La charrue avant les bœufs : Chronique du Maroc réel.


 Paroles d’experts  

La charrue avant les bœufs : Chronique du Maroc réel.

Publié le 08 octobre 2025

Des jeunes scandent des slogans lors d'une manifestation dans un marché de Rabat le 29 septembre 2025, appelant à des réformes dans les secteurs de la santé publique et de l'éducation. ©AFP

« De
quoi as-tu besoin, ô va-nu-pied ? D’une bague, Monseigneur ? » 
Cet ancien adage marocain, empreint de sagesse populaire, illustre mieux que n’importe quelle statistique la situation actuelle du pays.


Le Maroc avance, certes.

Les grands chantiers s’empilent, les mégaprojets se succèdent, et l’image d’un royaume moderne et ouvert est soigneusement entretenue.

Mais derrière les tours étincelantes et les stades flambant neufs, le peuple continue de marcher pieds nus, écrasé par le quotidien, oublié dans la hiérarchie des priorités.

Si dans la forme, il y a eu lifting, dans le fond, rien n’a changé depuis les années 60.


Santé et éducation : Les parents pauvres de la nation.

L’un des symboles les plus criants de ce déséquilibre se trouve dans la santé et l’éducation. D’un côté, des hôpitaux publics délabrés, sous-équipés, où les médecins, mal payés et démotivés, peinent à répondre aux besoins de millions de citoyens.

De l’autre, un secteur privé réservé à une élite capable de payer des sommes astronomiques pour se soigner.

Même logique pour l’école: l’enseignement public, gangrené par la vétusté, la surcharge des classes et l’absence de moyens, n’offre plus d’avenir réel. Pendant ce temps, les familles aisées inscrivent leurs enfants dans des établissements privés étrangers, accentuant encore plus le fossé social.

Or, le rôle d’une école d’État n’est pas seulement d’instruire, mais aussi de créer une justice et une cohésion sociale, de bâtir un roman national partagé et de donner à toute une génération un avenir commun.

En basculant progressivement vers un modèle fragmenté où chacun se replie sur son école privée, on éclate la société en mini-communautés aux visions et intérêts divergents.

On détruit l’idée d’un destin collectif.

C’est le fameux «diviser pour mieux régner», appliqué dès la crèche.

La classe moyenne : vitrine du développement.

La fameuse classe moyenne, présentée comme le moteur du développement, vit en réalité sous perfusion du crédit.

Entre les traites de la voiture, du logement, les frais de scolarité, et le remboursement de la dette nationale, elle n’a plus ni temps ni énergie pour contester.

Le système l’épuise et la tient sous contrôle: travailler, payer, consommer, et surtout ne pas déranger.

Elle sert de vitrine à un Maroc moderne, mais elle-même vit avec la peur du déclassement, consciente que la moindre crise peut la précipiter vers la précarité.


La démocratie : Circus Politicus

Les élections, autrefois vendues comme un signe de modernité politique, sont devenues un simple rituel.

Les partis politiques n’ont aucune marge réelle: ils servent de fusibles, simples exécutants, et se concentrent davantage sur leurs affaires privées et leurs intérêts personnels que sur l’intérêt général. L’abstention massive est la réponse instinctive du peuple, qui a compris que son vote n’a aucune incidence sur le cours des choses.


Liberté d’expression encadrée.

Sur le papier, chacun est libre de s’exprimer. Cela donne d’ailleurs l’image d’un Maroc moderne et ouvert, où le débat existe, où la presse est libre, une vitrine destinée surtout à l’étranger.

Mais en interne, tous connaissent les sujets interdits, les « lignes rouges » qui mènent directement en prison.

Le climat de peur et d’autocensure est tel que le simple fait de critiquer ouvertement certaines décisions ou d’évoquer des tabous suffit à dissuader.

La contestation est tolérée tant qu’elle reste inoffensive, mais dès qu’elle prend de l’ampleur, elle est réprimée avec fermeté.

Les prisonniers politiques, condamnés à titre d’exemple, rappellent à tous les limites du « débat national ».


Corruption et lois fantômes : L’arbitraire permanent.

La corruption est quotidienne. Les citoyens le savent, les forces de l’ordre, les M’qaddam pratiquent sans complexe.

Traditionnellement, il renvoie à l’idée de celui qui est choisi pour précéder les autres en raison de sa sagesse, de sa probité, de sa piété.

Aujourd’hui, c’est l’agent de proximité du ministère de l’Intérieur: plutôt vu comme un « mouchard de quartier » que comme un guide spirituel…

Aux checkpoints, dans les bureaux administratifs, à chaque interaction avec l’État, la logique du bakchich s’impose.

Quant aux lois, elles existent en abondance, mais ne sont jamais appliquées.
Elles dorment dans les tiroirs, jusqu’au jour où, arbitrairement, l’une d’elles ressurgit pour écraser un citoyen lambda.

La justice devient alors un instrument de peur, un épouvantail brandi pour maintenir l’ordre.


L’informel : L’autre visage de l’économie.

Avec près de 90 % des petits commerces et micro-entreprises opérant dans l’informel, et entre 60 % et 80 % de la population active dépendant de ce secteur, c’est en réalité l’économie parallèle qui fait vivre le pays.

Loin d’être marginal, l’informel est le quotidien du peuple. Mais il reste non encadré, et surtout, instrumentalisé.

Car si l’État ferme les yeux, c’est qu’il sait que cette masse laborieuse, sans droits ni sécurité sociale, est la variable d’ajustement d’un système injuste.

En laissant proliférer les petites magouilles, le travail au noir, les « gilets jaunes » qui font payer les parkings sans droit ni titre, et tous les bricolages du système D, le pouvoir se décharge de sa propre responsabilité.

Ce désordre organisé et entretenu permet d’éviter d’avoir à affronter les véritables problèmes structurels: chômage massif, absence de protection sociale, urbanisme sauvage.

Autrement dit, l’informel n’est pas seulement toléré: il est instrumentalisé pour maintenir une paix sociale fragile, au prix d’un chaos permanent.


Une fiscalité qui étouffe.

Pendant ce temps, la pression fiscale repose presque entièrement sur la classe moyenne. Les grandes fortunes et les multinationales bénéficient de passe-droits, d’exonérations et de privilèges. 
Mais le petit salarié, le petit entrepreneur, lui, paie plein pot.

Ce sont les familles déjà étranglées par les crédits et les frais quotidiens qui financent les dettes du pays et les mégaprojets pharaoniques.

Cette injustice pousse les petits contribuables à entrer eux aussi dans le jeu des magouilles et des compromis avec la légalité.

C’est une gymnastique permanente: déclarer un peu, cacher un peu, trouver des arrangements…

Un système de « je te tiens, tu me tiens par la barbichette”, où l’État tolère les petits manquements, précisément parce qu’ils deviennent un levier de contrôle.

Le taux d’imposition grimpe, quasiment identique à celui de la France… sauf qu’au Maroc, il n’y a aucun retour, puisque tout est payant: les autoroutes, l’éducation, la santé, la sécurité…


La Coupe du monde 2030 : Un mirage.

La prochaine Coupe du monde, présentée comme un honneur national, symbolise à elle seule la logique inversée du Maroc, le manque de transparence, de débat public.

Des milliards seront engloutis dans des stades majestueux que le peuple dans son ensemble n’a pas demandés, des infrastructures de prestige et des campagnes publicitaires.

Mais à qui cela profite-t-il ? Certainement pas aux campagnes, pas aux quartiers populaires, pas à ceux qui survivent avec moins de 2000 dirhams par mois.

Ces chantiers profitent toujours aux mêmes: promoteurs, grandes entreprises, et réseaux proches du pouvoir. 
Le peuple, lui, continue de payer sans rien recevoir.


Des élites hors sol.

Comment ces élites pourraient-elles comprendre les aspirations du peuple, quand elles vivent dans des villas protégées de la corniche ou de Rabat, se déplacent en Bentley ou en hélicoptère, passent leurs vacances à l’étranger et gagnent 100, 1000 fois le SMIG marocain ? 
Le pays réel, elles ne le voient pas.

Elles le survolent. Pendant que la majorité survit sous le seuil de pauvreté, elles inventent un Maroc imaginaire, moderne et prospère qui ne correspond qu’à leur délire mégalomaniaque.


Remettre les priorités à l’endroit.

Le Maroc souffre moins d’un manque de ressources ou de talents que d’un manque de priorités.

Tant que l’on construira des stades avant des hôpitaux, des tours avant des écoles, des voitures à hydrogène avant une justice sociale, le fossé ne fera que s’agrandir. « Le va-nu-pied n’a pas besoin d’une bague! »

Ce dont il a besoin, c’est d’un système de santé digne, d’écoles accessibles, de justice, de sécurité et de dignité. 
Tant que ces fondamentaux ne seront pas assurés, chaque grand projet restera une bague inutile au doigt d’un peuple qui marche toujours pieds nus.


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