Le Maroc des voisins qu’on n’a pas choisis

Le Maroc des voisins qu’on n’a pas choisis.



Publié le 12/07/2025

Ah les voisins marocains ! Avant, ils faisaient partie de la famille. 
Ils connaissaient les enfants des autres, leurs horaires de travail et même la marque de leur télé… il faut dire que nous avions tous la même ! 

Aujourd’hui que sait-on de son voisin, à part que son chien aboie à 3h du matin, que son fils fait ses dents et ne nous laisse pas dormir et qu’on ne lui dit bonjour qu’une fois de temps en temps dans l’ascenseur ? 
En plus de se perdre, les valeurs d’antan laissent place à une nouvelle haine entre voisins. 

Ah chers voisins, si on ne vous hait pas, on vous ignore.

Rappelez-vous (seulement pour les avant 90’), il y a encore quelques années, le voisin était un hybride entre le tuteur légal et le mouchard bénévole. Celui qui veille sur votre porte, votre linge, vos enfants et parfois même votre moral, même quand vous ne lui avez rien demandé. Ce n’était pas parfait, rappelez-vous bien… le voisin, c’est aussi celui qui vous observait à travers les rideaux fins à perles pour mieux commenter votre vie chez l’épicier. Un peu le garant de vos faits et gestes. Un genre de sœur indiscrète.

Bon, aujourd’hui, c’est vrai, chacun se mêle un peu plus de ses affaires, mais dans un sens de guerre froide. Aujourd’hui, le prototype du voisin logique au Maroc fait trop de bruit, ne dit pas bonjour, engueule ses enfants dès 6h du matin, gare sa voiture n’importe comment et ne participe jamais à la caisse du syndic. Le voisin est à présent un hybride entre un fantôme et un squatteur.

Les temps changent, certes, mais au Maroc, le voisinage vire à la crise sociale. Et ce ne sont pas des impressions d’une journaliste mal réveillée. 

Le sondage du Centre marocain pour la citoyenneté est formel. Près de la moitié des Marocains estiment que le comportement de leurs voisins est insupportable. 
Bruit, irrespect, individualisme… C’est tout le socle du vivre-ensemble qui s’effrite, un palier après l’autre.


Faites entrer les témoins : Les voisins.



Sondage sur les voisins réalisé par le Centre marocain pour la citoyenneté, publié en mai 2025 © CMC


Selon le sondage du Centre marocain pour la citoyenneté, publié en mai 2025, 44,4% des Marocains se disent insatisfaits du comportement de leurs voisins. 
Et on ne parle pas ici de divergences idéologiques ou de conflits fonciers. Non, juste du simple quotidien, à savoir le bruit, l’impolitesse, le non-respect des espaces communs, l’indifférence glaciale qui remplace les fameux « salam o3alikom » d’autrefois. Les plus anciens parlent de la gentillesse entre voisins comme d’une légende ancestrale.

Et puis il y a le racisme. De plus en plus de Marocains ne se plaignent plus de leur voisin pour son bruit et son incivisme mais pour sa nationalité. Habiter aux côtés d’une famille subsaharienne semble donner des ailes aux Marocains qui n’y vont pas de main morte : « Je vis avec un club de zumba au-dessus de ma tête », « ils ne dorment jamais », « leur nourriture sent fort » … et on en passe des vertes et des pas mûres. Comme si ce qui dérangeait moyennement chez un Marocain devient un problème de forte envergure lorsqu’il s’agit d’un Sénégalais.

Et pourtant, soyons clairs, les Marocains sont vocaux ! Un Marocain qui se respecte engueule ses enfants, crie sur la télé et s’énerve même contre un mur qui se trouve sur sa route. Ca peut être drôle, jusqu’à en être victime au jour le jour.

Mais ce qui énerve réellement les habitants d’un même immeuble, c’est plus le « je m’en foutisme » que les problèmes de décibels. L’irrespect des parties communes, un escalier de secours plein des vieilleries de toute la famille, les sacs-poubelles mal fermés dans le garage attirant mouches et autres joyeusetés, le non-paiement des frais de syndic…

Alors que nos grands-mères se précipitaient à la porte lorsqu’elles entendaient la voisine, afin de discuter, aujourd’hui, nous serions prêts à attendre que le voisin soit descendu avant de sortir de chez nous. Comme nous le précisions dans le dossier « Coutumes marocaines, un héritage en péril ? », la blague de l’humoriste Gad El Maleh, dans son spectacle Décalages de 1997 : « Je me souviens au Maroc, dans les immeubles, le sucre du deuxième allait au neuvième, la théière du douzième descendait au premier, l’immeuble vivait, il bougeait », prend tout son sens dans ce contexte.

Et quand on parle des conflits de voisinage, ce n’est pas une exagération, il y a de vrais drames. Des coups de poing pour une place de parking, des disputes pour un chien trop bruyant, des altercations pour un enfant qui court dans le couloir. Certains immeubles se vivent comme un hôpital psychiatrique. Et encore, en psychiatrie, il y a des règles.

Mais pourquoi ce ras-le-bol ? Parce que rien n’est encadré. Il n’existe pas vraiment de culture du voisinage dans ce Maroc moderne. Pas de syndic digne de ce nom (souvent un voisin improvisé trésorier contre son gré), pas de règles claires, pas d’éducation civique appliquée. On ne sait pas comment vivre ensemble, parce qu’on ne l’apprend tout simplement pas.

Ensuite, parce que le rapport à l’autre a changé. La société est plus tendue, plus méfiante, plus stressée. Les gens sortent du travail lessivés, rentrent chez eux avec une seule envie : écouter leurs os, comme dirait-on en arabe. Pas étonnant qu’ils n’aient pas l’énergie de gérer les humeurs de leur voisin qui regarde la télé comme s’il était au cinéma. Les gens vivent dans des espaces réduits, avec des murs en carton et des nerfs en vrac.

Et puis, il y a aussi ce truc très marocain, un paradoxe, pour ne pas dire une schizophrénie sociale. Nous sommes un peuple très communautaire, mais dans l’intimité de nos immeubles, nous devenons des individualistes.

Faites entrer l’accusé : le syndic

Il fallait bien l’aborder ce sujet épineux. Si certains sont contraints, par défaut, d’endosser ce poste de syndic, d’autres se battent pour arriver à leurs fins. Ce mot décrit parfois un voisin un peu trop serviable qu’on a bombardé président de la copropriété à la dernière réunion, juste parce qu’il est arrivé à l’heure et qu’il n’a pas osé dire non. Il est donc harcelé au moindre problème (« L’ascenseur est encore en panne ! », « Le concierge est en congé, c’est un scandale ! »), mais quand il faut payer sa part de la maintenance, tout le monde regarde ailleurs.

Le syndic professionnel, vous dites ? Ah, ça c’est pour les séries mexicaines de Netflix. Ou les quartiers huppés. Dans la majorité des cas, on reste dans l’autogestion improvisée, sans structure, sans budget clair et sans autorité réelle.

Prenons les garages, par exemple. Un concept censé apporter confort et sécurité. Sauf que chez nous, c’est souvent le théâtre de la guerre froide. Celui qui n’a pas de place se gare quand même (juste cinq minutes), celui qui en a une la loue à un voisin, « je vous jure, j’ai retrouvé ma portière rayée sans raison », nous confie une voisine.

Ajoutez à cela les parties communes, hall d’entrée, escaliers, toits, terrasses… autant d’espaces où la cohabitation vire au chaos. Et puis, il y a l’ascenseur, cette invention du génie humain qui divise plus que les élections gouvernementales. Les conflits autour de cet engin relèvent presque d’une étude sociologique.

D’un côté, vous avez les habitants du 5ᵉ étage, qui militent pour un entretien hebdomadaire, une nouvelle cabine et pourquoi pas, un petit diffuseur de parfum. De l’autre, ceux du rez-de-chaussée, qui crient au vol : « Nous, on ne l’utilise pas, pourquoi on paierait ? » (Ils n’en ressentent nullement le besoin, ayant tous une terrasse pour tendre le linge). Comme si l’entretien de l’ascenseur était une question de consommation individuelle, et non un service collectif. Un débat philosophique digne d’Aristote.

Et que dire de l’entretien général ? La réparation d’une ampoule dans les escaliers communs. C’est un processus plus complexe qu’un appel d’offres ministériel. Il faut un devis, un consensus, des promesses de paiement, un vote, puis un électricien (sérieux si possible, bon courage).

Mais si ce premier accusé dont nous parlons là est ce syndic trop gentil, naïf, il y a aussi l’autre prototype. Celui qui profite de ce poste pour mettre de l’argent de côté. « Notre syndic a même construit une villa avec cet argent », nous déclare une habitante de l’une des plus grandes résidences du quartier La Gironde à Casablanca.

Et face à ce type de personnage, qui se donne le droit de fliquer toute personne étrangère à la résidence, de menacer à demi-mot les plus âgés leur faisant croire que leurs enfants n’ont pas tout payé, de faire de la résidence une réelle mafia sur patte, le dialogue est quasi-impossible.Il ne faut pas perdre de temps à avancer des arguments de bonne foi face à des gens de mauvaise foi.

Feu le roi Hassan II

Ceux qui essaient de faire bouger les choses sont vite découragés. Il y a toujours un voisin pour dire que ce n’est pas la priorité, car l’ampoule n’est pas sur son palier, ou un autre pour lancer que le monde est égoïste. Le climat de voisinage devient très orageux. Même les plus sages finissent par fermer leur porte à double tour.

Mais rappelons que les batailles qui ont été bêtement perdues sont celles qui ont créé un sentiment d’impuissance généralisée. Ne rappelons pas le nazisme, il n’a pas vraiment sa place dans ce débat, mais le message est passé.

Il y a pourtant des solutions. Des syndicats professionnels existent. Des modèles de gestion collaboratifs ont fait leurs preuves ailleurs, nous pourrions « essayer » de nous en inspirer.

Mais bon. Faudrait déjà commencer par payer sa part du syndic.
Faites entrer le témoin de bonne moralité : l’ancien

On dit souvent que « c’était mieux avant ». Et bien sûr, c’est faux. À chaque génération ses problèmes. Mais il faut bien reconnaître une chose, avant, les voisins se connaissaient. Et rien que ça, c’était déjà quelque chose.

Revenons dans les années 70, 80, voire 90, dans les bons vieux « droubas », ces ruelles étroites où tout le monde savait tout sur tout le monde, sans avoir besoin de fouiller un compte Instagram. Pas besoin de caméra de surveillance, la voisine du troisième, assise à sa fenêtre, faisait ça mieux que la DGST. Elle repérait qui sortait, avec qui, à quelle heure, avec quel sac et si le maquillage de la jeune fille était un peu trop prononcé pour un simple « je vais à la fac ».
C’était l’époque des balcons confessionnaux. Un éternel théâtre d’ombres où les mamans échangeaient des recettes, des rumeurs et des critiques déguisées en compliments « Allah ykammel blkhir, ta fille est magnifique ! » (Traduction : elle doit déjà avoir un prétendant, cette petite effrontée aux yeux qui trainent). Les balcons étaient les réseaux sociaux d’antan. 

On y partageait les breaking news du quartier : un accouchement, une bagarre, un décès, ou la mystérieuse disparition du collier en or de Fatiha que son mari a offert à sa « collègue ». Oui, les hommes étaient aussi bien surveillés que les enfants !

Mais au fond, c’était ça la beauté du vivre-ensemble traditionnel, tout le monde se sentait concerné par tout le monde. Un enfant faisait une bêtise dans la rue ? Il risquait de se prendre une gifle… par le voisin. Et attention, les parents remerciaient après. Ça doit paraître incroyable à la génération Z ! Aujourd’hui, essayez de parler à un enfant dans la rue, même gentiment.

Ce n’est pas qu’il y avait moins de violence, ou plus de sagesse. C’est juste qu’il y avait une chaîne de responsabilité collective, comme une usine à ciel ouvert. Chaque adulte était un prolongement de l’autorité parentale. 

Ce n’était pas toujours joyeux, les enfants se faisaient engueuler par tout le quartier juste parce qu’ils avaient jeté un papier par terre, mais les aînés et leur parole étaient très respectés !

On connaissait le prénom de tous les voisins, les liens de parenté des uns et des autres et même les petits secrets de famille. C’était peut-être intrusif, mais c’était aussi rassurant. Tous pouvaient laisser leur porte ouverte pour aller acheter du pain, un enfant pouvait descendre jouer sans que sa mère ait le cœur serré et si un voisin tombait malade, il y avait toujours des voisins pour lui apporter une soupe et nourrir ses enfants. « Quand j’étais petite, je savais comment ouvrir la porte de mes voisins même si elle était fermée. J’entrais et pouvais m’attabler avec eux », nous raconte nostalgique une habitante du quartier Hassan de Rabat.

Et puis, il y avait la solidarité dans la joie ou dans la douleur. Quelqu’un mourait dans le quartier ? Tout le monde se mobilisait. 
Une voisine accouchait ? Les femmes préparaient rfissa pour en groupe et dans la joie. Un enfant se mariait ? 
C’était comme si c’était l’enfant de tout un quartier. Les chaises de prêtaient, idem pour les plateaux, les nappes en plastique qui servaient aux funérailles comme aux mariages. Nul ne parlait de vivre-ensemble, il était vécu. Point.

Et quand un conflit éclatait, il était réglé à la marocaine, avec beaucoup de cris, un peu de thé, un voisin qui joue le médiateur, une voisine qui pleure pour attendrir l’ambiance et une réconciliation autour de « Allah y same7 7na khout ». 
Aujourd’hui, pour résoudre une querelle entre voisins, il faudrait presque un avocat et un huissier de justice.
Faites entrer la victime : l’héritage culturel

Les gens ont mis des portes blindées, des codes d’accès, des interphones avec caméra. Chacun chez soi, chacun pour soi. 
Et Dieu pour les factures communes. 

La télé a remplacé les veillées sur le pas de la porte. Les enfants ne jouent plus au foot dans la rue, ils jouent à Fortnite en ligne, avec des gens à Dubaï ou en Norvège. Les gâteaux du Aïd sont désormais fabriqués en usine, emballés sous vide, même plus offerts à la voisine par politesse. 

À une époque même, les gens vivaient en famille, chacun sur un étage avec sa petite famille, les grands-parents au rez-de-chaussée. Les voisins, là, n’étaient pas des inconnus, mais la vraie famille, il était donc impossible de régler quoique ce soit à l’amiable. Mais les souvenirs de cette vie familiale qui n’existe plus, sont gravés dans les mémoires. Même les disputes sont contées avec fou rire.

Ne crions pas (encore) à la fin des haricots. Oui, le voisinage marocain se décompose lentement. 
Mais parfois, dans ce gris, surgit une petite explosion de couleurs. Prenez, par exemple, ces habitants de l’ancienne médina de Rabat, qui un beau matin ont décidé qu’ils en avaient marre de vivre dans un décor façon carte postale défraîchie. 
Alors, ils se sont réunis, pinceaux à la main, peinture plein les doigts et ont transformé eux-mêmes leurs ruelles.

Même énergie du côté de Casablanca, où un collectif de jeunes s’est dit qu’il y avait mieux à faire que de râler dans le vide. 
Ils ont donc relevé leurs manches et donné naissance à des cinéclubs sur les toits, des concerts improvisés dans les cours d’immeubles et même une bibliothèque de rue bricolée avec trois planches et un vieux frigo recyclé. Des idées simples, pas chères, mais puissantes.

Et que dire de ces résidences à Agadir ou à Salé, où des comités de voisins ont mis en place des fêtes de quartier pour Aïd Al-Fitr ou Ramadan ? Une table commune et des gens qui se regardent dans les yeux au lieu de s’éviter dans l’ascenseur.

Il y a aussi ces groupes WhatsApp qui, pour une fois, ne servent pas à relayer des chaînes complotistes sur les vaccins ou des offres de BIM. 
À Tétouan, par exemple, un immeuble a instauré un système de garde partagée pour les enfants, un calendrier d’entretien des espaces communs…

Et n’oublions pas les initiatives écolo-sociales, comme celles lancées à Oujda, où des résidents ont organisé un nettoyage collectif de leur quartier

Ou encore à Essaouira, où un groupe de voisins a réhabilité une placette abandonnée en petit jardin communautaire. L’occasion de planter quelques herbes aromatiques et beaucoup d’humanité.

Alors oui, le vivre-ensemble, c’est chiant parfois. 
Ça demande de faire des compromis, de tolérer le vieux monsieur ou la voisine qui croit que l’espace devant sa porte est son placard à légumes privé. 
Mais c’est aussi la seule façon de ne pas finir tous seuls dans nos boîtes de conserve climatisées.

Certains diront que c’est l’évolution. Parce que le vieux modèle du derb avait ses défauts. L’ultra-collectif peut étouffer. 

L’absence d’intimité, l’inquisition permanente, les « bentek rej3at mn 3end rajelha ? », les « fin mchiti ? », les jugements sur l’éducation, la tenue, la religion, tout ça faisait partie du lot. Mais au moins, on existait pour les autres. Aujourd’hui, on ne dérange plus personne. 
Ni pour le meilleur, ni pour le pire.



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