Concours d'éloquence, l'art d'avoir toujours raison.
En salles mercredi, « Le Brio » raconte l'incroyable tension qui anime les avocats se préparant aux concours d'éloquence dont les lauréats constituent l'aristocratie du barreau.
« Les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action. » Comme elle est belle cette citation d'Hannah Arendt, comme elle dit bien ce que doit être l'art oratoire : une forme de passion raisonnée et ardente. « L'exercice de la conviction recèle une part de violence, puisqu'il s'agit de capter l'attention de l'autre pour le faire renoncer à ses idées et le faire adhérer aux nôtres », confirme Bertrand Périer, avocat au conseil et professeur d'art oratoire pour le concours Eloquentia de l'université de Seine-Saint-Denis.
Le réalisateur Yvan Attal l'a certainement compris, qui fait déclamer par ses héros la tirade de Brutus dans le Jules César de Shakespeare dans le métro parisien. Celle-ci commence par « Ecoutez-moi patiemment jusqu'à la fin… » et se termine par cette rhétorique parfaite : « Ce n'est pas que j'aimasse moins César, mais j'aimais Rome davantage. Aimeriez-vous mieux voir César vivant et mourir tous esclaves, que de voir César mort et de vivre tous libres ? César m'aimait, je le pleure ; il fut heureux, je m'en réjouis ; il était vaillant, je l'honore : mais il fut ambitieux, et je l'ai tué. »
Le film Le Brio, qui sort en salles mercredi prochain, offre une scène savoureuse : Daniel Auteuil, en professeur bougon, faisant répéter cette tirade à l'élève du «9-3» interprétée par Camélia Jordana dans une rame bondée de la ligne 13. « Il faut savoir s'imposer sans agresser dans un lieu où on ne nous attend pas », analyse en expert Olivier Parleani, avocat parisien et quatrième secrétaire de la Conférence du barreau de Paris. « Cette histoire, c'est un peu la mienne. J'ai voulu montrer comment le langage peut être utilisé comme une arme pour aller vers l'autre, sortir de sa zone de confort », explique Yvan Attal. Nous y sommes.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si un film prend pour prétexte narratif un concours d'éloquence. Il n'est qu'à voir l'année dernière le succès de À voix haute, le très beau documentaire de Stéphane de Freitas, le créateur du concours Eloquentia, qui suit la préparation de ses élèves qui vont mettre KO à coups de mots et de joutes verbales le déterminisme social. « C'est ce double mouvement qui est au coeur d'Eloquentia et que l'on voit dans le film : ne pas se contenter de simples techniques rhétoriques, mais aller d'abord chercher en soi ce que l'on veut dire, le message que l'on veut faire passer, pour ensuite le faire partager aux autres », analyse Bertrand Périer.
Toutes les grandes écoles ont aujourd'hui leur concours d'éloquence. Ce n'est plus l'apanage des étudiants en droit. Sciences Po s'y est mis, l'Essec, HEC, depuis 2011, et les universités avec Lysias. Mais la matrice incontestable de ces joutes oratoires reste le concours de la Conférence et sa petite soeur turbulente, la Berryer, du barreau de Paris. Depuis 200 ans, la Conférence sélectionne la crème des orateurs du barreau de Paris. Un who's who impressionnant : Alexandre Millerand, Raymond Poincaré, Jules Ferry ou, plus près de nous, Jean-Denis Bredin, Jacques Vergès, Michel Vauzelle… ont fait partie de cette illustre confrérie. Georges Kiejman qui fut deuxième secrétaire se souvient de la Conférence comme d'un « concours charmant et utile. Une source d'amitié ». Mais comme il ne sait pas se départir de son humour acide, il ajoute aussitôt… « Tous les grands avocats n'ont pas fait la Conférence… regardez Badinter. À l'inverse, tous les secrétaires ne sont pas de grands avocats… Mais là, je ne vous donnerai pas de nom ! »
Des quelque 200 avocats à se présenter chaque année, ils ne sont que douze à être élus secrétaires. Les lauréats sont désignés à l'issue de trois tours alternant improvisation et sujets préparés à l'avance. Passant deux par deux pour la défense de « l'affirmative » ou de la « négative », les candidats - jeunes avocats ayant moins de cinq ans de barreau - sont reçus sous les lambris dorés de l'auguste bibliothèque de l'Ordre des avocats au barreau de Paris. Les sujets recèlent parfois des pièges rhétoriques… et comiques, comme « L'adultère commis sur un mur mitoyen peut-il être assimilé à l'entretien d'un concubin au domicile conjugal ? » ou « Phèdre peut-elle plaider non coupable au motif que l'intention n'est pas punissable ? » ou encore « Doit on élever la fille du soldat inconnu dans le culte irraisonné de la mémoire de son père ? ». Le concours de l'humour est déjà dans le libellé des sujets.
Sous son apparente légèreté, l'exercice est loin d'être futile. « Je suis épaté par la qualité et le niveau des candidats », s'exclame Paul-Albert Iweins, ancien bâtonnier et ancien secrétaire de la Conférence, qui préside l'association des secrétaires et anciens secrétaires de la conférence. « Il y a ceux qui font du beau avec affectation, ceux qui font du vrai avec maladresse et ceux qui font du beau avec conviction en exprimant le vrai », complète Christian Charriere-Bournazel, ancien bâtonnier de Paris et premier secrétaire de la Conférence en 1976. Ce qui n'évite pas des plantages monstrueux, à l'instar de ces candidats qui restent presque sans voix lors du tour d'improvisation ou dont l'humour tombe désespérément à plat.
Structurer sa pensée
Au bout d'un an, chaque secrétaire élit son « fils » ou sa « fille ». Le premier secrétaire désigne son dauphin et les suivants font de même, chacun à son niveau, du deuxième ou douzième secrétaire. Une sorte d'aristocratie du barreau se dessine ainsi au fil des ans. Edgar Faure fut deuxième secrétaire. Francis Szpiner, lui-même deuxième secrétaire, se souvient de l'avoir rencontré : « Il n'avait toujours pas digéré de n'avoir pas été le premier. 'Vous comprenez Szpiner, le premier, c'est le premier' », raconte l'avocat de Jacques Chirac en imitant la voix zézayante de l'ancien ministre du général de Gaulle. Rencontrez aujourd'hui un premier ou un deuxième secrétaire et il vous donnera d'emblée son discours de rentrée, comme le chef-d'oeuvre des compagnons après leur Tour de France. « Il est d'usage que le premier secrétaire prononce l'éloge d'un avocat disparu et que le deuxième retrace un grand procès », explique Yves Ozanam, archiviste de l'Ordre et mémoire du barreau de Paris.
Arnaud Montebourg, qui fut premier secrétaire en 1993, fit l'éloge d'Edgar Faure (encore lui) : « Ce sont les partis qui tuent les convictions et brident l'imagination. Ce sont des machines à fabriquer des disciples et à les désespérer. Edgar n'était le disciple de personne et n'en a enfanté aucun », déclame-t-il dans l'immense salle de la cour d'appel de Paris, face au gratin du monde judiciaire. Une sorte de macronisme avant l'heure à contre-emploi pour l'ancien ministre du gouvernement de Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls, qui jure pourtant n'avoir pas changé. « La Conférence a fabriqué tous mes défauts en politique, celui entre autres de vouloir faire de bons mots sarcastiques. Mais cela m'a appris à convaincre et structurer ma pensée. Les campagnes électorales, après, c'était que du bonheur, j'avais enfin un public », plaisante-t-il. L'homme a été recalé à trois reprises au concours, à chaque fois au troisième tour : « Il me manquait la sincérité, l'effet posé doit être banni. » Il sera finalement admis la quatrième fois en plaidant l'affirmative d'un sujet décidément prédestiné : « Le domaine public est-il la propriété de chaque citoyen ? »
Jeu de massacre
Les secrétaires le jurent : le concours de la Conférence leur a appris plus que la rhétorique, une sorte d'agilité intellectuelle qui va leur permettre d'affronter les missions qui leur sont confiées, comme plaider les dossiers de comparution immédiate ou effectuer les commissions d'office des accusés devant la cour d'Assises. « La conférence sélectionne des gens qui ont les qualités intellectuelles pour faire des missions compliquées », résume Adèle Singh, onzième secrétaire.
Arthur Dethomas, premier secrétaire en 2003, se souvient qu'une de ses premières commissions d'office était périlleuse. « J'ai appelé Jacques Vergès », ancien premier secrétaire. Celui-ci a immédiatement pris au téléphone cet « arrière-petit-fils » de la Conférence pour lui donner des conseils. C'est l'autre avantage. « Elle a un côté club. Les secrétaires et anciens secrétaires ont l'esprit de corps et ils connaissent leur généalogie verticale par coeur », confirme Yves Ozanam. Elle permet aussi aux jeunes avocats de se faire un nom rapidement. « Ce n'est pas que pour le folklore », affirme Martin Reynaud, cinquième secrétaire en 2011. « Dans un environnement très concurrentiel, être secrétaire de la Conférence permet de se différencier et d'avoir accès à des affaires que l'on n'aurait pas eues », se souvient-il, tout en gardant en mémoire les sorties à 23 heures du bureau du juge des libertés et de la détention et sa commission d'office pour ses premières assises.
De cette année intense, tous se souviennent avec émotion. Autant pour les heures passées à la défense que pour les ors des réceptions et les soirées de la Conférence Berryer. Jean-Paul Sartre, Salvador Dali, Romain Gary, Catherine Deneuve et Guy Bedos ont été invités à cette séance où s'affrontent une heure durant deux candidats orateurs - pas forcément avocats. Ils subissent ensuite l'humour féroce des douze secrétaires qui vont prendre un malin plaisir à déchiqueter à mots tranchants leur prestation. Formidable théâtre d'improvisation qui peut parfois tourner au jeu de massacre. Mais le tour des secrétaires vient ensuite, quand un ancien secrétaire effectue la contre-critique à l'issue de la séance… Conférence et Berryer, les deux revers d'une même médaille. « Il faut les deux, l'orateur populaire c'est Marat ! » conclut Jean-Yves Le Borgne qui vient juste de se prêter à l'exercice de la contre-critique. À l'une des jeunes secrétaires, il avait asséné un doucereux « Mademoiselle, vous avez été parfaite dans le rôle de 'la salope' ». Absolument pas correct. Mais à la Berryer tout est permis… du moment que l'on est bon.
| Par Valerie De SENNEVILLE
Bertrand Périer* : « La parole est un sport de combat »
Vous venez de publier La parole est un sport de combat, sur votre expérience de coaching des élèves de l'université de Saint-Denis au concours Eloquentia. La parole est-elle inévitablement violente ?
La parole est nécessairement violente en ce qu'elle est un dépassement de soi. Parler en public, s'exposer, n'est pas une activité naturelle. Pour moi qui ai longtemps été un grand timide, ce chemin vers la prise de parole en public a constitué une forme de violence que je m'imposais pour aller vers les autres. Pour nous avocats, la parole est inévitablement violente, puisque les tribunaux sont des lieux d'antagonisme et que nous cherchons à faire triompher les intérêts d'une partie sur ceux d'une autre. Il suffit d'aller dans une salle d'audience pour comprendre la violence de la parole qui s'y déploie.
Dans votre livre vous livrez certaines de vos méthodes, des « trucs » de plaideur. Quels sont les plus importants ?
Convaincre, c'est un double mouvement. C'est d'abord arrêter sa propre conviction sur une question. Suis-je pour ou contre ceci, et pourquoi ? Quels sont mes arguments, comment les sélectionner, les organiser, les formuler ? Ensuite, c'est faire partager cette conviction à son interlocuteur. Et pour cela, tout compte : le fond bien sûr - connaître la trame de son argumentation, prévoir quelques formules-chocs, quelques images frappantes -mais aussi la forme : la posture, le regard, le geste, les inflexions de la voix, tout concourt à la conviction !
* Bertrand Périer, avocat, enseigne l'art de la rhétorique à l'université Paris-VIII.
La parole est nécessairement violente en ce qu'elle est un dépassement de soi. Parler en public, s'exposer, n'est pas une activité naturelle. Pour moi qui ai longtemps été un grand timide, ce chemin vers la prise de parole en public a constitué une forme de violence que je m'imposais pour aller vers les autres. Pour nous avocats, la parole est inévitablement violente, puisque les tribunaux sont des lieux d'antagonisme et que nous cherchons à faire triompher les intérêts d'une partie sur ceux d'une autre. Il suffit d'aller dans une salle d'audience pour comprendre la violence de la parole qui s'y déploie.
Dans votre livre vous livrez certaines de vos méthodes, des « trucs » de plaideur. Quels sont les plus importants ?
Convaincre, c'est un double mouvement. C'est d'abord arrêter sa propre conviction sur une question. Suis-je pour ou contre ceci, et pourquoi ? Quels sont mes arguments, comment les sélectionner, les organiser, les formuler ? Ensuite, c'est faire partager cette conviction à son interlocuteur. Et pour cela, tout compte : le fond bien sûr - connaître la trame de son argumentation, prévoir quelques formules-chocs, quelques images frappantes -mais aussi la forme : la posture, le regard, le geste, les inflexions de la voix, tout concourt à la conviction !
* Bertrand Périer, avocat, enseigne l'art de la rhétorique à l'université Paris-VIII.
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