je retiens mes cris de rage et la harangue que je voudrais servir à ce pauvre vieux monsieur ignorant, qui me mène au bureau.
Je me répète d’abord en boucle, en tentant vainement de me calmer: «ce n’est pas de ta faute, mon gars, on ne t’a pas appris à te comporter, à respecter l’éventuelle foi et la sensibilité de tes clients…»
Mais il n’y a rien à faire, l’apaisement ne vient pas, car ce qui m’a le plus mise en rogne, c’est que ce chauffeur, en imposant ainsi des psalmodies du Coran à l’intérieur de son véhicule, annihile, de facto, toute velléité de contestation de la part de ses clients.
A bord, le texte sacré dans les oreilles, on est forcé de se tenir coi. On n’a guère d’autre choix que celui-là, Monsieur le sait et Monsieur en joue.
Figurez-vous que je ne lui ai rien dit.
Parce que j’étais pressée, je suis restée stoïque.
Dans un ultime sursaut de sagesse, j’ai aussi pensé que je n’allais pas refaire toute son éducation en dix minutes de trajet…
Mais entendons-nous bien.
Que cela vous plaise ou non, et malgré ce que vous auriez pu interpréter de ce qui précède, je suis musulmane.
Oh que si.
Je me doute que cela n’en ravira pas beaucoup, figés comme certains peuvent l’être dans leur représentation faussée de ce que doit être une musulmane.
J’emmerde la domination masculine quand il le faut, et bien comme il le faut : ce mâle-ci que j’ai smashé, et ce petit mec-là, que j’ai clashé, en savent quelque chose…
N’est-ce pas, messieurs ?
Cela ne m’empêche en rien d’être musulmane, je me dévêts, m’habille légèrement quand il fait chaud et je me voilerai les cheveux, la face, le jour où les poules, dans une mutation géante à l’intérieur de leur bec édenté, se verront pousser non des incisives, mais de grosses molaires.
La nudité ne m’effraie pas et la profondeur de la foi de chacune, de chacun, ne se mesure pas, selon moi, à des centimètres carrés de bouts de tissu voués à cacher des poils ou de la peau.
Alors qu’aujourd’hui, la majorité des Marocaines jugent très utile, même par une chaleur suffocante, de se couvrir la tête, les bras, les jambes, je trouve cela à la fois très triste et très drôle de les savoir transpirant à grosses gouttes sous la canicule, couvertes de haut en bas.
Mais que vous êtes adorables, dans votre immense naïveté…
Oui, je suis musulmane et je n’en fais pas étalage en me vêtant plus que nécessaire. Bien sûr, je respecte la plupart des codes vestimentaires en société, mais ma foi, qui n’est pas ostentatoire, ne regarde que moi.
Personne n’a le droit de me juger, de décréter si oui, ou non, je suis une «bonne» ou une «mauvaise» musulmane, ni de présumer de l’idée que je me fais de Dieu et de ma religion.
Bon. Pour le moment, je suis dans un vieux taxi délabré, forcée d’écouter des versets du Coran pour ne pas protester contre d’atroces puanteurs.
Mon indignation va crescendo. Je n’en suis plus à des velléités d’empathie étouffées sous de grosses vagues de colère, je regarde à présent la nuque de ce vieux monsieur avec, carrément, de l’hostilité et de l’agressivité.
Respirer au minimum.
Ne surtout pas lui adresser la parole.
Me contenter de hurler, dans un énorme duel inside my head.
Du Coran !
Alors que ça pue !
Je vais le taper, non Mouna, calme-toi, tu ne vas pas le taper, mais puisque je te dis que si, je te jure que je vais le taper, mais Mouna, arrête, ce n’est pas de sa faute.
Ok, ce n’est peut-être pas de sa faute, mais je t’assure que je vais le taper quand même…
(Non, je n’allais pas «taper» ce pauvre chauffeur de taxi, mais le fait de le menacer de coups très sèchement assénés, ne serait-ce qu’en hurlant en mon for intérieur, figurez-vous que ça m’a fait du bien, que voulez-vous, puisque je vous dis que je suis vilaine).
Ce mardi matin-là, j’ai eu droit à un bouillon d’odeurs pestilentielles made in Morocco.
De la crasse, de l’ignorance à l’état brut.
Je me suis retrouvée plongée, pendant une dizaine de minutes, dans une certaine médiocrité du Maroc, la plus ordinaire qui soit.
Après avoir vite, vite, payé ma course, j’ai claqué la portière très fort, puis je me suis précipitée vers le bureau, où j’ai fait irruption, la tête en ébullition.
Plus jamais ça, plus jamais en retard.
Par Mouna Lahrech.
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